Lettre ouverte aux Etudiants de toutes les Nations, Octobre 2000

Lettre ouverte aux Etudiants de toutes les Nations,
Octobre 2000

Cher amis,

Je souhaite vous transmettre une information que certains ont peut-être déjà reçue mais que la plupart d’entre vous – plus de quatre-vingt dix pour cent je présume – ignorent probablement. Cette information est que tout type de châtiment corporel (fessée, gifles, coups) reçu par les enfants de leurs parents et professeurs est profondément immoral et dangereux. Les enfants ont le droit de protester contre cette humiliation puisque la plupart des Gouvernements (à l’exception des Etats-Unis et de la Somalie) ont signé la Convention des Nations Unies les obligeant à protéger les droits de l’enfant.

Sur les quasi deux cents Etats qui ont signé cette Convention, onze seulement ont réellement fait ce à quoi ils s’étaient engagés en interdisant formellement via leur législation de battre les enfants (parmi eux, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Finlande, la Lettonie et l’Allemagne).

En revanche, les autres pays n’ont rien changé à leurs vieilles habitudes et dans la plupart d’entre eux il est même autorisé de battre les enfants à l’école, pas seulement en Afrique ou en Asie, mais aussi dans vingt-deux Etats des Etats-Unis, parmi lesquels le Texas, dont Georges Bush, le candidat actuel à la présidence des Etats-Unis a été le Gouverneur pendant de nombreuses années.

Je sais que les enfants dépendent de leurs parents et que beaucoup d’entre eux risquent de subir encore plus de brutalités s’ils osent prendre la parole pour essayer de se défendre. Cependant, je souhaite leur faire savoir, à chacun d’entre eux que le fait de corriger les enfants est absolument injuste et qu’ils ne sont plus désormais seuls s’ils osent protester. De façon aberrante, l’opinion que le fait d’infliger des souffrances à un être plus faible que soi peut avoir un effet bénéfique a été transmise, au cours des millénaires, aux générations suivantes en dépit de ses contradictions avec la réalité. Il est aujourd’hui scientifiquement prouvé que battre les enfants leur enseigne la violence et provoque la peur. C’est aussi fortement humiliant et résulte en opinions destructives dans le cerveau de futurs parents. Par-dessus tout, cela entraîne une cécité émotionnelle.

De ce fait, la seule raison pour laquelle les parents continuent de croire en ce message trompeur et de battre leurs enfants vient du fait qu’ils ont eux aussi été battus et réduits au silence lorsqu’ils étaient enfants. Ils ont appris cette leçon mensongère très tôt et il leur est difficile de s’en libérer. Ils croient que les enfants ne souffrent pas parce que c’est ce qu’on leur a dit. Leur sensibilité envers la violence qu’ils infligent s’est émoussée.

J’ai écrit cette lettre pour les Enfants et les Adolescents et l’ai montrée à un jeune ami qui m’a demandé de transmettre cette information avant tout aux étudiants qui ne sont plus eux-mêmes punis de cette façon mais dont la mémoire consciente de la punition corporelle peut encore être vive. Il a estimé que maintenant, en tant qu’adultes, ces étudiants pourraient vouloir se battre contre cette habitude éminemment destructive et aider la société à comprendre les conséquences désastreuses qu’elle provoque. J’ai tout d’abord accueilli à contrecœur sa suggestion. Je pensais en effet que des personnes de votre âge ne souhaitent pas se remémorer la souffrance et la solitude qu’elles ont dû endurer durant leur enfance. Elles préfèrent oublier ce temps. D’autant plus que la plupart d’entre elles ne savent pas que leur corps n’oubliera jamais l’histoire de leurs premières années et que, pour le bien de leur santé, il pourrait être très utile d’intégrer également cette histoire dans leur conscience active. Dans cet état d’esprit, j’ai alors pris la décision de vous écrire. Je suis certaine que, de toute façon, dans la décennie à venir, presque toutes les personnes ayant eu une formation universitaire seront confrontées à la question des châtiments corporels donnés aux enfants. Il ne semble pas possible d’échapper à cette connaissance mais il est bien sûr possible d’échapper à l’ignorance.

J’ai consacré vingt ans de ma vie à aider des adultes à surmonter les principales conséquences des maltraitances sévères qu’ils avaient subies durant leur enfance : le refus, l’aveuglement et la tendance à maltraiter leurs propres enfants.

Durant les vingt années suivantes, j’ai fait des recherches sur l’enfance et écrit dix livres pour faire prendre conscience aux gens que les enfants naissent innocents, et qu’ils ont besoin d’amour, de soins et de protection mais jamais de violence, pour devenir des adultes bienveillants. Lorsque les enfants manquent de ceci ou lorsqu’ils sont, au contraire, traités avec violence, ils valoriseront alors la cruauté et deviendront cruels envers les autres ou eux-mêmes ou les deux à la fois. Mes ouvrages ont été beaucoup lus mais leurs lecteurs appartiennent à une petite minorité de gens. La majorité doit recevoir cette information de façon urgente. Je souhaite que chacun ait à cœur de la propager en prenant conscience de son importance.

J’ai longtemps été déconcertée par le fait que même des gens très instruits pouvaient dire que les enfants ont besoin d’être corrigés pour pouvoir apprendre mieux à l’école. Je me demandais pourquoi il n’était pas évident pour eux que l’on ne peut rien apprendre de valeur dans un état de peur. Les enfants qui ont peur n’apprennent qu’à annihiler leurs émotions fortes, comme la colère ou le chagrin, à composer avec leur peur, à mentir et à simuler. Par-dessus tout, ils aspirent fortement à la vengeance. La plupart d’entre eux se vengeront dès qu’ils auront un pouvoir. Les tyrans comme Staline, Hitler et Mao nous ont éclairés sur ce qui arrive alors. Ils ont été battus sans pitié étant enfants, ont nié leur souffrance et ont ensuite imposé cette souffrance refoulée à des nations entières. S’ils avaient consciemment maîtrisé l’histoire de leur enfance, des millions de personnes n’auraient pas eu à mourir.

J’ai finalement compris que la mémoire que nous conservons de nos premières années de vie, dans notre corps, est plus forte que tout ce que nous pouvons apprendre par la suite à l’école ou à l’université. Cette mémoire des premières expériences, bien qu’inconsciente, peut rendre des parents fous et leur laisser croire qu’ils agissent dans l’intérêt de leur enfant. Grâce aux nouvelles recherches effectuées sur le cerveau de l’enfant, on peut se rendre compte que le cerveau d’un parent qui a été battu enfant est déjà programmé pour croire en l’efficacité des punitions et des fessées.

Aujourd’hui, certains livres célèbres consacrés à l’éducation des enfants prétendent être à la pointe de ce nouveau savoir psychologique, mais leurs auteurs fournissent aux parents les mêmes méthodes qui ont contribué à leur propre éducation. Ils donnent des conseils sur la façon de contrôler, commander, manipuler et humilier les enfants de la façon la plus efficace et indétectable qui soit. Malheureusement, leurs lecteurs propagent le poison de cette pédagogie car lorsqu’ils étaient eux-mêmes enfants ils n’avaient la possibilité ni de le voir ni de le nommer.

Si nous ne cherchons pas à prendre le pouvoir sur eux, nos enfants souhaitent vraiment coopérer avec nous, la coopération les intéresse comme voie de communication. Mais pour cela, ils ont besoin de nous faire confiance. Nous ne sommes en aucun cas dignes de confiance si nous voulons les gouverner justement pour échapper à notre sentiment d’impuissance.

Aujourd’hui, il n’est plus permis de battre sa femme, d’avoir des esclaves ou de battre les personnes incarcérées. La seule chose toujours autorisée est de battre un enfant sans défense, même un bébé, et d’appeler cela la discipline. Il est grand temps d’arrêter cette pratique, de rejeter cette tradition cruelle, immorale, dangereuse et absurde et de faire connaître leurs droits aux enfants, de la façon la plus large possible. C’est précisément dans cette information que se situe leur pouvoir. Il revient à votre génération de remplacer la tradition de l’ignorance par la connaissance qui n’a pas encore de tradition.

Alice Miller