Critiques

Critiques
Notre corps ne ment jamais

Marie-Andrée Lamontagne, ELLE QUEBEC – décembre 2004

Comment faire la paix avec ses parents? Ne rien pardonner

La psychanalyste allemande Alice Miller est connue dans de nombreux pays pour ses ouvrages sur la petite enfance. Dans le tout récent « Notre corps ne ment jamais » (Flammarion), elle s’élève avec force contre l’idée du pardon à tout prix. Pourquoi un enfant maltraité devrait-il, à l’âge adulte, s’interdire de détester ses parents qui lui ont fait du mal ? Excuser leurs fautes en invoquant leurs propres difficultés ? On ne règle rien, estime Alice Miller, en obligeant des adultes meurtris à refouler leur haine, sous prétexte que c’est seulement par ce moyen qu’ils deviendront adultes. Le corps, lui, n’oublie pas, et envoie des signaux. Pourquoi la plupart des psys nient-ils cette souffrance chez leurs patients, s’indigne la psychanalyste, et s’efforcent-ils à la transformer en sentiments positifs ? Alice Miller a une réponse. Quoi qu’on dise de la perte des valeurs dans notre société, la famille est encore placée sur un piédestal, et le respect dû aux parents, élevé en principe sacré. Or, certains parents sont tout simplement indignes de respect, et celui qui a profondément souffert d’une attitude néfaste doit pouvoir le dire pour se libérer de cette emprise. Car la haine refoulée ne disparaît pas. Elle rejaillit sur les proches, et perpétue le cycle de la violence. Seule la vérité permet de grandir, ajoute la psychanalyste. « Une fois que nous aurons appris à vivre avec nos sentiments au lieu de les combattre, les manifestations de notre corps ne nous apparaîtront plus comme une menace, mais comme des salutaires rappels de notre histoire. »

Jacques Sédat, L’Express – 15 novembre 2004

Le corps ne ment pas

Lorsqu’un enfant ne peut adhérer au rôle qu’on lui attribue, il lui arrive de se jeter dans la maladie, voire le suicide

Où commence la maltraitance, dont on va tant parler ces jours-ci? Dans le centre où je reçois des parents et des enfants, une mère vient récemment me demander conseil. Laissée seule depuis le départ de son mari vers d’autres aventures, avec peu de ressources et plusieurs jeunes enfants, elle me raconte qu’elle a mis dans son lit – la couche conjugale – sa fille de moins de 5 ans. Depuis, cette petite fille fait pipi au lit une ou plusieurs fois par nuit, ce qui implique des réveils et des changements de draps. Je demande à la mère pourquoi elle a pris cette initiative, alors qu’il n’y avait pas de problème lorsque sa fille dormait dans sa chambre, avec ses frères et sœurs, et dans son propre lit. Elle me précise que c’est pour « remplacer » son mari absent.

C’est bien parce que cette petite fille très intelligente sent qu’on la met à une place impossible, qu’on lui fait jouer le rôle d’un autre, qu’elle envoie un message pour faire entendre que cette position ne lui convient pas. Un message par le pipi au lit, parce qu’elle ne sait pas encore le formuler autrement. Là, peut-être, commence la maltraitance, qui, légère, certes, et en l’occurrence psychologique, passe souvent inaperçue: elle consiste en un manque de respect de l’enfant, voire de l’enfance. Jamais un petit ne peut compenser la place laissée par un absent. Jamais, non plus, il ne peut remplacer un enfant mort. Jamais il ne doit être négocié entre deux parents.

C’est aussi le drame de l’écrivain japonais Mishima, qui a véritablement fait l’objet d’un rapt par sa grand-mère paternelle, qui méprisait son mari et son fils et avait tant de projets pour son petit-fils qu’elle l’a enlevé à ses parents et mis dans sa chambre, d’où elle avait refoulé son mari. Le petit Mishima n’a rencontré, pour la première fois, d’autres enfants qu’à l’âge de 6 ans. La psychanalyste Alice Miller, dans son récent livre Notre corps ne ment jamais (Flammarion), avance que le suicide du plus grand écrivain japonais de son temps exprimait sa rage impuissante contre cette grand-mère abusive qui l’exploitait « pour la satisfaction de ses besoins » et voulait le façonner selon ses propres idéaux, en l’assignant à résidence. Lorsqu’un enfant ne parvient pas à adhérer aux souhaits qu’on projette trop fortement sur lui, il lui arrive de se jeter dans la maladie, voire le suicide, comme s’il s’agissait d’une sortie de secours. Le corps ne ment jamais. Il faudrait pouvoir l’entendre. Il faut savoir l’écouter.

T.R., Le nouvel Observateur – 18 novembre 2004

La réflexion d’Alice Miller, thérapeute de 81 ans en rupture de ban avec la psychanalyse traditionnelle, part d’un constat simple : la maltraitance infantile est la principale source des maladies mentales de l’adulte. Loin d’être toujours pris en compte, cette réalité est souvent occultée par des praticiens prisonniers de l’idée que l’enfant devrait toujours respect et obéissance à ses parents. Dénonçant cette « pédagogie noire », Alice Miller entend restaurer, contre l’emprise de la morale, les droits du corps, siège des sentiments et de l’histoire personnelle.

Daniel Morvan, Ouest France – 31 octobre 2004

Alice Miller a abandonné la psychanalyse, qu’elle a exercée pendant 20 ans à Zurich, pour se consacrer à l’enfance maltraitée. Dans son enfance, elle dut elle-même apprendre à réprimer ses émotions face aux coups, afin d’éviter une nouvelle punition. Elle fut fière de cette maîtrise de soi qui la conduisait, en réalité, à craindre ses propres sentiments. Sa distance avec Freud tient à ce que la psychanalyse tienne trop souvent la maltraitance pour un fantasme. Avec une clarté remarquable, Alice Miller démonte les processus mortifères de ce qu’elle nomme la « pédagogie noire », et comment les peurs refoulées de l’enfance pèsent sur la vie de l’adulte. Quand l’enfant n’a pas admis que le mal pouvait venir de ses parents, c’est son corps que se révolte seul contre cette « nourriture inappropriée ». Il grandira avec cet amour imposé, dans un corps souffrant qu’Alice Miller invite à écouter, à libérer.