Les quatre cents coups

par Robert Maggiori

Les quatre cents coups
Friday 01 October 2004

Les enfants maltraités préfèrent s’en prendre à eux-mêmes. La psychanalyste Alice Miller continue de dénoncer la “pédagogie noire”.

Par Robert MAGGIORI
(paru le jeudi 23 septembre 2004 dans Liberation)

Alice Miller
Notre corps ne ment jamais
Traduit de l’allemand par Léa Marcou. Flammarion, 206 pp., 17 €.

On sait bien que le corps ne se nourrit pas que de pain. Il avale tout, y compris des couleuvres, les arêtes au fond de la gorge, et les humiliations et les peines, les mots qu’on entend et ceux qu’en vain on attend, gifles et caresses, baisers, regards, coups de latte, compliments et punitions. De cette nourriture, que la mémoire malaxe, imprime à jamais dans le souvenir ou éparpille dans l’ombre de l’oubli, le corps fait ses gestes, ses postures, son attitude vis-à-vis du monde et d’autrui, sa force créatrice parfois, son asthénie souvent, sa fatigue, ses tremblements et ses inhibitions. Il arrive que, dans le premier âge, elle ait été de fiel, amère, empoisonnée, toute de sévices, de cris et de brimades. Alors l’enfant battu, l’enfant maltraité et mal-aimé, incapable de rejeter la violence sur ses parents, parce qu’il les aime, parce que illusions, dénis, attentes ou déceptions ne parviennent pas à relâcher l’attachement qui le lie à eux, alors l’enfant battu la laisse mûrir en lui, la dirigera sur d’autres, la fera subir aux enfants qu’à son tour il aura, la retournera sur lui-même.
Alice Miller, dont on publie Notre corps ne ment jamais, a aujourd’hui 81 ans. Née en Pologne, de culture suisse alémanique, elle a, après l’obtention de son doctorat de philosophie, enseigné à Zurich et exercé la profession de psychanalyste jusqu’en 1980. A partir de cette date, elle s’est de plus en plus nettement coupée tant des institutions elle quittera l’Association psychanalytique internationale (API) en 1988 que des positions théoriques et pratiques de la psychanalyse traditionnelle. A ses yeux, la théorie des pulsions de Freud, remplaçant en 1897 la très discutée théorie de la séduction, se trouvait trop en harmonie avec l’idée d’une culpabilité de l’enfant et empêchait de voir correctement la réalité infantile, les abus subis par l’enfant, considérés le plus souvent comme des projections ou de simples produits fantasmatiques. Dès lors, Alice Miller n’a eu de cesse, dans son oeuvre théorique et son activité de thérapeute, d’identifier, comprendre et soigner les séquelles des traumatismes provoqués par la maltraitance. Elle a acquis une réelle notoriété, contribué c’est le titre d’un de ses livres à “abattre le mur du silence” qui entourait les sévices brutaux ou subtils infligés aux enfants, et a, d’une certaine manière “fait école” dans de nombreux cercles de thérapeutes, de psychologues, d’assistants sociaux en raison, aussi, de sa personnalité, de ses qualités humaines, de sa propre implication (“j’ai été dressée à l’obéissance dès les premiers mois de ma vie”) et de la façon très claire, très simple (trop simple, parfois, lui a-t-on reproché) d’expliquer les questions les plus complexes.
De l’enfance, on perd souvent la clé, laissant le corps dire tout seul, par ses douleurs, que ce que l’on a dit et ce qu’on voulait ou aurait dû dire ne coïncident pas. C’est cette clé que cherche Alice Miller, capable d’ouvrir quelques serrures “bloquées”, de remonter aux toutes premières expériences infantiles, d’interpréter la “marque” qui a orienté le destin de l’adulte, et comprendre comment un enfant battu, traumatisé par les coups, les attitudes ou les mots, peut devenir un écrivain, un artiste, un tyran dans sa famille, son entourage, son pays, ou un criminel. Miller ne pointe pas un doigt vengeur contre les mauvaises mères et les mauvais pères, qui parfois n’arrivent à pas à “tenir” leur enfant, ni à tenir à lui, parce que personne ne les a jamais tenus et serrés dans les bras, mais dénonce tout un système d’éducation, qu’elle nomme “pédagogie noire”, une pédagogie qui occulte les véritables exigences des parents et des éducateurs nobles en apparence (“c’est pour ton bien !”), ignobles en réalité (“reste sous notre dépendance, obéissant, discipliné”) et qui parvient à transformer les sentiments d’injustice ou la révolte dont l’enfant pourrait légitimement être saisi, en culpabilité, en mésestime de soi, en conscience de sa propre méchanceté. L’enfant tait sa souffrance, et ne peut concevoir qu’elle soit donnée par ceux qui sont censés l’aimer : il la déglutit et la disperse, la digère, non pour qu’elle s’efface en lui mais pour qu’elle “disparaisse” en tant qu’effet de l’action éducative, et n’entache donc pas la “pureté” de ses géniteurs.
“Les méfaits de la pédagogie noire (…) vont plus tard peser sur notre vie, affaiblir, voire étouffer notre vitalité et la perception de notre identité, de nos sentiments et de nos besoins.” Ce n’est qu’en libérant les profondes émotions de l’enfance, en faisant affleurer les ecchymoses de l’âme infantile, en revivant les abus physiques et psychologiques, que se crée la possibilité de réenclencher les dynamiques vitales, verrouillées par le refoulement et le processus d’idéalisation des parents. Alors l’enfant maltraité pourra “cesser de s’apitoyer sur son bourreau”, renoncer à l’effort de “le comprendre et de ressentir à son égard des sentiments qu’il n’a pas vécus”, évitera même le “piège” du pardon, susceptible de réintroduire le refoulement, et, ainsi, sera capable d'”accéder à sa vérité”: “Cette démarche entraîne un grand soulagement pour le corps, qui n’est plus obligé de se rebeller pour rappeler à l’adulte le tragique de son enfance.”
L’analyse que propose Notre corps ne ment jamais en appelle, dans un premier temps, aux cas de plusieurs écrivains, artistes ou philosophes (Dostoïevski, Tchekhov, Kafka, Nietzsche, Schiller, Virginia Woolf, Proust, Rimbaud…) qui “dans leurs oeuvres ont dépeint la vérité de leur enfance, sans pour autant en prendre conscience, bloqués qu’ils étaient par la peur du petit enfant qui subsistait en eux, dans un coin isolé de leur être, et qui, même à l’âge adulte, les rendait incapables de saisir que la vérité ne les mettait pas en danger en mort”. Ce n’est pas la partie la plus convaincante, non parce qu’elle est nécessairement rapide, mais parce que la plupart des auteurs choisis ont déjà fait l’objet de tant d’études approfondies, de psychanalyse justement, ou de “psychanalyse existentielle”, vis-à-vis desquelles la “réduction” au seul schéma millérien paraît pour le moins sommaire.
Les récits fondés sur l’expérience thérapeutique de Miller sont plus instructifs comme l’erreur est instructive par rapport à la vérité en ce qu’ils montrent les raisons de l’échec de maintes thérapies, qui, s’obstinant “à suivre les impératifs de la morale”, reproduisant donc les valeurs au nom desquelles la “pédagogie noire” se justifiait elle-même, empêchent le patient de “se libérer, même à l’âge adulte, de l’idée qu’il doit éprouver de l’amour ou de la gratitude envers ses parents”. Est-ce à dire que seule est salvatrice sont cités ici les cas de sujets souffrant de troubles de la conduite alimentaire la reconnaissance des “véritables sentiments de la personne envers ses parents”, même s’il s’agit de reconnaître sa haine ou dégoût ? Le corps, dit Alice Miller, “ne veut que la vérité”, et, s’il traîne ses vieilles douleurs, c’est il cherche, sa vie durant, “la nourriture qu’il n’a pas reçue dans l’enfance”. Au lieu de créer lui-même des mets inédits, moins amers.

voici ma réaction à cette récension que j’ai adressée à la personne qui m’a transmis l’article:

Bonjour Francine,

Merci pour l’article de Robert Maggiori. Vous m’avez demandé de vous en communiquer mon opinion. A ma surprise, l’article montre beaucoup de compréhension pour mes livres, une attitude que je n’avais pas attendue en France, dans le pays où la fessée est une ” vache sacrée ” et où la psychanalyse s’accroche encore fidèlement aux idées dépassées par les faits depuis longtemps. Pour cette raison, peut-être, M. Maggiori a présenté mes essais sur les écrivains comme un ” sommaire ” des travaux ” approfondis ” psychanalytiques. En vérité, ils s’opposent tous aux interprétations psychanalytiques en ne montrant pas les “structures psychiques” mais la réalité cruelle de l’enfance de ces écrivains que toute la société nie. La psychanalyse n’en fait pas d’exception, malheureusement.
Quand même, M. Maggiori semble très bien avoir compris qu’à mon avis ce ne sont pas nos parents qui nous rendent malades, c’est le déni de notre souffrance qui est la cause principale et directe de nos maladies, c’est une obsession universelle de vouloir aimer les personnes qui nous ont fait mal. Les conséquences de cette perversion sont tragiques parce qu’aussi les guerres et les génocides ne sont organisés que pour sauver cet ” amour ” et ce déni. ” Nos parents ont bien agi quand ils nous ont battus et sans aucun doute nous les aimons et les honorons. Mais, pour garder cet amour et ce respect, nous sommes obligés, nous aussi, punir les Croates, les Kurdes, les Tutsis etc., comme nous l’avons appris chez nos chers parents. ”
Je vous écris cette lettre parce qu’en travaillant avec mes livres vous m’avez souvent montré que vous avez compris le sens social de ma démarche et j’ai toujours beaucoup apprécié votre compréhension. Il ne s’agit pas, pour moi, seulement d’aide aux enfants battus (cela aussi bien sur), mais il s’agit de dénoncer le déni de la souffrance enfantine que tue l’humanité.
Si vous voulez vous pouvez transmettre une copie de cette lettre à Mr. Maggiori, avec mes meilleures salutations.
Affectueusement, Alice

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief