Conclusion

Thomas Gruner – Entretiens avec Alice Miller sur l’enfance et la politique (octobre 2004)

Conclusion

  1. Introduction
  2. La destructivité
  3. Le sadisme
  4. La folie individuelle
  5. Conséquences pour toutes les sociétés
  6. Conclusion

En 1977, on a beaucoup parlé dans les médias allemands d’un manuscrit publié sous le pseudonyme de Fritz Zorn, au titre aussi évocateur qu’implacable : Mars. L’auteur n’a pas vu son livre paraître, il a seulement pu apprendre qu’il serait publié par les soins de l’écrivain suisse Adolf Muschg. Il est mort du cancer peu après dans de grandes souffrances, à l’âge de 32 ans.

Le livre raconte le combat d’un jeune homme élevé dans une famille de millionnaires suisses. Il reporte sur toute la société, en particulier sur la classe des très riches, à laquelle appartient sa famille, la haine qu’il voue à ces origines qui l’ont profondément marqué. En écrivant ce livre, l’auteur a cherché à se libérer de ses liens avec une société, un milieu social qui le dégoûte profondément. Mais, malgré une longue psychanalyse, il meurt du cancer. Il perd une guerre que le corps a finalement dû supporter seul. Le combat contre “le système”, le rejet du système était en quelque sorte une mise en scène de substitution.

Fritz Zorn ne décrit que dans quelques passages du livre son enfance, ses parents, l’état d’incommunication totale entre les parents et l’enfant qu’il était, l’étouffement de toute énergie vitale, de la créativité, de la joie. On ne fait qu’entrevoir le portrait timidement esquissé d’un enfant très doué qui, écrasé par les modèles, les conventions, la stupidité de ses parents, finit par en mourir. Jusqu’à la fin, la vie de Fritz Zorn sera dictée par les interdits parentaux : il n’a aucune relation sexuelle, ne parvient pas à se faire des amis. La haine du jeune homme est aussi intense que justifiée, mais, au lieu de la diriger explicitement contre ses parents, il la retourne contre la Suisse, la grande bourgeoisie, les industriels. Malgré la différence d’arrière-plan, c’est un destin très semblable à celui de Bernward Vesper (voir Conséquences pour toutes les sociétés).

Les deux livres montrent clairement l’imbrication entre ce que l’enfant vit chez ses parents et ce que l’adulte vit dans la société et dans un système politique. Le combat de l’enfant se répète à l’âge adulte sous forme de combat contre la société. Eprouver du dégoût devant un dispositif politique qui n’offre aucune perspective, qui ne fonctionne que dans l’apparence, dans le “glamour”, est pour moi compréhensible et justifié. Mais l’attitude de l’adulte envers la société doit-elle nécessairement être la répétition de son sort d’enfant ? N’existe-t-il pas de solution plus constructive que la séparation et la mort ? Pour moi, l’impossibilité de comprendre le destin d’un individu sans connaître son histoire d’enfance transparaît clairement dans ces deux livres. Mais ils montrent aussi tous deux comment le combat très personnel décrit là s’est déplacé dans le domaine politique.

La destructivité de l’individu se retrouve en outre dans les tendances autodestructrices de la société tout entière, une société mutilée qui est en guerre contre elle-même ou qui s’en prend à des catégories de population particulières, dans ce cas le plus souvent considérées comme “inférieures”.

Dans son important ouvrage “La Marche folle de l’Histoire“ [dont le titre allemand signifie : “La folie des gouvernants”], l’historienne américaine Barbara Tuchman écrit : “Ce que nous savons moins, c’est que le pouvoir rend souvent stupide et produit la folie, que le pouvoir de donner des ordres conduit souvent à bloquer la pensée, que la responsabilité du pouvoir décroît à mesure que son terrain d’action s’étend. Le pouvoir a l’énorme responsabilité de gouverner aussi rationnellement que possible dans l’intérêt de l’Etat et des citoyens. Cela inclut le devoir de bien s’informer, de prendre en compte les informations, de garder en éveil ses perceptions et sa capacité de jugement, et de résister à la tentation sournoise de l’étroitesse d’esprit.”

Je suppose que de nombreuses personnes observent avec scepticisme l’action des politiques. Beaucoup se demandent aussi parfois ce qui conduit les politiques à prendre des décisions dont on peut prévoir qu’elles sèmeront la confusion ou mèneront à une situation qui empêchera une évolution positive de la collectivité ou détruira de manière programmée des structures essentielles déjà existantes. Comme Barbara Tuchman, certains parleront donc de la stupidité ou de la “folie” des dirigeants. De fait, on constate régulièrement l’importance du fossé qui existe entre pouvoir et intelligence, entre pouvoir et culture. Mais la réflexion de Tuchman selon laquelle le pouvoir et les fonctions dirigeantes entraîneraient nécessairement et à eux seuls la stupidité est-elle pertinente ?

Dans la société actuelle, il est souvent difficile de distinguer qui sont ceux qui disposent d’un pouvoir effectif. Sont-ce les politiciens que nous élisons, ou les groupes d’intérêt qui, souvent, manipulent ces mêmes politiciens en se cachant derrière eux, et à qui ces politiciens offrent leurs services, voire se soumettent pour pouvoir conserver leurs fonctions ? Que ce soit en politique, dans l’économie ou dans les médias, cette structure opaque et anonyme pousse vers le haut les gens dont elle a besoin et, bien souvent, bloque l’évolution de ceux dont elle pourrait redouter la compétence.

Mais quelle sorte d’êtres humains est-ce là, qui ont autant besoin d’un pouvoir réel ou apparent que d’air pour respirer ? Et si ce pouvoir supposé est pour eux un élixir de vie, pourquoi prennent-ils si souvent des décisions qui, en fin de compte, mettent en danger la position qu’ils ont eu tant de mal à conquérir ?

On retrouve le même schéma dans la vie économique. Un dirigeant d’entreprise consacre toute son existence à gagner le plus d’argent possible. Il fait carrière et amasse plus qu’il ne pourra jamais dépenser. Mais il veut posséder toujours plus, il a besoin de cela. On parle alors souvent d’avidité, et à juste titre, mais en ajoutant que c’est “humain, trop humain”. Et pourtant, il faut bien une cause à cette avidité qui, au moins à long terme, prive l’individu – ou ses enfants après lui – des principes de vie les plus fondamentaux, puisque cela le conduit à prendre des décisions catastrophiques ? Quel vide doit-il masquer, quelle faim doit-il réprimer ainsi ? Qu’est ce qui fait qu’un être humain n’en a jamais assez, même lorsque ce qu’il accumule finit par l’étouffer ? Questions naïves ?

Le bon sens aimerait croire que le désir de pouvoir et d’argent trouve ses limites quand il nuit non seulement à la communauté, mais même à l’individu concerné. Or, on est frappé de constater que ce n’est pas souvent le cas, que l’autodestruction l’emporte. Il n’est plus possible d’expliquer ce phénomène uniquement par les conditions politiques et économiques, même si elles jouent sans aucun doute un rôle central. Marx disait déjà que la famille était la plus petite cellule de la société. Mais l’idéologie marxiste n’a pas abordé les schémas profonds qui auraient pourtant été indispensables pour comprendre l’histoire non seulement des individus, mais de toute une société. Les déformations subies par un grand nombre d’individus influencent la société, dont les structures vont à leur tour répercuter et renforcer les dégâts sur tous ses membres.

Ceux qui, depuis le début de leur vie, n’ont jamais eu le droit de ressentir leurs besoins vitaux authentiques doivent compenser cela en recherchant des substituts pour se satisfaire, sans pouvoir se rendre compte qu’ils entrent ainsi dans un cercle vicieux d’autodestruction. Ils restent nécessairement aveugles aux faits, à la réalité, et évitent les personnes qui pourraient le leur faire remarquer.

Les dictatures du XXe siècle mettent particulièrement en lumière le cercle vicieux de la destructivité. Celle-ci existe également dans les démocraties occidentales, mais atténuée, diluée sur une longue période. Aujourd’hui, beaucoup d’éléments donnent à penser que, de nouveau, les facteurs de destruction n’ont plus de limites dans notre société.

Dans le livre de Barbara Tuchman, l’aveuglement des puissants est symbolisé par la guerre de Troie. En faisant tomber les remparts de leur ville pour laisser entrer le cheval de bois (où se cachaient les soldats grecs), les Troyens ont ignoré de façon quasi compulsive tous les avertissements et les signes annonciateurs de la catastrophe. Au contraire, ils ont fait la fête et se sont enivrés. On connaît la suite.

—Thomas Gruner, octobre 2004.

Bibliographie des “Entretiens sur l’enfance et la politique” :

  • Accoce, Pierre / Rentchnick, Pierre, Dr, “Ces malades qui nous gouvernent”, Stock, 1977.
  • Chamberlain, Sigrid, “Adolf Hitler, die deutsche Mutter und ihr erstes Kind”, Psychosozial Verlag, 1997 (non traduit en français).
  • Chandler, David P., “Pol Pot, Frère Numéron Un”, Plon, 1993.
  • Goldhagen, Daniel Jonah, “Les Bourreaux volontaires de Hitler : Les Allemands ordinaires et l’Holocauste”, Seuil, Paris, 1997.
  • Grimm, Tilemann, “Mao Ttse-Tung”, Rowohlt Monographie, Reinbek bei Hamburg, 1987 (non traduit en français).
  • Johnson, Bob, “Emotional Health”, James Naylor Foundation, York (GB), 2002 (non traduit en français).
  • Liedloff, Jean, “Le Concept du continuum – A la recherche du bonheur perdu” (1975), éd. Ambre, 2006.
  • Maurel, Olivier, “La Fessée”, La Plage, 2004.
  • Post, Jerrold M., “Leaders and Their Followers in a Dangerous World”, Cornell University Press, 2004 (non traduit en français).
  • Reich-Ranicki, Marcel, “Ma vie”, Grasset, 2001.
  • Tuchman, Barbara, “La Marche folle de l’Histoire : de Troie au Vietnam”, Robert Laffont, 1985.
  • Vesper, Bernward, “Le Voyage”, Hachette, 1981.
  • Zorn, Fritz (pseudonyme) “Mars”, Folio Gallimard, 1982.