Alice Miller. Interview réalisée par Ami Lönnroth du grand journal suédois Svenska Dagbladet
1984
Ce que les gens ne veulent pas savoir, c’est ce qui arrive aux enfants derrière les portes fermées de leur maison. Les parents sont toujours idéalisés. Ceux qui soutiennent que les parents biologiques sont toujours les meilleurs parents, tout simplement ne disent pas la vérité. C’est une dénégation de ce que de nombreux parents font véritablement à leurs enfants. Les enfants sont à la merci de leurs parents qui, pour un grand nombre d’entre eux, les maltraitent à la fois physiquement et psychologiquement. Le père peut être un alcoolique qui bat ses enfants chaque jour; la mère peut les négliger de mille manières, en ne leur donnant pas à manger par exemple. Beaucoup d’enfants vivent de façon si traumatique chez eux que, dans ce cas, il vaut mieux leur trouver une bonne famille d’accueil. Mais chaque cas est différent et il n’y a pas de solution universelle. Il y a des formes cachées de cruauté difficiles à déceler, parce que nous sommes habitués à ne pas les voir. Mais si vous vous demandez : quelle serait la meilleure solution ? Vous devez connaître toutes les données d’une situation intolérable et ne pas les minimiser.
Mais il y a ceux qui soutiennent que séparer un enfant de ses parents est en soi un traumatisme et que c’est cette séparation, plus qu’autre chose, qui peut faire mal à l’enfant…
Une séparation d’avec les parents biologiques est évidemment un lourd fardeau à porter par l’enfant. Dans de nombreux cas, ce peut être une expérience traumatisante. Mais ce risque doit être mis en balance avec la souffrance mentale qu’endure l’enfant chez lui. Et une « bonne » famille d’accueil est toujours préférable à un foyer où les parents biologiques maltraitent leurs enfants; j’insiste sur « bonne » famille d’accueil, car il existe également des familles d’accueil dans lesquelles les parents traumatisent les enfants. C’est une réalité que nous ne devons pas non plus occulter. Cependant, si les parents qui accueillent l’enfant sont empathiques et sensibles à ce que l’enfant a dû traverser, ils comprendront que cette séparation d’avec les parents biologiques est une lourde charge pour l’enfant. Ces parents d’accueil aideront l’enfant à surmonter la crise.
Qu’est-ce qui fait, alors qu’un enfant préfère toujours ses parents biologiques, même quand ils l’ont maltraité et délaissé ? Est-ce un sentiment de culpabilité à l’égard de ses parents qui le poussent à vouloir rester chez lui ?
Dans la plupart des cas, l’enfant veut rester chez lui simplement parce qu’il aime ses parents. Les enfants ont une capacité à aimer que les adultes n’ont plus. A l’inverse des enfants, nous sommes incapables de donner un amour inconditionnel. Ce qui est tragique c’est que nous nous imaginons être les seuls à pouvoir faire preuve de tolérance. J’ai récemment écouté à la télévision une discussion entre un groupe de personnes très intelligentes sur le thème : « Comment pouvons-nous élever nos enfants pour leur apprendre la tolérance ? » Si d’aucuns peuvent nous apprendre à être tolérant, ce sont bien les enfants. Jamais un petit enfant ne dira : « Mais c’est un noir, un juif ou un immigré, ce sont des gens qu’il ne faut pas fréquenter »… Quiconque lui sourit est gentil pour l’enfant. C’est des adultes que les enfants apprennent à manifester du mépris et de l’intolérance. Cette tolérance et cet amour des parents que vous trouvez chez les petits enfants sont en permanence bafoués, parfois de façon si grave que les enfants souffrent de sérieux troubles psychologiques. C’est donc une tragédie lorsque ces enfants préfèrent rester avec leurs parents plutôt que d’aller dans une autre famille.C’est une situation terrible, ils ne peuvent pas connaître d’autre solution, car ils n’en ont pas fait l’expérience.
Jusqu’où doit-on prendre en considération les besoins et les exigences des parents biologiques ?
Ce que je fais dans mes livres est de montrer exactement à quel point les exigences des parents biologiques sont problématiques ! Les parents se donnent des droits vis-à-vis de leurs enfants avec le support de la société.Ceci est le résultat de besoins insatisfaits qu’ils portent inconsciemment en eux depuis le temps où ils étaient eux-mêmes des petits enfants. Il se peut qu’enfants ils aient été maltraités et négligés. Maintenant, ils ont besoin de prendre leur revanche. Et qu’ont-ils sous la main ? Leurs propres enfants. Ce que nous pouvons espérer, c’est une prise de conscience croissante des parents qui les amènerait à se rendre compte et à ressentir ce à quoi ils ont été eux-mêmes exposés autrefois. S’ils peuvent voir comment ils répètent les actes destructeurs de leurs parents, ils prendront conscience de ce qu’ils font et à la place éprouveront de la compassion pour leurs enfants. C’est ce mécanisme de la vengeance que le théâtre Unga Klara de Stockholm se propose de montrer dans une pièce qui traite de l’enfance d’Hitler et pour laquelle j’ai été consultée.
Pourquoi est-ce si difficile, pour les adultes de « voir » les blessures dont souffrent les enfants ?
Quand nous-mêmes, alors que nous étions des petits enfants, nous souffrions de blessures, quelles qu’elles fussent, nous ne connaissions pas d’autre réalité. Ainsi, maintenant, alors que nous sommes adultes, nous ne pouvons voir les problèmes. Nous sommes habitués à ce que les parents « possèdent » leurs enfants. Nous sommes habitués à ne pas voir, à ne pas remarquer, ce que les adultes font à leurs enfants. Cependant, les gens qui sont conscients de ces maltraitances cachées s’apercevront qu’ils ne répètent pas les erreurs qu’ils ont subies pendant leur enfance. S’ils s’occupent d’enfants dans leur travail, en tant que travailleurs sociaux par exemple, ils utiliseront cette lucidité pour le bénéfice des enfants.
Même le plus empathique des travailleurs sociaux aura toujours à se battre contre une bureaucratie pour se faire entendre. Ne pensez-vous pas que les enfants souffrent de cette machinerie bureaucratique ? Avant que les responsables osent prendre la décision fondamentale de retirer l’enfant à ses parents biologiques, toutes les parties concernées doivent être entendues et souvent ne sont pas d’accord. C’est un lent processus qui oblige les enfants à attendre des mois, parfois des années, avant de savoir quel sera leur avenir..
En effet, cela est très dommageable, douloureux et également destructeur pour les enfants. Le plus gros problème psychologique qu’engendre cette longue attente est que l’enfant peut être pris au piège de cette obsession à répéter ce dont nous parlions plus haut. Un enfant qui a été battu et maltraité mettra à nouveau en scène des situations dans lesquelles les parents d’accueil joueront alors les mauvais rôles. Par le comportement de l’enfant, les parents d’accueil sont « désignés » comme les parents méchants, et ils sont profondément provoqués. L’enfant ne peut contrôler la situation et c’est ce qui permet à son obsession de se répéter librement. C’est un mécanisme qui est trop compliqué à décrire ici. Mais ce que l’on peut affirmer, c’est que plus on tarde à retirer un enfant maltraité à ses parents, plus il souffrira et plus grandes seront ses exigences à l’égard de ses parents d’accueil.
Ce qui est également tragique, c’est de voir que lorsque des enfants se sentent relativement heureux dans leur famille d’accueil, les parents biologiques deviennent souvent jaloux et désirent le retour de cet enfant – même s’ils le négligeaient auparavant – et continuent à le maltraiter. Je connais le cas d’une mère qui était si furieuse que sa petite fille refuse de manger, car elle regrettait sa mère d’accueil, qu’elle finit par la tuer (un cas de jalousie compréhensible, dit le juge, lors du procès). Dans ces cas-là, la société allie toujours ses forces à celles des parents contre l’enfant.
La « société », c’est nous après tout ! Vous voulez dire que nous laissons tomber les enfants ?
Chacun de nous a appris très tôt à défendre les parents, nos propres parents tout d’abord et par conséquent tous les autres parents. !Travailleurs sociaux, psychiatres, thérapeutes, hommes politiques ou journalistes, tous ont en commun ce premier réflexe, souvent inconscient de défendre les parents. Même quand vous vous apercevez de ce que des parents font à leurs enfants, vous hésitez à faire quoi que ce soit, car – par habitude – vous n’êtes pas du côté de l’enfant. J’oserais même dire que l’empressement de ceux qui prennent les décisions de placement à défendre leurs propres parents, explique pourquoi dans la plupart des cas ils ne prennent pas en considération les enfants avec la rapidité et la compréhension requises. C’est pourquoi la société, année après année, continue de défendre les persécuteurs au lieu des victimes. Le fort est protégé à la place du faible. Partout ! Si vous vous mettez à battre un adulte dans la rue, la police le défendra même s’il est assez fort pour le faire. Si vous agissez de même avec un enfant, personne ne vous dérangera parce que vous faites ce qu’on appelle « élever un enfant » – au moins en Suisse et en Allemagne.
Que voulez-vous dire ? Sommes-nous supposés cesser d’éduquer nos enfants ? Après tout, nous devons être fermes et clairs envers eux au sujet de ce qui est bien et de ce qui est mal. Si mon garçon de trois ans est réellement en train de tuer son petit frère à cause d’une jalousie qu’il ne contrôle pas, je dois l’en empêcher, n’est-ce pas ? Ou s’il pleure parce qu’il ne peut goûter le whisky de son père ou encore est bouleversé parce que je lui interdis de jouer avec mes cigarettes, cela signifie-t-il que je l’ai offensé, blessé dans son narcissisme ? Les petits enfants se mettent toujours dans des situations où ils risquent de se blesser ou de blesser les autres. Un petit enfant n’est presque jamais seul. Il est souvent entouré de camarades qui requièrent la même attention, le même respect et les mêmes réponses que lui.
Ce sont ces questions et ces réflexions qui nous sont parvenues après la publication de vos premiers articles.
Ces réactions montrent pourquoi il est si difficile de ne pas humilier un enfant alors que vous avez vous-même été humilié quand vous étiez un petit enfant et que l’on ne vous a pas permis de le ressentir. Ces gens qui posent ce genre de question veulent savoir en fait : « Comment suis-je supposée me comporter si je veux être une bonne mère ? » Il ne s’agit pas de cela dans mes livres. Je ne dis pas : « C’est comme cela que vous devez vous conduire avec vos enfants. » Si cela était, je serais un éducateur, ce que je refuse d’être. Mon but est de montrer ce que j’ai vu, en rendre compte et permettre aux gens d’être réceptifs à certains phénomènes qui semblent avoir été intégrés dans notre culture. Mais beaucoup de gens refusent de savoir. Ce qu’ils veulent, c’est « bien se conduire », ce qui, à son tour, dépend de la façon dont ils ont été élevés quand ils étaient enfants. On leur a appris à être des enfants obéissants qui font ce qu’on leur dit de faire.. Ainsi, si une femme a été éduquée comme devant être une bonne fille, obéissant à sa mère, elle voudra également être avec moi un bon enfant. Elle a appris à se sentir coupable si elle fait « quelque chose de mal », et aujourd’hui, elle veut se préserver de ses sensations douloureuses de culpabilité en apprenant de moi comment maintenir son enfant « dans le droit chemin ». Si j’avais dû répondre à la question concernant cet enfant qui hait son frère, j’aurais dit à la mère : « Savez-vous qu’il doit y avoir une raison pour que votre fils aîné soit si désespéré au point de vouloir tuer son frère ? Mais je ne peux vous fournir de réponse sans connaître toute la situation. Vous voulez que je vous donne une réponse standard ; c’est exactement ce que je refuse de faire. Je ne donne pas d’ordonnances ». Très certainement, la mère qui s’entendra répondre ainsi à sa question sera troublée et dira : « Alice Miller dit que c’est ma faute si mon aîné bat son petit frère… »
C’est très difficile de parler de ce genre de problèmes avec des gens qui ont été élevés de sorte qu’ils se sentent en permanence coupables. Il ne leur est simplement pas permis d’entendre ce que vous dites réellement, ils entendent ce qu’ils doivent entendre.
Ce que j’ai répondu aux parents qui ont écrits après la publication de ces articles pourrait être ainsi résumé : « Si j’ai bien compris le message d’Alice Miller, elle veut dire que vous ne pourrez empêcher un enfant de penser qu’il est injustement traité par les adultes ».
Pourquoi devrions-nous l’en empêcher ? Je dirais que s’il le pense, c’est qu’il a de bonnes raisons. L’en empêcher signifie troubler l’enfant, car ses sentiments l’aident à s’orienter.
Mais ce que font souvent les parents, c’est de refuser aux enfants le droit d’être en colère.
C’est très vrai et très fréquent.Si l’enfant est en colère après sa mère et qu’il lui est interdit de le montrer, ou si la mère est en colère et qu’elle n’en a pas conscience, alors l’enfant reportera sur son petit frère la colère qui était en fait destinée à sa mère, ou celle que sa mère éprouvait mais qu’elle ne s’est pas autorisée à montrer. La mère donc peut continuer à être bonne, « morale », un ange gardien, ce qu’elle croit être du devoir de son rôle de mère.
Mes livres sont une offre à sentir et penser. Beaucoup de gens peuvent l’accepter, d’autres pas. Les gens qui ont été en grande partie élevés dans la culpabilité peuvent seulement se demander : « Suis-je une bonne mère (= fille) ? Suis-je un bon père ( = fils) ? Est-ce ainsi que je dois me conduire ? » Si vous le voulez, vous pouvez ne rien comprendre. Un magazine féminin américain a publié un brillant article au sujet de deux de mes livres. Le journaliste m’avait réellement comprise. Dans un autre numéro de ce même magazine, une lettre de lecteur fut publiée ; elle disait : « Je suis tellement contente d’avoir enfin obtenu l’avis d’un expert sur la façon de mieux dresser mes enfants ». Je suis extrêmement peinée de constater de telles erreurs d’interprétation de mes propos ; elles ont comme origine les méthodes d’éducation de notre société. Je ne suis pas un bureau de conseils. Le genre de conseils que certaines personnes demandent ne concerne que leur comportement avec leurs enfants, sans qu’ils les voient, les ressentent ou essaient d’imaginer ce qu’ils éprouvent. Si je donnais ces conseils, j’obtiendrais exactement l’effet opposé de celui que je cherche à atteindre.
Les parents ne sont pas indifférents à ce qui se passe chez leurs enfants. Ainsi, quand un père découvre des défauts chez son fils que lui-même ne supporte pas chez lui et qu’il a été incapable de maîtriser, il se mettra en tête de les faire disparaître chez son fils. Mais s’il trouve à son fils des qualités qu’il aurait aimé avoir, il sera fier de cet enfant, car il est de son sang, une extension de lui-même. Ceci est une traduction très libre de l’allemand de quelques réflexions faites par Kafka dans une lettre écrite à sa sœur Vali. Alice Miller qui m’a lu à haute voix cette lettre, voit dans les œuvres de Kafka la confirmation des conclusions qu’elle a pu tirer après de nombreuses années de travail comme analyste.
Ce qu’on appelle amour parental est souvent tellement empreint d’agression et de besoins narcissiques non satisfaits que le respect des parents pour l’enfant est faible ou totalement absent. Kafka insiste sur le fait que le respect pour l’enfant est de loin beaucoup plus important pour sa vie que ce qu’on appelle « l’amour parental ». Ce phénomène pourrait souvent être décrit ainsi : « Mon enfant est ma propriété. Je l’aime parce qu’il est à moi. Je l’aime parce que je ne pourrais exister sans lui ». C’est une forme d’amour qui ne voit pas l’enfant, qui est aveugle à ses besoins. Si vous voulez apprendre à « voir » et à respecter votre enfant, alors vous devez apprendre à voir et à respecter le petit enfant que vous fûtes autrefois.
Pourtant, il y a peu de parents qui sont préparés à écouter l’enfant démuni qui est en eux, la victime des besoins non satisfaits de leurs parents qu’ils ont été autrefois. Ils nient leur faiblesse. A la place, ils font de leurs enfants des victimes. Ils ne veulent pas penser à cette désagréable époque où ils étaient eux-mêmes sans pouvoir et à la merci de leurs parents.
Ceux qui sont complètement incapables de percevoir le dénuement de leur propre enfance, ceux-là peuvent devenir un autre Hitler. Ce sont eux qui disent : « Mes parents furent les meilleurs parents que vous puissiez imaginer. Les coups qu’ils m’ont donné ont fait de moi un homme ». Il y a toutes les raisons d’être préoccupé par des gens comme ceux-là. Ils peuvent extérioriser leur terreur refoulée qu’ils ont à supporter contre le monde entier pour de « bonnes » raisons idéologiques.
Mais si vous n’avez pas été respecté étant enfant, comment pouvez-vous apprendre à respecter vos propre enfants ?
Si un individu ne sait pas ce qu’est respecter ses enfants – et comment le saurait-il s’il ne l’a pas été lui-même ? – je lui dirai : « Pensez à la façon dont vous respectez votre père et votre mère. Alors soudain vous saurez ce qu’est le respect ! » La plupart des gens respectent si profondément leurs parents qu’ils n’oseraient même pas leur dire : « Vous m’avez fait mal ». Mais à notre petit enfant, nous crions : « Tu ne dois pas… Tu n’as pas le droit… C’est interdit… Arrête de faire du bruit quand les grandes personnes sont en train de parler… » C’est ainsi que nous réagissons presque automatiquement.
Mais il existe aussi des parents qui font un réel effort pour rompre avec cette éducation autoritaire dont ils ont hérité. Il y a des parents qui affirment en avoir fini une fois pour toutes avec les méthodes employées par leurs parents et grands-parents.
Si les gens n’ont qu’une conception idéologique de la façon dont ils doivent se comporter avec leurs enfants, et néanmoins manipulent l’enfant de différentes façons afin d’obtenir ce qu’ils veulent, ils sont toujours dans une « éducation pernicieuse ». Ce n’est jamais une conviction idéologique qui fait de vous un parent respectueux et empathique. Un individu peut avoir des idéaux très humanitaires en restant très autoritaire. Ce que les parents disent faire n’est pas nécessairement ce qu’ils font réellement. D’un autre côté, si les parents peuvent ressentir comme les enfants qu’ils ont été autrefois, alors il est impossible qu’ils blessent leurs enfants sans comprendre ce qui se passe. Ils permettront à leurs enfants de réagir et seront capables de tirer un enseignement de leurs réactions. Tous ce que nous pouvons faire, c’est apprendre de nos enfants ce que nous n’avons pas pu apprendre de nos parents. Et c’est déjà beaucoup.
Il est évident que tout ce qui arrive à un enfant lors de son développement est plus important – et plus caché – que ce qui se produit plus tard. Si un enfant a été traumatisé très tôt dans sa vie, ces traumatismes ne peuvent pas disparaître simplement. Au contraire, ils tendent à être accentués par des événements ultérieurs, le traumatisme original sera ainsi le point de départ inconnu d’un cercle vicieux. L’enfant rejouera sans cesse son traumatisme. Et c’est là le réel danger : il rendra la vie très difficile à son entourage et à lui-même. La seule chose qui pourrait l’aider, c’est que l’adulte puisse réaliser que derrière toutes ces exigences absurdes de l’enfant à l’égard de son entourage,, il y a la véritable demande d’être vu, respecté, et pris en considération. On ne peut que regretter cette absence de sensibilité chez tant de gens : ils ont depuis longtemps tué l’enfant en eux-mêmes.
Je connais une psychologue qui appelle ce que vous nommeriez probablement « les besoins narcissiques non satisfaits », les « besoins gelés ». Elle veut dire par là que ce sont des besoins que vous ne pouvez jamais satisfaire. Si vous n’avez pas été « vu » quand vous étiez petit, aucune reconnaissance dans votre vie d’adulte – même si elle est considérable – ne peut vous donner le sentiment d’être accepté tel que vous êtes. Si j’ai bien compris le contenu de vos livres, vous pensez qu’ils est possible de réparer ces blessures en dégelant et en satisfaisant ces besoins qui ont été négligés quand vous étiez enfant ?
Ce n’est pas si simple que cela. Si vous n’avez pas été « vu » quand vous étiez enfant, il vous sera difficile de trouver des gens qui pourront vous donner le genre d’attention que vous attendez. Vos besoins ont été tant réprimés que vous ne savez plus ce qu’ils sont. Vous vivez probablement avec des gens qui ne peuvent pas les satisfaire. Si vous ne savez pas vous-même ce que vous voulez, il est tout à fait naturel qu’il vous soit difficile de satisfaire vos besoins. Sans cesse, vous rechercherez des gens qui, tout comme vos parents ou d’autres adultes ayant eu de l’importance dans votre petite enfance – seront insensibles à votre besoin d’être compris et accepté tel que vous êtes.
Quel genre d’individu devient-on alors ?
On devient comme la plupart des gens aujourd’hui. On pense qu’il faut de plus en plus d’argent, de pouvoir : de faux besoins qui sont un substitut des besoins réels dont vous avez perdu le contact depuis longtemps et qui restent insatisfaits.
Vous pensez donc que la plupart des gens traversent leur vie sans ressentir leurs besoins et sont incapables de les identifier ?
Oui, la plupart d’entre eux.
N’y a-t-il pas quelques remèdes contre ces blessures narcissiques qui apparaissent tôt dans la vie ?
Une blessure ne peut guérir que si elle n’a pas été ignorée. Si vous n’êtes pas conscient de ces blessures, elles peuvent se mettre à saigner n’importe quand. Mais si vous en êtes conscient et si vous les prenez au sérieux, elles peuvent être guéries. Ma tâche est de rendre les blessures visibles. C’est ce à quoi je veux parvenir au moyen de mes livres. Et beaucoup plus de gens que je ne l’avais espéré m’ont écrit qu’ils avaient compris mon message, car il confirmait leur propre expérience et les a libérés de cette confusion engendrée par des principes pédagogiques surannés. Ces lettres sont réellement pour moi un don, et aussi un signe d’espoir. Il est possible d’atteindre les gens et d’en être compris quand votre propre expérience sert de point de départ. Tant de gens disent : « C’est exactement ce qui m’est arrivé ». C’est pourquoi je pense que les témoignages des victimes sont d’une très grande importance pour nous ; ils peuvent nous apprendre beaucoup plus sur la réalité que les soi-disant experts (des universités et des instituts) ne pourront jamais le faire. Les experts soutiennent souvent un système dont ils sont une partie. J’ai souvent reçu des lettres de juges me disant que j’avais décrit leur vie : « Maintenant, je ne vois pas comment je pourrais continuer à travailler ainsi ? Je dois beaucoup changer», ont-ils écrit. La même réaction m’est parvenue, à mon étonnement et à ma joie, venant de plusieurs prêtres catholiques : « Ce que vous dites dans vos livres est si convaincant que je ne peux l’oublier. J’envisage ma vie d’une tout autre façon », a écrit un prêtre. Un autre m’a envoyé ceci : « Maintenant, je réalise que ce que nous faisons dans notre profession est de culpabiliser les enfants, comme on l’a fait avec nous autrefois. Je ne m’étais jamais posé de questions à ce sujet jusqu’à ce que je lise vos livres. Nous nous sentons coupables et c’est pourquoi nous transmettons cette culpabilité à nos enfants.
Les hommes âgés en position de pouvoir dans le monde répètent ce qu’ils ont appris de leurs parents. C’est pourquoi nous sommes gouvernés par des principes qui datent souvent de plus d’un siècle. Ce sont les jeunes qui osent avoir des sentiments. Et l’une des raisons à cela est qu’en général ils ont été élevés d’une façon plus bienveillante que ne l’ont été leurs grands-parents. Ils perçoivent l’absurdité des idéologies dominantes. Ils comprennent que les phrases utilisées par les hommes au pouvoir pour nous convaincre de la nécessité d’armes nucléaires, ne sont que des mots sans vie. « Nous devons nous préparer à une guerre nucléaire pour préserver notre liberté », disent les vieux hommes. « Mais à quoi sert la liberté si nous et nos enfants ont été tués, répondent les jeunes. Nous avons besoin de la liberté de parler qui ne nous sera pas donnée avec plus d’armes ». Et les politiciens ne savent quoi répondre à cela ! Ils ont appris à faire des discours, mais non à écouter leur peur. Et par dessus tout, ils ont appris à ne rien ressentir. Si vous ne ressentez rien, vous êtes incapable d’affronter de nouvelles expériences, et dépendez d’expériences passées qui sont peut-être dépassées.
Dans ce cas, comment peuvent faire les jeunes pour atteindre les politiciens avec leur question et leur perception plus clairvoyante du monde ?
Si les politiciens étaient sujets à des pressions venant de gens qui ont atteint cette lucidité, ils seraient obligés d’écouter les autres et l’enfant en eux-mêmes – et cela signifie la partie la plus authentique d’eux-mêmes. Tous les jeunes gens du mouvement pour la paix font pression sur les hommes politiques. Espérons qu’ils réussiront.
Certaines critiques font valoir que le mouvement pour la paix utilise de mauvaises méthodes et n’atteindra pas son but pour cette raison. Elles disent que si vous agissez agressivement et assénez des slogans à propos de la paix sur la tête des gens au pouvoir, vous n’obtiendrez que des oreilles qui se bouchent.
Ces oreilles étaient bouchées auparavant. La paix n’est pas un slogan mais une nécessité à l’heure actuelle. Les hommes politiques qui oublient ou nient cela sont coupés de notre réalité : ils vivent dans un système de valeurs du passé. Quoi que vous fassiez, les gens au pouvoir nieront toujours ce pour quoi on les critique. Ils continueront de fournir leurs explications absolument pas convaincantes et qui sont inadaptées au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Leurs arguments remontent souvent au XIXe siècle.L’agressivité que l’on trouve dans le mouvement pour la paix est complètement justifiée. J’affirme qu’il est préférable de parler à haute voix que de se tenir tranquille. En outre, je fais une distinction importante entre l’agressivité et la destructivité. Vous devenez agressif quand vous devez vous défendre, défendre votre vie. Vous avez besoin de détruire quand on ne vous a pas autorisé à vous défendre. Ceux qui ont besoin de détruire ne crient pas, ni ne protestent. Ce sont des gens soumis, souvent considérés comme des individus bien adaptés socialement. Quand une guerre éclate, ils marchent joyeusement vers le front et se fondent de leur plein gré dans les rouages de la guerre. Ils obéiront et tueront. En revanche, ceux qui essaient de penser par eux-mêmes et de se doter d’une opinion indépendante, ceux qui refusent d’être des enfants obéissants, expriment une saine agressivité.
Ainsi, ce sont les enfants obéissants qui sont réellement dangereux ?
En effet, il se peut qu’ils répètent tout ce qu’on leur a fait subir dans leur enfance, dès qu’ils en auront la possibilité. C’est ce qui est advenu quand Hitler a rejoué son traumatisme de l’enfance avec toute la population allemande. Et cela a marché ! Les gens obéissants continuent d’être obéissants et de tuer quand on le leur ordonne – et pas toujours sans un certain plaisir.
Vous avez très confiance dans la jeunesse. Cela signifie-t-il que vous pensez que c’est une bonne chose qu’il y ait moins d’ « enfants obéissants » de nos jours par rapport aux deux ou trois générations passées ?
Oui, c’est un signe d’espoir. Cela signifie également qu’il y a plus de gens qui sont sensibles à cet état de dénuement dont ils ont fait l’expérience dans leur enfance. S’ils sont en relation avec l’enfant qui se trouve en eux-mêmes, il ne leur est pas nécessaire de se protéger contre cet état de dénuement par le prestige, par des comportements suffisants ou des positions de pouvoir qui leur permettent de réduire le monde en pièces. Beaucoup de ceux qui nous gouvernent sont dans un tel état d’insécurité qu’ils ont besoin du pouvoir pour se conforter. Ils n’ont de cesse que de tuer l’enfant qui est en eux afin de devenir rapidement la figure paternelle toute puissante qui autrefois exerçait une domination sur eux. Ils font de longs discours et nous disent comment est le monde – un monde qui n’existe plus, celui de leurs parents et de leurs grands-parents.
Comment expliquez-vous le changement des attitudes qui s’est produit ces dernières années ? Comment se fait-il que parmi les jeunes d’aujourd’hui nous trouvions tant d’ « enfants désobéissants » qui refusent d’avaler des vérités toutes faites ?
Cela me semble évident : les jeunes n’ont pas grandi dans les mêmes conditions que, par exemple, moi ou la génération de mes parents. Leurs parents les ont éduqués différemment. Peu à peu les méthodes d’éducation ont changé. Quand, dans de nombreuses familles, les parents cessèrent d’utiliser des châtiments corporels, ce fut un grand bond en avant. Le travail de pionnier de Freud qui nous a donné un aperçu fondamental de l’impact que revêt la petite enfance dans la vie des adultes, s’est petit à petit répandu et a été compris par des gens de plus en plus nombreux. Moins les jeunes sont humiliés et élevés selon des principes (au lieu d’être acceptés comme l’être humain qu’ils sont), plus ils se développent intellectuellement. C’est très simple ! Si le monde n’est pas détruit sous peu, je pense que nos enfants et nos petits-enfants seront moins destructifs que ceux qui furent jeunes dans les années 30 et 40. Ainsi, si nous ne détruisons pas nos enfants, ils ne nous détruiront plus.
- Thomas Gruner – Entretiens avec Alice Miller sur l’enfance et la politique (octobre 2004)
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