Critique

Critique
L’enfant sous terreur

Françoise Emery, Temps Libres – 19 décembre 1986

Un livre de psychanalyse? Oui, mais pas un livre ardu pour initié. Et par ailleurs un livre qui interroge un point délicat de l’évolution des idées de Freud. Alice Miller, psychanalyste allemande, a buté au cours de sa pratique sur un problème qui avait arrêté Freud lui-même. En 1896, dans son livre sur l’hystérie, ce dernier déclare avoir découvert, à l’origine des symptômes hystériques de ses patientes (hystérie se conjuguait toujours au féminin), le refoulement de violences, sexuelles ou autres, dont elles auraient été victimes dans leur enfance. Freud avance cette découverte avec la plus grande prudence, et en se cachant derrière la vérité scientifique.

Un an plus tard, après avoir longuement réfléchi, il déclare dans une lettre à son ami Fliess qu’il avait dû renoncer à sa théorie sur la séduction, qu’il ne pouvait partager avec personne, et introduit la théorie des pulsions infantiles et du complexe d’Oedipe. Les violences dont elles auraient été victimes, les patientes les auraient fantasmées, voire suscitées, car enfin comment soupçonner d’inceste ou de viol une telle proportion de la population viennoise?

C’est là qu’Alice Miller, après avoir eu en analyse des patients (tes), ayant aussi été traumatisé(e)s pendant leur enfance, reprend en compte la première théorie de Freud. Mais son postulat essentiel n’est pas freudien. Pour elle, c’est la violence, la froideur, l’incompréhension ou les violences sexuelles de l’adulte qui font irruption dans l’univers psychique de l’enfant lui causant ainsi une blessure qu’il refoule d’autant plus soigneusement qu’il a besoin d’idéaliser ses parents pour survivre. Dans la cure, l’analyste, s’il n’écoute pas la plainte “réelle” et attribue aux projections agressives et sexuelles de l’enfant ce qui lui est venu de l’extérieur, ne fait que renouveler le traumatisme et bloquer l’accès à ce qui est le nœud même de la névrose, se faisant en quelque sorte, dans une visée éducative, l’avocat des parents.

Alice Miller s’identifie à cet enfant muet qui est en chacun de nous. Comment, interroge-t-elle dans un vibrant plaidoyer, ne pas écouter la détresse qui fut celle du petit enfant, sa solitude émotionnelle qui le condamne au silence ? Pour étayer sa démonstration, elle nous livre une étude approfondie de plusieurs cas cliniques, et une remarquable analyse d’auteurs comme Flaubert ou Kafka. Ce livre volontairement polémique ne peut laisser personne indifférent.