Lettre ouverte à Claire Brisset

Lettre ouverte à Claire Brisset

par Olivier Maurel

Vous trouverez ci-dessous la lettre que j’ai écrite à Claire Brisset en réponse à ses propos dans le magazine Famili de décembre 2004 (n° 142) contre une loi d’interdiction de la violence éducative.

Voici d’abord les propos de Claire Brisset tels qu’ils sont cités dans l’article :

“Mais sommes-nous prêts, pour autant, à accepter une loi interdisant la fessée? Non, répond Claire Brisset, la défenseure des enfants. Selon elle, une loi serait contre-productive car l’opinion n’y est pas préparée. “Il faut d’abord ouvrir le débat, souligne-t-elle. Dans tous les cas, je pense qu’il y a d’autres moyens que les coups pour faire comprendre à un enfant qu’il a dépassé les bornes. Je mets à part la fessée guidée par la peur quand il a mis sa vie en danger.” Lorsqu’un tout-petit de deux ans traverse la rue par exemple. “Mais je m’oppose à la fessée considérée comme une méthode d’éducation”, poursuit-elle”. (…) Une loi risque de conforter certaines familles dans l’idée que toute forme d’autorité nuit au tout-petit. Or, celui-ci, comme le rappelle Claire Brisset, a besoin à la fois d’amour et d’interdits. Et qui dit interdits, dit aussi punition en cas de transgression”.

Madame,

Je me permets de vous écrire à la suite de la publication dans le magazine Famili de certains de vos propos sur la fessée. Je sais que les journalistes déforment parfois les propos des personnes qu’ils interviewent, mais si vous avez vraiment dit ce que l’article rapporte, j’avoue que je suis assez consterné, surtout compte tenu de votre fonction de défenseure des enfants.

Vous auriez dit, d’après la journaliste “une loi serait contre-productive car l’opinion n’y est pas préparée”. Croyez-vous vraiment qu’on aurait aboli la peine capitale si l’on avait attendu que l’opinion y soit préparée? C’est la loi d’abolition qui a fait progressivement accepter sa disparition par la majorité des Français. De même, en Suède, la loi d’interdiction a réduit en quelques années à une faible minorité de l’opinion publique le nombre de partisans de la violence éducative.

Pourquoi? La réponse est dans une phrase d’Alice Miller : “Nous ne pouvons pas nous libérer d’un mal sans l’avoir nommé et jugé comme un mal”. Tant qu’on refusera l’interdiction et qu’on continuera à admettre, voire à préconiser la fessée (c’est ce que vous faites lorsque vous dites que la fessée guidée par la peur est le seul moyen de “faire comprendre à un enfant qu’il a dépassé les bornes”), il sera tacitement admis dans l’opinion publique qu’il est parfaitement légitime de frapper les enfants de la manière qu’on juge acceptable, même si c’est, dans le secret des familles, la bastonnade ou les coups de ceinture.

Vous semblez ne tenir aucun compte de la continuité qui existe entre la tape, la gifle, la fessée et les autres moyens plus violents de faire obéir les enfants. Continuité dans l’escalade de la violence à partir du moment où on a commencé à frapper et où l’enfant s’est blindé et réagit par des “Même pas mal!”. Continuité dans le fait qu’à partir du moment où le principe est admis qu’on a le droit de frapper les enfants, (contrairement au principe fondamental de toutes les religions et les morales : “Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse”), c’est comme si une brèche était ouverte dans ce barrage à la violence et ce au détriment des seuls enfants. Tant qu’on tolérera la violence éducative, même la plus légère, la maltraitance aura de beaux jours devant elle.

Vous semblez ne pas tenir compte non plus que pour 80 à 90% des parents l’habitude de frapper les enfants leur a été inculquée dans leur plus jeune âge, lorsqu’ils ont reçu leurs premières gifles ou fessées. Cette habitude est inscrite dans leur cerveau émotionnel le plus profond et elle est liée au respect qu’ils ont pour leurs parents. Quand ils frappent, ce sont leurs parents qui frappent à travers eux. Si aucune autre autorité ne leur dit très clairement et sans aucune ambiguïté ni exception, qu’on n’a pas le droit de frapper les enfants, de quelque manière que ce soit, l’autorité intériorisée des parents l’emportera toujours et avec elle la violence éducative.

Enfin, quand vous dites, après avoir justifié certaines fessées, que l’enfant a besoin à la fois d’amour et d’interdits, cela ne signifie pas autre chose que “si l’on ne fesse pas, c’est qu’on est incapable de poser des interdits”. Or, il y a mille et un moyens de poser des limites aux enfants sans les frapper. Cela exige un peu d’imagination qui ne peut se déployer tant qu’on considère les coups comme légitimes.

Quant aux “violences invisibles” que vous considérez comme plus graves que les fessées, je me permettrai de vous faire remarquer que personne ne recommande au parents d’insulter et d’humilier les enfants ni de leur dire des “paroles cruelles” ou de leur donner des sobriquets, alors que je pourrais vous citer plusieurs livres récents écrits par des professionnels de l’enfance qui recommandent encore gifles et fessées, à commencer par Christine Brunet, également citée dans l’article de Famili, et par vous-même en ce qui concerne “la fessée guidée par la peur”.

Je me permets enfin de vous rappeler ce que demande aux États le Comité des droits de l’enfant de l’ONU :
“Le Comité défend donc le droit de l’enfance à l’intégrité physique “sans excepter aucun degré de violence contre les enfants”. Il faut “appliquer à la lettre le paragraphe 1 de l’Article 19 de la Convention”. “Même un recours limité à la force physique, une tape par exemple, peut-être le premier pas sur le chemin d’un véritable abus”. Comme le soulignait un membre du Comité au délégué de la Grande-Bretagne, “pour prendre une analogie, nul n’oserait soutenir qu’un “niveau raisonnable” de violence à l’égard des femmes peut être permis”. “Ce qu’il faut, c’est bannir complètement les châtiments corporels” ainsi que “les autres formes de discipline humiliantes ou trop fréquentes au sein de la famille, à l’école ou en d’autres institutions (qui) ne sont pas compatibles avec la Convention”. “Les moyens employés pour éduquer l’enfant doivent exclure tout traitement blessant, brutal, grossier ou dégradant, toute humiliation et toute exploitation”.

Par cette “manière innovatrice de combattre la violence subie par les enfants, la Convention et le Comité offrent de nouvelles espérances de réduire nombre de formes de violence des adultes qui mettent en péril la sécurité des personnes”. L’espoir en effet est de “rompre le cycle de la violence qui se perpétue souvent de génération en génération en invoquant la tradition et la coutume”. “Si la société veut résoudre le problème de la violence”, y compris celui de la violence politique car “les enfants soumis à de tels traitements ne font pas souvent de bons citoyens”, “l’action nécessaire doit être entreprise le plus tôt possible dans les familles” où il s’agit de promouvoir “une éthique de non-violence”. Il s’agit d’ “éduquer les parents à élever leurs enfants sans violence et dans un esprit de communication et de respect mutuel”.

Pour arriver à ce résultat, une législation parfaitement claire doit être établie. “Dans les pays où la législation bannit clairement le châtiment corporel, elle envoie un message aux enfants”. “Cette interdiction n’a pas provoqué un flot de plaintes auprès de la Justice, mais elle a servi à éduquer les parents”. “La législation joue un rôle de catalyseur pour supprimer l’idée que les châtiments corporels sont quelque chose de normal”.

Il me semblerait plus normal que la défenseure des enfants fasse écho à ces exigences qu’aux paresses et aux facilités de l’opinion publique.

Veuillez agréer, Madame, mes respectueuses salutations.

Olivier Maurel