Détruits par l’éducation

Détruits par l’éducation

par J.-F. Grief

(C’est par hasard que nous avons récemment retrouvé un article de J.-F. Grief, publié 1984 dans le magazine “Marie Claire”. Malheureusement, son contenu est encore très actuel, c’est pourquoi nous avons décidé de le partager avec les lecteurs de ce site.)

Christian F., droguée et prostituée à treize ans, Adolf Hitler, le plus grand assassin de tous les temps. Jürgen Bartsch, un assassin beaucoup plus ordinaire qui se contentait de découper en morceaux des petits garçons. Quel point commun existe-t-il entre ces trois personnages ?
Leur enfance, répond Alice Miller dans un livre qui a sérieusement secoué l’opinion en Allemagne et qui vient d’être traduit en français. (“C’est pour ton bien”, Aubier ed.)

Tous les trois ont été maltraités et humiliés, tous les trois ont été contraints à l’obéissance, tous les trois ont dû refouler leur haine et leur révolte jusqu’au jour où ils ont pu se venger. Mais au lieu de s’en prendre à ses parents, Christian F. s’en est prise à elle-même ; Hitler à des catégories de population servant traditionnellement de boucs émissaires ; Jürgen Bartsch à des enfants représentant celui qu’il avait été.

“Je ne crois pas qu’il existe dans les prisons du monde un seul assassin qui n’ait pas été battu ou maltraités au cours de son enfance”, déclare Alice Miller.

C’est une femme assez âgée, très douce, qui paraît un peu effrayée par le tohu-bohu que son livre a déclenché en Allemagne.

Affirmer que les assassins ont été brutalisés dans leur enfance n’est pas très nouveau. Ce qui a choqué dans le livre d’Alice Miller, c’est qu’elle remet en cause d’éducation en général, telle qu’on l’a pratiquée en Europe pendant les deux derniers siècles. A part quelques privilégiés et enfants en bas âge de la nouvelle génération, nous aurions tous subi des violences physiques ou psychologiques infligés”pour notre bien”par des parents coupables mais pas totalement responsables.

Nous pouvons en effet accorder à nos parents des circonstances atténuantes. Ils se contentaient souvent de faire comme les autres, d’appliquer des principes d’éducation remontant à la plus haute antiquité.
A la suite de l’historienne Katharina Rutschky, Alice Miller baptise “pédagogie noire”la mise en forme théorique, aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, de ces principes d’éducation.”C’est une mystification”, dit-elle. On prétend aider l’enfant en le traitant avec cruauté, en le manipulant, en l’exploitant. On lui affirme que c’est bon pour son caractère jusqu’à ce qu’il en soit convaincu lui-même. Sous prétexte de le préparer à affronter les difficultés de la vie, on détruit sa confiance en la société et en lui-même ; il est donc en fait beaucoup moins bien préparé à affronter les difficultés.

“Quand on le bat pour former son caractère, ou en prétendant l’aimer, on agit de façon très hypocrite. Un petit enfant ne peut pas comprendre l’intention de celui qui le bat, il ressent seulement les coups”.

“Il apprend aussi que la violence contre le faible est légitime, la révolte contre le fort interdite. Il apprend qu’il faut mentir et être hypocrite, de ceux-là même qui prétendent enseigner la vérité et la tolérance”.
Pourquoi, dans ces conditions, ne sommes-nous pas tous devenus des assassins ou des terroristes ?
“Beaucoup de gens se vengent sur eux-mêmes, par la psychose ou des maladies psychosomatiques, sur leurs propres enfants, sur des boucs émissaires comme aujourd’hui en Allemagne les travailleurs immigrés turcs. Pour échapper à ce cycle sans fin, il faut pouvoir se confier à une personne qui vous comprend, exprimer les sentiments au lieu de les refouler. Mais pour un enfant torturé, exprimer ses sentiments, trouver à qui les confier, n’est pas facile. Il faut pourtant qu’il comprenne ce qui se passe pour se révolter, pour s’en sortir”.

La bonne éducation, selon Alice Miller, ne consiste pas seulement à s’abstenir de battre les enfants: “L’éducation trop permissive peut être aussi dangereuse. L’enfant est perdu, comme s’il était abandonné dans une grande forêt ; c’est très angoissant. On le laisse tout faire, il ne se sent pas aidé et protégé. La situation ne permet pas le développement de la confiance.
“Je crois qu’il faudrait revenir à la notion désignée par le mot latin Autoritas, qui implique que l’on donne des conseils désintéressés, en respectant l’enfant. Nous devons éviter le mensonge et l’hypocrisie, chercher l’authenticité, essayer de comprendre l’enfant et de nous comprendre nous-mêmes.

“Par exemple, certains parents se mettent en colère contre leurs enfants parce qu’ils mangent mal. Mais ils devraient plutôt s’interroger : pourquoi cela me fait-il si mal qu’il ne veuille pas manger ?”.

“Ou bien, un parent fatigué veut lire son journal le soir et ne supporte pas son enfant qui veut jouer. Il lui dit d’aller se coucher : à ton âge, il faut beaucoup dormir, c’est bon pour toi de te coucher, etc…. . C’est de l’hypocrisie, du mensonge. Le parent authentique avoue sa faiblesse”je suis fatigué(e), je veux lire mon journal pour me détendre”.

Voici quelques extraits du livre d’Alice Miller.

La pédagogie noire

Le premier pédagogue cité par Alice Miller est Schreber, dont certains manuels furent réédités quarante fois et traduits dans plusieurs langues. Il conseillait de battre les bébés dès qu’apparaissent des”caprices”qui se manifestent par”les cris et des pleurs sans motif”. La plus célèbre victime de ses méthodes est son propre fils, le”Président Schreber”, dont la folie paranoïaque a longuement été analysée par Freud.

“Que l’on applique ce type de méthode une fois ou tout au plus deux, écrivait le grand pédagogue en 1858, et l’on est maître de l’enfant pour toujours. Il suffit dès lors d’un regard, d’un mot, d’un seul geste de menace pour le diriger. Et il faut bien penser que c’est le plus grand bienfait que l’on puisse apporter à l’enfant, dans la mesure où on lui épargne ainsi de nombreuses heures d’agitation qui nuiraient à son développement (…)”Un siècle plus tôt (1748), le caprice obsédait déjà la pédagogue Sulzer :”Si les parents ont la chance d’interdire le caprice dès le départ par les remontrances sévères et la baguette, ils ont de bons enfants soumis et obéissants à qui ils peuvent ensuite donner une bonne éducation. Je conseille donc à tous ceux qui ont des enfant à éduquer de considérer l’élimination du caprice et de la méchanceté comme leur tâche principale et de s’y attacher aussi longtemps qu’il faut pour parvenir au but. Comme on ne convainc pas un enfant qui ne parle pas par des explications, il faut éliminer le caprice par un moyen mécanique (…).

“Toute la petite existence quotidienne de l’enfant doit être bien ordonnée et ne jamais être modifiée en rien par son caprice ni par ses humeurs, pour qu’il apprenne dès la première enfance à se soumettre rigoureusement aux règles du bon ordre. Lorsque les enfants sont habitués très tôt au bon ordre, ils en déduisent que celui-ci est naturel ; car ils ne se souviennent plus qu’on le leur ait enseigné artificiellement (…).

“Le second élément capital, sur lequel on doit axer son effort dés la deuxième ou la troisième année, est l’obéissance absolue aux parents et aux personnes responsables, et l’approbation de tout ce qu’ils font. Cette obéissance revêt une telle importance qu’en fait, toute l’éducation n’est rien d’autre que l’apprentissage de l’obéissance. Mais cette obéissance n’est pas facile à inculquer à l’enfant. Il est tout naturel que l’esprit veuille suivre sa propre volonté, et si l’on ne s’y est pas pris correctement dans les deux premières années, on a du mal à atteindre son but par la suite. Ces premières années présentent en outre également l’avantage que l’on peut utiliser la force et la contrainte. Avec le temps, les enfants oublient tout ce qu’ils ont vécu dans la toute petite enfance. Si l’on parvient alors à leur ôter la volonté, par la suite ils ne se souviendront jamais d’en avoir eu une, et l’intensité des moyens que l’on aura dû mettre en œuvre ne pourra donc pas avoir des conséquences néfastes”.

Le travail d’Alice Miller, et son livre, sont justement consacrés aux conséquences néfastes des sévices apparemment oubliés.

Voici ce qu’écrivait, en 1752, un autre partisan de la manière forte, Krüger :

“J’estime pour ma part qu’il ne faut jamais frapper les enfants pour des fautes commises par faiblesse. Le seul vice qui mérite des coups est l’entêtement. Si votre fils ne veut rien apprendre pour ne pas céder à ce que vous voudriez, s’il pleure intentionnellement pour vous braver, s’il fait du mal pour vous irriter, bref s’il fait sa petite tête : Battez-le, faites le crier”Non, non, papa, non non !”Car une telle désobéissance équivaut à une déclaration de guerre contre votre personne. Votre fils veut vous prendre le pouvoir, et vous êtes en droit de combattre. La force par la force, pour raffermir votre autorité, sans quoi il n’est pas d’éducation. Cette correction ne soit pas être purement mécanique, mais le convaincre que vous êtes son maître”.

Les conseils des pédagogues du passé nous paraissent souvent un peu sadiques. Salzmann (1796) donnait en exemple un maître d’école qui condamnait ses élèves au fouet, mais différait la punition de quelques jours afin qu’ils aient bien le temps d’y penser et d’en décupler en imagination les effets. Sulzer recommandait les privations, la faim, le froid, pour endurcir les enfants et former leur volonté. Un exercice de”renoncement”inventé par Schreber consistait à manger et à boire devant l’enfant sans qu’il ait le droit d’absorber et de demander lui-même quoi que ce soit.

Le sadisme ne se manifeste pas toujours par des actes brutaux :”Admettons que l’un de nos enfants ait menti, écrit Matthias en 1902, mais que nous ne soyons pas en mesure de le lui prouver. A table ou ailleurs, lorsque tout le monde est réuni, il faut amener la conversation comme par hasard sur les gens qui mentent et montrer ce qu’il y a de honteux de lâche et de pernicieux dans le mensonge en jetant un regard sévère sur le coupable. S’il n’est pas encore perverti par ailleurs, il sera comme à la torture et en perdra certainement le goût d’être insincère”.

Les auteurs de tels conseils sont souvent des pasteurs protestants, qui n’hésitent jamais à trouver dans la loi divine la justification de leurs méthodes. Par exemple, Kellner (1852) défend ainsi la soumission aveugle :

“Parmi les produits d’un philanthropie mal comprise, il faut compter l’opinion selon laquelle le plaisir de l’obéissance supposerait la compréhension des raisons de l’ordre donné, toute obéissance aveugle étant contraire à la dignité humaine. Qui entreprend de répandre ce genre de thèses dans les foyers ou à l’école oublie que nous-mêmes, adultes, dans la foi en une sagesse suprême, nous devons nous soumettre à un ordre divin de l’univers. De la même manière que nous devons agir dans l’abandon de la foi en la sagesse suprême et en l’amour infini de Dieu, l’enfant doit vivre dans la foi en la sagesse de ses parents et de ses maîtres, y soumettre ses actes et trouver là une école préparatoire à l’obéissance vis-à-vis du Père divin.

“Si l’on communique à l’enfant ses raisons, je ne vois absolument plus en quoi l’on peut encore parler d’obéissance. En fait, on cherche ainsi à le convaincre et l’enfant qui est enfin convaincu ne nous obéit pas, à nous, mais précisément à ces raisons. L’éducateur qui donne ses ordres en en donnant aussi les raisons, légitime en même temps la formulation d’objections, et il fausse par la même le rapport à l’enfant. Celui-ci entre dans le champ des transactions et il se croit l’égal de l’éducateur, mais cette égalité ne s’accorde pas avec le respect sans quoi il ne peut pas y avoir d’éducation réussie.

“Dans le cercle familial, c’est le plus souvent la mère, faible, qui défend le principe philanthropique, tandis que le père, dans sa nature abrupte, exige l’obéissance absolue. Aussi c’est surtout la mère qui est tyrannisée par ses petits, tandis que c’est au père qu’ils vouent le plus de respect, c’est la raison pour laquelle il est à la tête de l’ensemble et donne à l’esprit qui y est à la tête de l’ensemble et donne à l’esprit qui y préside son orientation”. On trouve même dans la bible des citations utiles :”Qui aime son fils lui prodigue le fouet, plus tard ce fils sera sa consolation (Eccles.) 30.1) Cajole ton enfant, il te terrorisera, joue avec lui, il te fera pleurer”

Le sadisme masqué de la pédagogie noire trouvait un champ d’application tout naturel dans la répression de la sexualité naissante des enfants. Hélas, même si on empêche les”attouchements”, on ne peut pas empêcher les questions. Voici la trouvaille particulièrement délirante d’un pédagogue de bonne volonté (Ouest, 1787) :

“On sait que la jeunesse est particulièrement curieuse sur ce point, surtout lorsqu’elle commence à être adulte, et qu’elle emprunte souvent les voies et les moyens les plus étranges pour découvrir la différence naturelle entre les sexes. Et l’on peut être sûr que toute découverte qu’elle fait toute seule viendra alimenter encore son imagination déjà échauffée et mettra en péril son innocence. Ne serait-ce que pour cette raison, il paraît recommandé de la devancer.””Ce serait toutefois faire outrage à la pudeur que de permettre la libre présentation de la nudité d’un sexe à l’autre. Et pourtant, il faut que le petit garçon sache comment est fait un corps féminin et que la petite fille sache comment est fait un corps masculin, sinon ils ne parviennent pas à avoir de représentation complète et il n’y a pas de bornes à la rumination de la curiosité.

“Des planches anatomiques pourraient à cet égard donner satisfaction, mais représentent-elles la chose assez nettement ? Ne risquent-elles pas à leur suite le désir de comparer avec la nature ?

“Toutes ces inquiétudes disparaissent si l’on utilise à cette fin un corps humain qui n’a plus d’âme. La vue d’un cadavre impose le sérieux et la réflexion et c’est la meilleure atmosphère dans laquelle puisse se trouver un enfant en pareil cas. Rétrospectivement, les souvenirs qu’il aura de cette scène prendront, par une association d’idées toute naturelle une tournure également grave.

“Voir un cadavre, ce n’est pas l’occasion qui manque”.

Moi, Christiane F, 13 ans, droguée, prostituée…. Selon l’un de pédagogues cités ci-dessus, il convient de punir les enfants le plus calmement possible, afin que la punition apparaisse bien comme un acte de justice et non un mouvement de colère. Dans le cas de Christiane F., la colère l’emportait vite sur la justice :
“Le soir, en rentrant de son travail, ma mère m’aide à faire mes devoirs. Pendant un certain temps, j’ai eu du mal à distinguer la lettre H de la lettre K. Ma mère m’explique avec une patience d’ange. Mais je l’écoute à peine, car je vois monter la colère de mon père. Je connais la suite : il va chercher la baguette dans la cuisine et me tape dessus. Après il faut que je lui dise la différence entre le H et le K, bien entendu je mélange tout. J’ai droit à une fessée supplémentaire et on m’envoie au lit (…)
“Je commence à trembler dès qu’on se met à table. Si je fais une saleté c’est un drame, si je renverse quelque chose, gare à mes fesses. C’est à peine si j’ose toucher mon verre de lait. J’ai si peur qu’il m’arrive malheur à chaque repas, ou presque.

“Tous les soirs, je demande très gentiment à mon père s’il va sortir. Il sort souvent et nous, les trois femmes, on respire alors un bon coup. Au retour, il est vrai, il arrive que les choses se gâtent. La plupart du temps, il a bu. Au moindre prétexte par exemple des jouets ou des vêtements mal rangés, c’est l’explosion. Une des formules favorites de mon père, c’est que l’important dans la vie est d’avoir de l’ordre. Et si, rentrant au beau milieu de la nuit, il estime que mes affaires sont en désordre, il me tire du lit et me flanque une raclée. Après c’est au tour de ma petite sœur. Ensuite il jette toutes nos affaires par terre et nous donne cinq minutes pour tout ranger impeccablement. En général nous n’y arrivons pas et les coups pleuvent à nouveau.
“La plupart du temps, ma mère assiste à la scène, debout au seuil de la porte, en pleurant. Il est rare qu’elle ose prendre notre défense car il la bat, elle aussi. Seule Ajax, ma chienne, s’interpose souvent. Elle se met à gémir, le regard plein de tristesse. C’est encore elle qui sait le mieux ramener notre père à la raison car, comme nous tous, il aime les chiens. Il lui est arrivé d’engueuler Ajax, mais il ne l’a jamais frappée.
“Un après midi, une de nos souris file sur la pelouse. Nous ne la retrouvons pas. Je suis un peu triste, mais je me console en pensant qu’elle est sûrement plus heureuse que dans une cage. Ce soir là, mon père vient dans notre chambre, regarde la cage à souris et s’exclame :”Mais elles ne sont que deux ! Où est la troisième ?”Je n’ai aucun pressentiment tant sa question me paraît drôle. Il n’a jamais aimé les souris et me dit tout le temps de m’en débarrasser. Je lui explique que la souris s’est sauvée. Mon père me regarde d’un air absolument dément. Je comprends que d’ici trente secondes il ne se contrôlera plus. Il se met à hurler et à taper. Je suis au lit. Coincé. Et il tape. Il n’a jamais frappé aussi fort, je pense qu’il va me tuer. Quand il se détourne pour foncer sur ma sœur, je bondis instinctivement vers la fenêtre. Je crois que j’aurais sauté. Du onzième étage”.
Ce qui est remarquable, et conforme à la fois aux prévisions des pédagogues sadiques et de l’Ecclésiaste, c’est que Christiane F. ne considère pas son père comme un affreux tortionnaire :”Malgré tout, j’aime et respecte mon père. Je le trouve de loin supérieur aux autres (…). Je ne l’ai jamais haï, j’en avais seulement peur. Et j’ai toujours été fière de lui : parce qu’il aimait les animaux, et parce qu’il avait cette puissante auto, sa Porsche 1962″.

La suite des évènements illustre la thèse d’Alice Miller. La révolte impossible de Christiane F., sa haine refoulée, se reportent sur des”objets de substitution”. D’abord, après le divorce de ses parents, sur le nouvel ami de sa mère, qui est pourtant beaucoup plus gentil que son père.
Ensuite sur ses professeurs :
“Je chahute, j’interromps les profs, je les contredis. Parfois parce que, à mon avis, ils se trompent, parfois par principe. Je suis repartie en guerre. Contre les profs et contre l’école”.
Plus tard, Christiane F. devient l’ennemie des policiers qui empêchent les adolescents de se réunir et de fumer du haschich.
Le recours à la drogue est un moyen”d’apprendre à vivre cool, en se fichant des cons et de toute cette merde”. Vivre cool, cela signifie masquer les sentiments que l’enfant a appris à refouler parce que la seule loi consistait à obéir. Alice Miller a consacré un autre livre (“Le Drame de l’enfant doué”, PUF) aux enfants sages qui font si bien ce que demandent les adultes qu’ils en oublient leurs propres besoins, émotions et sentiments.
“Je veux avoir l’air mystérieux, déclare Christiane F., personne ne doit pouvoir me percer à jour. Les problèmes dans ma bande, ça n’existe pas. Nous ne parlons jamais de nos problèmes. Personne n’embête les autres avec ses emmerdements à la maison et au boulot (…) Les jours suivants, je m’efforce de tuer en moi tout sentiment pour les autres. Je ne prends plus de comprimés, plus de LSD. Je fume un joint après l’autre et bois toute la journée du thé mélangé de haschisch. Au bout de quelques jours, je suis cool à nouveau. J’ai réussi à ne plus aimer rien ni personne excepte moi-même. Je pense avoir désormais la maîtrise de mes sentiments (…)
A treize ans, elle passe à l’héroïne.
“Au début il n’y a pas de crise de manque. Je me sens merveilleusement cool toute la semaine. A la maison, pas une dispute. A l’école, je prends les choses très relax, je travaille un peu et récolte de bonnes notes. Je me sens vraiment cool dans la vie, réconciliée avec les gens et les choses”.
La dépendance et le manque conduisent Christiane F. à la prostitution. Elle devient de plus en plus”cool”.
“Avant, j’avais peur de tout. De mon père, et puis de l’ami de ma mère, de cette saloperie d’école et des profs, des gardiens d’immeuble, des agents de la circulation et des contrôleurs du métro. Maintenant je me sens invulnérable. Même les flics en civil qui traînent quelquefois sur les quais du métro me laissent de glace, et jusqu’à présent, j’ai échappé à toutes les rafles”.
Elle atteint un état de vide intérieur dans lequel elle se demande pourquoi elle continue à vivre :
“Les toxicos meurent seuls, le plus souvent dans DES CHIOTTES PUANTES. J’ai vraiment envie de mourir. Au fond, je n’attends rien d’autre. Je ne sais pas pourquoi je suis au monde.
De toute manière, je ne sais plus si j’existe ou non (…). J’ai envie de mourir, mais j’ai une trouille avant chaque piqûre. Peut-être aussi la vue de mon chat m’impressionnent-elle. C’est moche de mourir quand on n’a pas encore vécu”Peut être suffisait-il que quelqu’un s’intéressât à Christiane F. pour qu’elle fût sauvée. C’est ce qui s’est apparemment passé quand deux journalistes de Stern ont écouté son témoignage pendant deux mois, jouant malgré eux les psychanalystes.

L’enfance d’Adolf Hitler

Pour Alice Miller il n’est pas vraiment étonnant qu’un être humain vif sous l’emprise de haines aberrantes, et qu’un pays tout entier bascule dans la folie à sa suite. En effet, notre comportement est plus souvent influencé par des émotions irrationnelles, qui plongent leurs racines dans notre petite enfance, que par notre raison.
“D’après les documents dont nous disposons, écrit Alice Miller, nous pouvons assez facilement nous faire une image de l’atmosphère dans laquelle Hitler a grandi. La structure de sa famille pouvait être considérée comme le prototype du régime totalitaire. La seule autorité incontestée et souvent brutale y est le père. La femme et les enfants sont totalement soumis à sa volonté, à ses caprices et à ses humeurs ; ils doivent accepter les humiliations et les injustices sans poser de question et même avec reconnaissance ; l’obéissance est leur premier principe de vie”.
Les nombreux biographes du führer ont mis en doute les récits que lui-même et ses sœurs ont faits de la brutalité de son père. Selon Alice Miller, les biographes s’identifient inconsciemment aux parents plutôt qu’à l’enfant battu.
La lecture qu’elle propose des divers textes est irréfutable : le petit Adolf”était déjà battu sérieusement à trois ou quatre ans, et apprit peu à peu à refouler ses sentiments et à devenir aussi impassible que les héros des romans d’aventures qui le fascinaient :”Il avait lu, dans un roman d’aventures, que le fait de ne pas exprimer sa douleur constituait une preuve de courage :”Je décidai alors de ne plus jamais pleurer quand mon père me fouetterait. Quelques jours plus tard, j’eus l’occasion de mettre ma volonté à l’épreuve. Ma mère, effrayée, se réfugia devant la porte. Quant à moi, je comptai silencieusement les coups de bâton qui me cinglaient le postérieur”. (Souvenirs d’Hitler racontés à une de ses secrétaires).
Ancien fonctionnaires des douanes, le père d’Hitler ne quittait jamais son uniforme.”Même retraité, écrit un biographe, il avait conservé la fierté caractéristique de l’officier de la fonction publique et exigeait qu’on s’adressât à lui en lui disant Monsieur et en l’appelant par son titre (…). Il avait instauré dans son foyer une sorte de dictature familiale. La femme lui était soumise, et pour les enfants, il avait la main rude. C’était surtout Adolf qu’il ne comprenait pas. Il le tyrannisait. Quand il voulait le faire venir, l’ancien sous officier sifflait avec ses doigts dans la bouche”.
Alice Miller compare le père d’Hitler,”qui fait rentrer son enfant en le sifflant comme on appelle un chien”, aux gardiens des camps de concentration, et l’impuissance de l’enfant de quatre ans, qui ne comprend pas pourquoi son père ivre le bat, à celle des juifs sous le troisième Reich. Le père d’Hitler était né enfant illégitime, dans des circonstances qui pouvaient laisser croire que sa mère, domestique chez un bourgeois juif, était enceinte de son patron comme il a payer pendant 14 ans la pension pour Alois, le père d’Adolf.
Les règles de la pédagogie noire obligeaient l’enfant Hitler à respecter le père tout puissant dans son uniforme impressionnant, mais plus tard, rétrospectivement, il put d’une part le haïr et le mépriser en considérant le notable hautain comme un bâtard à moitié juif, d’autre part étendre sa haine aux juifs en général.
Les enfants battus ne deviennent pas tous les Adolf Hitler (heureusement). En dehors de ceux qui se vengent su eux-mêmes, comme Christiane F., ou sur leurs propres enfants, nombreux sont ceux qui peuvent confier à un parent aimant et compréhensif le sentiment de désespoir qu’engendre la brutalité de l’autre. Selon les biographes, la mère d’Hitler”aimait beaucoup son fils et le gâtait”. Alice Miller remarque que”cette formule renferme en elle-même une contradiction, si aimer signifie être ouvert et sensible aux véritables besoins de l’enfant. C’est précisément dans le cas inverse que l’enfant est gâté, c’est à dire comblé de faveurs et de cadeaux dont il n’a pas besoin, à titre de substitut de ce que, du fait de ses propres manques, on n’est pas en mesure de lui donner. L’excès dans ce sens trahit donc un véritable manque que la suite de la vie confirme. Si Adolf Hitler avait véritablement été un enfant protégé et aimé, il aurait à son tour été capable d’amour. Or, ses rapports avec les femmes, ses perversions et d’une façon générale son rapport distancé et froid aux autres montrent bien que d’aucune façon, il n’a connu l’amour”.
L’amour excessif, maladif, forcé, que sa mère portait au jeune Adolf s’explique par les évènements épouvantables qui ont précédé sa naissance. En l’espace d’un mois, la mère d’Hitler a perdu ses trois premiers enfants, âgées de trente et un mois, seize mois et trois jours, qui ont succombé à la diphtérie après s’être contaminés mutuellement. Treize mois après le drame, Adolf naissait.
Il semble impossible qu’une mère aime un enfant de façon naturelle, d’un amour assez puissant pour le protéger contre un père auquel elle-même est absolument soumise, dans ces conditions.
“Que se passe-t-il chez un enfant, demande Alice Miller, lorsqu’il voit constamment cette même mère qui lui parle d’amour et d’affection, lui prépare soigneusement à manger et lui chante de belles chansons, se changer en statue de sel et assister impassible au spectacle de ce fils battu jusqu’au sang par son père ? Que doit-il ressentir alors qu’il espère toujours en vain son aide ; comment doit-il se sentir alors que dans sa torture il espère toujours qu’elle fera intervenir son pouvoir, qui est à ses yeux immense ? Or cette intervention salvatrice n’a pas lieu. La mère regarde son enfant humilié, moqué, torturé, sans prendre sa défense, sans rien faire pour le libérer, elle se rend par son silence solidaire des tortionnaires, elle livre son fils. Peut-on attendre d’un enfant qu’il le comprenne ? Et peut-on s’étonner que son amertume s’étende aussi à la vision qu’il a de sa mère, même s’il la refoule dans l’inconscient ? Consciemment, cet enfant aura sans doute le sentiment d’aimer intensément sa mère ; plus tard, dans ses rapports avec les autres, il aura toujours le sentiment d’être livré, exploité et trahi.
“La mère de Hitler n’est certainement pas une exception, c’est au contraire encore bien souvent la règle, sinon même l’idéal de beaucoup d’hommes. Mais une mère qui n’est elle-même qu’esclave peut-elle vouer à son enfant le respect dont il a besoin pour développer sa vitalité ?”.
On a pris l’habitude de considérer Hitler comme une sorte de génie satanique, apparu sur terre de façon aussi inexplicable que Mozart et autres génies angéliques. Alice Miller donne une explication, beaucoup plus détaillée que les quelques extraits ci-dessus, qui ne satisfera peut-être pas tous les historiens mais dessine un arrière plan réaliste, convaincant, terrible, aux actes du führer et à des déclarations comme celles-ci :”Ma pédagogie est dure. Il faut éliminer la faiblesse. Dans mes Ordensburgen, nous formerons une jeunesse dont le monde aura peur. Je veux une jeunesse violente, dominatrice, courageuse et cruelle. Il faut qu’elle sache endurer la souffrance. Elle ne doit rien avoir de faible ni de tendre. Que l’éclat de la bête féroce libre et magnifique brille à nouveau dans ses yeux. Je veux que ma jeunesse soit forte et belle … c’est ainsi que je pourrai créer l’ordre nouveau.”

Jürgen Bartsch, le tueur de petits garçons.

“Le 6 novembre 1946, Karl-Heinz Sadrozinski, le futur Jürgen Bartsch, fils naturel d’une veuve de guerre et d’un travailleur saisonnier hollandais, fut abandonné par sa mères à l’hôpital qu’elle quitta subrepticement avant la date prévue.
“Quelque mois plus tard, Gertrud Bartsch, femme d’un riche boucher d’Essen, fut hospitalisée dans le même établissement pour y subir un”opération totale”. Elle décida avec son mari de prendre l’enfant chez elle, malgré les réticences des responsables des adoptions aux services de l’enfance, réticences si fortes que la véritable adoption ne se fit que sept ans plus tard.
“Les nouveaux parents étaient très sévères, et isolèrent complètement leur fils adoptif des autres enfants sous prétexte qu’il ne devait pas apprendre qu’il avait été adopté.
“Lorsque le père acheta une seconde boucherie (afin que Jürgen eut le plus tôt possible son propre magasin) et que Madame Bartsch dut la prendre en charge, ce fut d’abord la grand mère, puis toute un série de bonnes, qui s’occupèrent de l’enfant.
A l’âge de dix ans, Jürgen Bartsch fut placé dans une institution d’enfants de Rheinbach qui comptait une vingtaine de pensionnaires. De cette atmosphère relativement agréable, l’enfant passa à douze ans dans un établissement catholique où trois cents enfants, parmi lesquels un certain nombre de cas déjà considérés comme difficiles, étaient soumis à la discipline militaire la plus rigoureuse.
Jürgen Bartsch a tué de 1962 à 1966, quatre petits garçons, et il estime lui-même qu’il a fait dans la même période plus d’une centaine de tentatives qui n’ont pas abouti. Chaque meurtre présentait de légères variantes, mais correspondait en gros au même schéma, il tuait l’enfant en l’étranglant ou en l’assommant, coupait le corps en morceaux et enterrait les restes.
Dans les récits extrêmement détaillés que Jürgen Bartsch fit lui-même au cours de l’instruction et du procès, il soulignait qu’il atteignait le comble de l’excitation sexuel en découpant le corps.
Lors de son quatrième et dernier meurtre, il réussit ce qui lui était toujours apparu comme l’objectif suprême : ayant attaché sa victime à un poteau, il découpa l’enfant qui hurlait sans l’avoir préalablement tué.
Alice Miller souligne qu’à l’époque, on s’était étonné qu’un adolescent aimable, intelligent, élevé dans une famille bourgeoise classique, ait commis des crimes aussi horribles. Beaucoup de gens pouvaient se dire : nous n’avons pas été élevés autrement, et si l’éducation jouait un rôle dans cette affaire, nous devrions tous devenir criminels… Il fallait donc que cet enfant fût”né anormal”, on ne voyait pas d’autre explication.
Nous avons donc une fois de plus, comme dans le cas d’Adolf Hitler, le tableau de parents corrects et inoffensifs à qui, pour d’incompréhensibles raisons, le Bon Dieu ou le diable ont envoyé un monstre dans leur berceau”.
Même si on ne”croit”pas à la théorie d’Alice Miller, il est difficile de ne pas frémir en découvrant les péripéties dramatiques de l’enfance de Jürgen Bartsch (décrites de façon détaillée par l’écrivain Paul Moor, qui lui a consacré un livre), et de ne pas admettre l’évidence du lien entre l’éducation et les crimes.
Le bébé abandonné commence par passer onze mois dans la crèche de la maternité. Madame BART SCH a payé spécialement pour qu’on l’y garde, en attendant que son origine douteuse (mère morte de tuberculose peu après la naissance, père inconnu) soit éclaircie.
“Je me souviens encore des yeux rayonnants qu’avait cet enfant, a déclaré une puéricultrice à Paul Moor. Il avait commencé à sourire très tôt, il suivait du regard, levait la tête, tout cela très tôt. Il n’avait aucune difficulté alimentaire. C’était un enfant parfaitement normal, épanoui agréable.”Résultat de sa précocité et des méthodes alors en vigueur, l’enfant était déjà propre à onze mois.
“Tous ceux qui connaissent assez bien Madame Bartsch, écrit Paul Moor, savent que c’est une”obsédée de propreté”. Peu après la sortie de l’hôpital, l’enfant régressa par rapport à son anormale précocité et redevint sale. Madame Bartsch en était dégoûtée.
“Les amis et connaissances des Bartsch virent bien que le bébé avait toujours des traces de blessures. Madame Batsch avait toujours de nouvelles explications pour ces bleus, mais elles n’étaient guère convaincantes. Au moins une fois au cours de cette période, le père, éprouvé, confessa à un ami qu’il songeait au divorce :”Elle bat le petit d’une telle façon que je ne peux tout simplement plus le supporter”.
Plus tard, Jürgen subit une épreuve terrible : sa mère refuse qu’il fréquente d’autres enfants.”Jusqu’à l’entrée à l’école, raconte-t-il a Paul Moor, je suis presque toujours resté enfermé dans la vieille prison avec les fenêtres à barreaux et la lumière artificielle toute la journée.
Interdiction de sortir autrement qu’en donnant la main à ma grand mère. Interdiction de jouer avec les autres enfants. Six années durant. J’aurais risqué de me salir ; en plus :”un tel et un tel ne sont pas les gens qu’il te faut !”. On reste donc docilement à la maison, mais là, on gêne, et on vous bouscule d’un coin à un autre, on reçoit des coups alors qu’on ne les mérite pas et on n’en reçoit pas lorsqu’on en mériterait.
“Papa et maman n’ont pas le temps. Papa, on en a peur, parce qu’il se met tout de suite à crier, et maman, elle était déjà complètement hystérique (…) Lorsque ma mère revenait comme un dragon de la boutique en balayant tout sur son passage, si je me trouvais sur son chemin, vlim, vlam, je prenais une paire de claques. Uniquement parce que j’étais sur son passage. Quelques minutes après j’étais de nouveau le gentil petit garçon qu’il fallait prendre dans ses bras et embrasser. Alors elles s’étonnaient que je m’en défende et que j’aie peur. Tout petit déjà, j’avais peur de cette femme.
“J’ai pris pas mal de coups. Elle a cassé des porte-manteaux sur mon dos, quand par exemple je ne faisais pas bien mes devoirs ou pas assez vite (…). Je ne pleurais pas, j’aurais trouvé ça”lâche”, je ne laissais rien paraître”.
Alice Miller remarque qu’il réprime sa souffrance parce qu’il n’a personne qui puisse la comprendre. Adulte, il séquestrera des petits garçons dans un bunker, reproduisant sa propre séquestration. Sa mère adoptive était tout de même un peu plus étrange que la moyenne des mères, même adoptives. Elle le menace constamment de le renvoyer à l’Assistance publique. Elle finit par lui lancer un grand couteau de boucher, qu’il évite de justesse ; lui même a déjà assassiné trois enfants. Par ailleurs, elle le lave entièrement dans son bain jusqu’à l’âge de dix neuf ans.
Mais ce que les parents de Jürgen Bartsch ont peut être fait de pire, c’est de l’envoyer dans le pensionnat catholique de Marienhausen, où la”pédagogie noire”se teinte de reflets nettement concentrationnaires.
Marienhausen était l’enfer, raconte Jürgen Bartsch à Paul Moor. Je me souviens des coups distribués en permanence par ces hommes en soutane, que ce soit pendant les heures de classe, à la chorale, et même, ça ne les gênait pas, à l’église. Les punitions complètement sadiques (rester debout en pyjama, tous en rond dans la cour, jusqu’à ce que le premier s’effondre), le travail par grosse chaleur dans les champs-en théorie interdit pour des enfants (retourner le foin, ramasser les pommes de terre, les betteraves, et les coups de bâton pour ceux qui allaient trop lentement) le silence complètement antinaturel à table…
“Lorsque Papu (le directeur) voulait arriver à savoir quelque chose, qui avait fait telle ou telle chose, il nous faisait faire le tour de la cour en courant sans arrêt, jusqu’à ce que les premiers suffoquent et s’effondrent.
“Il parlait souvent (plus que souvent) dans tous les détails des horribles pratiques d’extermination des juifs sous le troisième Reich, il nous en montrait des photographies. Et on avait l’impression qu’il en parlait sans déplaisir.
“A la chorale, papu aimait à frapper au hasard, le premier qu’il attrapait, et il en avait l’écume aux lèvres. Souvent il cassait le bâton sur le dos de celui qu’il frappait, et là aussi il avait cette fureur incompréhensible et l’écume aux coins de la bouche (…)
“Papu a dit : Si jamais nous en attrapons deux ensemble… Et quand c’est arrivé, il y eu d’abord la volée de coups habituelle, simplement encore pire qu’à l’habitude, et ce n’est pas peu dire. Ensuite, évidemment, le lendemain, le renvoi. Mon Dieu, en fait on avait moins peur de ce renvoi que des coups. Et enfin les discours habituels à ce sujet, comment on reconnaissait les garçons de cette espèce, etc…. du genre : un garçon qui a les mains moites est homosexuel et fait des cochonneries est déjà un criminel. On nous disait que ces saletés criminelles viennent immédiatement après le meurtre, même très exactement en ces termes : immédiatement après le meurtre.
“Papu en parlait presque tous les jours, et il ne fallait pas croire que la tentation ne pût pas l’atteindre lui aussi. Il disait que c’était en soi quelque chose de naturel que, pour reprendre sa propre expression,”la sève montait”…J’ai toujours trouvé cette expression épouvantable… Mais il n’avait jamais succombé à Satan, et il en était fier”.
Pourtant, Papu fait des avances à Jürgen Bartsch, l’invite même dans son lit. Comment l’enfant peut-il confier ses angoisses ?
“Les contacts personnels, les amitiés étaient interdite. Qu’un élève joue trop souvent avec l’un de ses camarades, c’était interdit. Ils considéraient que toute amitié en tant que telle était suspecte, parce qu’ils pensaient que si on se faisait un ami, on lui mettrait forcément la main à la braguette.
La brutalité de Marienhausen est telle que Jürgen Bartsch finit par s’enfuir. Il sait que s’il rentre chez lui, ses parents le renverront au pensionnat ; il s’approche de sa maison et se cache dans une forêt du voisinage, où quelqu’un l’aperçoit et prévient sa mère. Elle téléphone aussitôt à Marienhausen pour qu’on le reprenne.
Dans son analyse détaillée du cas Jürgen Bartsch, Alice Miller démontre clairement que les sévices qu’il infligeait à ses victimes n’avaient pas grande chose à voir avec un”instinct sexuel”incontrôlé. Il voulait humilier comme il avait lui-même été humilié par sa mère et par les prêtes de pensionnat, enfermer, rendre l’autre totalement dépendant de lui-même, et enfin inspirer à l’opinion publique un dégoût comparable à celui qu’avait ressenti sa mère découvrant que le bébé qu’elle venait d’adopter n’était pas propre.
Voici un exemple sinistre de la façon dont Papu humiliait un élève :
“Papu décida qu’on allait le”pendre”. Ce devait être un jeu ; très amusant. Mais Herbert (l’enfant le plus petit de la classe, souffre-douleur des professeurs) n’en savait rien car personne ne lui avait dit. On le traîna au fond de la forêt, on le ficela, on le bâillonna, on le mit dans un sac de couchage et on le laissa là. Il y resta jusqu’à minuit. Ce qu’il a dû ressentir, je ne saurais le dire. Après minuit, il eut droit aux moqueries et aux gros rires ; c’était un jeu, très amusant”.
Alice Miller montre que non seulement Jürgen Bartsch ne souffrait pas d’instinct sexuel incontrôlé, mais que c’est justement parce qu’il contrôlait trop bien ses instincts qu’il avait accepté sagement d’être enfermé dans une cave pendant six ans, d’être battu sans raison en arrivant à ne pas pleurer, de rester pendant des années chez les pères sadiques de Marienhaussen. Mais la psychiatrie institutionnelle allemande émit un autre jugement que celui d’Alice Miller : elle décida qu’une opération de castration aiderait Jürgen Bartsch à dominer ses prétendus instincts. Il mourut des suites de l’opération, en 1977.”Le lecteur trouvera peut-être curieux, écrit Alice Miller, en conclusion de son livre, de voir juxtaposés les récits de trois cas aussi différents. Je les ai précisément choisis et réunis parce qu’ils présentent, en dehors de leurs différences, des points communs qui sont aussi valables pour beaucoup d’autres cas :

  1. Dans les trois cas, nous sommes en présence d’une extrême destructivité. Chez Christiane elle est dirigée contre elle-même, chez Adolf Hitler contre les ennemis réels ou imaginaires, chez Jürgen Bartsch contre les petits garçons en qui il cherche toujours à s’anéantir lui-même tout en détruisant la vie d’autres enfants.
  2. Cette destructivité m’apparaît comme la décharge de la haine accumulée et refoulée dans l’enfance et comme son transfert sur un autre objet ou au soi.
  3. Les trois sujets en question ont été maltraités et profondément humiliés dans leur enfance, et de façon continue. Ils ont vécu dès leur plus jeune âge dans un climat de cruauté et ils y ont grandi.
  4. La réaction saine et normale à ce type de traitement serait, chez un enfant, sain et normal, une fureur de forte intensité. Mais dans le système d’éducation autoritaire de ces trois familles, cette réaction était la plus sévèrement réprimée.
  5. De toute leur enfance et de toute leur jeunesse, ces êtres n’ont jamais eu une personne adulte à qui ils auraient pu confier leurs sentiments et plus particulièrement leurs sentiments de haine.
  6. Chez ces trois personnes, il y avait le même besoin pulsionnel de communiquer au monde l’expérience de la souffrance endurée, de s’exprimer. Les trois ont d’ailleurs un certain don de l’expression verbale.
  7. Etant donné que la voie d’une communication verbale simple et sans risque leur était interdite, ils ne pouvaient communiquer leur expérience au monde que sous la forme de mises en scène inconscientes.
  8. Toutes ces mises en scène suscitent dans le monde extérieur un sentiment d’horreur et de répulsion, qui ne s’éveille qu’au dernier acte du drame et non pas à la nouvelle des mauvais traitements infligés à un enfant.
  9. Ces trois êtres n’ont connu de tendresse qu’en tant qu’objets, en tant que propriété de leurs parents, jamais pour ce qu’ils étaient. C’est le besoin de tendresse, associé à l’émergence de pulsions destructrices de l’enfance, qui les conduit au moment de la puberté et de l’adolescence à ces mises en scène dramatiques.

“Les trois cas que nous avons présentés ne sont pas seulement des individus mais aussi des représentants de groupes caractéristiques. On parvient mieux à comprendre ces groupes (toxicomanes, délinquants ; suicidaires, terroristes et même un certain type d’hommes politiques), si l’on essaie de retracer l’histoire d’un cas individuel depuis le drame caché de son enfance. Toutes les mises en scène de ces êtres hurlent en fait avec des variantes diverses, leur besoin de compréhension, mais elles le font sous une forme telle qu’elles suscitent toutes les réactions dans l’opinion publique sauf la compréhension”.