La cruauté s’apprend dans l’enfance

La cruauté s’apprend dans l’enfance

Interview accordée par Alice Miller à Borut Petrovic Jesenovec pour le magazine slovène ONA en juin 2005 – 1ère partie

Traduit par Pierre Vandevoorde

Vous avez établi que le respect du quatrième commandement (“tu honoreras ton père et ta mère”) par l’enfant nuit à une vie émotionnelle saine. Voilà qui doit choquer bien des gens. Comment avez-vous découvert que cette “injonction solennelle” n’a en fait pas d’autre fonction que la manipulation et l’asservissement de l’enfant ?

Ce n’est pas à l’enfant que le quatrième commandement nuit, mais plus tard à l’adulte. Tous les enfants aiment leurs parents et n’ont nul besoin d’un commandement pour leur dire de le faire. Mais quand nous devenons adultes et que nous réalisons que notre amour a été exploité et qu’on a abusé de nous, nous devrions être capables de percevoir nos sentiments véritables, y compris la rage, et rien ne devrait nous obliger à continuer à aimer des parents qui ont été cruels envers nous. La plupart des gens ont peur de ces sentiments “négatifs” à l’égard de leurs parents, c’est pourquoi ils se défoulent sur leurs enfants et perpétuent de cette façon le cycle de la violence. C’est là que je situe les effets destructeurs du quatrième commandement. Et comme il n’existe toujours pas de commandement ni de loi qui interdirait aux parents de décharger leur colère sur leur progéniture, rien ne s’oppose à ce que le comportement parental le plus brutal continue de porter le nom d'”éducation”.

Vous allez jusqu’à affirmer que le quatrième commandement est la cause de maladies physiques. Comment en arrivez-vous là ? En a-t-il été ainsi pour vous personnellement ?

C’est la répression des sentiments authentiques qui nous rend malades. Nous les réprimons par peur. La peur inconsciente que ressent l’enfant confronté à des parents violents peut nous accompagner toute notre vie si nous en restons au stade du déni pour refuser de nous confronter à elle.

Nous considérons comme une évidence que les parents “aiment” leurs enfants. Malheureusement, ce n’est bien souvent rien de plus qu’un mythe. Peut-on parler d’amour parental si les parents ne “corrigent” leurs enfants qu’occasionnellement ?

Comme parents nous devrions savoir que toute forme de violence éducative, aussi bien intentionnée soit-elle, tue l’amour.

Pourquoi est-ce toujours une erreur de frapper les enfants ?

Frapper, c’est toujours un abus de pouvoir. C’est humiliant et cela fait naître la crainte. Un état de crainte peut uniquement apprendre aux enfants à être méfiants et à dissimuler leurs sentiments authentiques. En outre, ils apprennent de leurs parents que la violence est le moyen approprié pour résoudre les conflits, qu’ils sont mauvais ou qu’ils ne valent rien, et donc qu’ils ont besoin d’être corrigés. Ces enfants oublieront bientôt pourquoi ils ont été frappés. Ils vont très vite se soumettre. Mais plus tard dans leur vie, ils feront la même chose à des personnes plus faibles. En frappant, nous enseignons la violence. Au fil des années, le corps de l’enfant a peu à peu assimilé cette leçon, et l’on ne saurait attendre de lui qu’il l’oublie d’un seul coup pour se conformer à des valeurs d’ordre religieux que le corps ne comprend de toute façon pas. En revanche, le corps garde la mémoire de ces coups.

Beaucoup d’actes abominables sont accomplis au nom de l’amour parental. Pourriez-vous donner une définition de l’amour parental véritable ?

J’aime mes enfants si je suis capable de les respecter avec leurs sentiments et leurs besoins propres et si j’essaie de satisfaire ces besoins du mieux que je le peux. Je n’aime pas mes enfants si je ne les considère pas comme des personnes comme moi, mais comme des objets que je dois corriger.

Vous parlez des abus dont les enfants sont victimes comme du “sujet interdit “dans nos cultures. Pourquoi en est-il ainsi ? Que faudrait-il faire pour changer cela ?

C’est un sujet interdit parce que la plupart d’entre nous ont été frappés dans leur enfance et que nous ne voulons pas que cela nous soit rappelé. Enfants, nous avons appris que fessées et claques ne font pas de mal. Il nous a fallu croire à ce mensonge pour survivre. Maintenant que nous sommes adultes, nous ne voulons pas connaître la vérité : en réalité, frapper les enfants, ça laisse des traces. Il est très intéressant de voir comme les gens deviennent agressifs quand vous leur dîtes : “ne frappez pas vos enfants”. Et même, ils deviennent encore plus agressifs quand vous leur dîtes : “vous-même, quand vous étiez enfant, vous avez été frappé et vous en avez souffert, vous avez été obligé de refouler votre souffrance pour pouvoir survivre. “Ils préfèreraient vous tuer que d’admettre la vérité et de ressentir à nouveau l’étendue de l’humiliation et de l’absence d’amour qui étaient les leurs lorsqu’ils étaient frappés par quelqu’un de cinq fois plus grand qu’eux. Ces réactions agressives sont compréhensibles. Imaginez comment vous vous sentiriez si, en sortant dans la rue, quelqu’un de cinq fois plus grand que vous était pris d’une rage subite et se mettait à vous frapper sans que vous en compreniez le moins du monde la raison. Un enfant ne peut pas supporter cette vérité, il lui faut la refouler. Mais un adulte peut la regarder en face. En tant qu’adultes, nous ne sommes pas aussi seuls, nous pouvons rechercher des témoins et nous avons une conscience que nous n’avions pas quand nous étions enfants.

Vous dîtes que la haine vaut mieux que l’admiration pour des parents abusifs, parce qu’elle manifeste notre vitalité. Par rapport à leurs parents, beaucoup de gens se sentent pris dans une succession de mensonges qu’ils se font à eux-mêmes, ils les idéalisent. Comment pouvons-nous diriger la haine, la rage et la colère contre leurs véritables destinataires, et pas contre nous-mêmes ou contre nos partenaires ?

Nous pouvons essayer d’être honnêtes avec nous-mêmes sur le plan de nos émotions, et de trouver le courage de faire face à la réalité de notre enfance. Malheureusement, il n’y a pas beaucoup de gens qui veulent vraiment savoir ce qui s’est passé lors des premières années de leur vie. Mais leur nombre semble augmenter. Il y a quelques années, nous avons lancé sur Internet des forums de discussion dans différentes langues. Ils s’appellent “ourchildhood”. Des adultes qui enfants ont subi des abus sexuels, qui veulent approcher plus précisément ce qui leur est arrivé et savoir quels sont aujourd’hui leurs sentiments réels, peuvent mettre en commun leurs souvenirs avec d’autres survivants dans un environnement protégé et ainsi entrer petit à petit en contact avec leur véritable histoire. Grâce à l’empathie de témoins compatissants, ils arrivent à une plus grande clarté émotionnelle, qui les aide à modifier leur façon de se comporter avec leurs enfants. Naturellement, ils deviennent aussi plus authentiques avec leurs partenaires et avec eux-mêmes dès qu’ils comprennent mieux d’où viennent les émotions puissantes qu’ils refoulaient jusqu’alors.

L’une des vérités qui forment le socle de la psychologie, c’est que les personnes qui ont souffert de manques émotionnels dans leur enfance passent toute leur vie à espérer qu’elles vont finir par recevoir l’amour qui leur a été refusé. Pourquoi est-il si difficile d’admettre que nous n’avons compté pour personne ? Beaucoup de gens préfèrent même le suicide à cette idée.

Oui, vous avez tout à fait raison. Certains préfèrent le suicide, ou acceptent une maladie chronique, et d’autres deviennent dictateurs, ou meurtriers en série. Ils montrent ainsi aux autres ce qu’ils ont appris quand ils étaient enfants (violence, cruauté et perversion), plutôt que de reconnaître ce dont ils ont été privés très jeunes. Plus les individus ont dû subir de privations et de mauvais traitements quand ils étaient enfants, plus ils restent attachés à leurs parents à l’âge adulte et attendent d’eux qu’ils veuillent bien changer. Tout se passe donc comme si ils étaient restés prisonniers de leur peur d’enfants. Cette crainte de l’enfant maltraité rend toute forme de rébellion impensable, même quand les parents ont disparu.

A ce propos : la Slovénie est connue pour son taux de suicide élevé. Quelle serait votre approche de ce problème ?

Le suicide, comme la dépression, est toujours la conséquence d’une souffrance subie dans l’enfance et refoulée. J’ai écrit un article sur la dépression que vous pouvez lire sur mon site internet. Je m’appuie sur de nombreux exemples de vedettes qui ont eu beaucoup de succès, comme la célèbre chanteuse Dalida. Ces vedettes avaient tout ce qu’elles pouvaient désirer : elles étaient admirées et célèbres. Mais à l’âge mûr, elles devinrent dépressives et beaucoup se suicidèrent. Dans tous les cas évoqués, ce n’était pas le présent qui les faisait souffrir, mais les traumatismes refoulés de leur enfance qui faisaient qu’ils se sentaient malheureux, parce qu’ils n’étaient jamais reconnus en conscience. Le corps était laissé seul avec ce qu’il savait.

A votre avis, comment naissent la morale et l’éthique ? Pourquoi quelqu’un devient-il (im)moral ?

Un individu n’accède jamais à la morale grâce aux sermons qu’on peut lui faire, il acquiert des valeurs éthiques uniquement par le biais de l’expérience. Personne ne vient au monde méchant. Il est ridicule de penser, comme on le pensait au Moyen Age, que le diable enverrait un enfant méchant dans une famille, qui aurait à le corriger en le frappant, pour qu’il puisse devenir une personne comme il faut. Un enfant maltraité deviendra plus tard à son tour un tourmenteur et très certainement aussi un parent cruel, à moins qu’il n’ait trouvé dans son enfance un témoin secourable, une personne auprès de laquelle il pouvait se sentir en sécurité, aimé, protégé, respecté, une expérience qui lui aurait donné une idée de ce que peut être l’amour. Un enfant qui a vécu cela ne deviendra pas un tyran, il (ou elle) sera capable de respecter les autres et d’être en empathie avec eux. Il est très significatif que dans l’enfance de tous les dictateurs que j’ai étudié, je n’aie pas trouvé ne serait-ce qu’un seul témoin secourable. Il ne resta plus alors à l’enfant qu’à magnifier la violence qu’il avait eu à subir.

L’éducation religieuse nous apprend à pardonner à nos tourmenteurs. Devrions-nous vraiment leur pardonner ? Est-ce réellement possible ?

On peut comprendre que nous voulions pardonner et oublier pour ne pas avoir à ressentir la douleur, mais c’est une voie sans issue. Il apparaît tôt ou tard que ça n’est absolument pas une solution. Prenons le cas des nombreux auteurs d’abus sexuels recensés parmi les ecclésiastiques. Ils ont pardonné à leurs parents les abus dont ceux-ci se sont rendus coupables à leur égard, que ce soit sur le plan sexuel ou qu’il s’agisse d’autres types d’abus de pouvoir. Mais que font alors beaucoup d’entre eux ? Ils répètent les “péchés “de leurs parents, justement PARCE QU’ils leur ont pardonné. Si ils étaient capables de condamner en toute conscience les actes de leurs parents, ils ne seraient pas contraints de les reproduire, de harceler et de troubler profondément des enfants en les forçant à garder le silence, comme si ce qui s’était produit était la chose la plus naturelle qui soit, et non pas un crime. C’est tout simplement eux-mêmes qu’ils trompent. Les religions peuvent exercer un pouvoir énorme sur nos esprits et nous pousser de bien des façons à nous tromper nous-mêmes. Mais elles n’ont pas la moindre influence sur notre corps, qui connaît parfaitement nos émotions vraies, et qui insiste pour que nous les respections.

Est-il acceptable d’avoir de la compassion pour Saddam Hussein ou Milosevic ?

J’ai toujours eu de la compassion pour les enfants, mais jamais pour un tyran adulte. Sur ce point, j’ai quelquefois été mal comprise, en particulier quand je me suis attachée à décrire l’enfance d’Adolf Hitler. Certains lecteurs ne comprenaient pas que je puisse ressentir de la compassion pour l’enfant, mais à aucun moment pour Hitler adulte, qui est devenu un monstre justement parce qu’il a refusé de voir à quel point il avait souffert des humiliations terribles que lui avait fait subir son père (qui par ailleurs était l’enfant illégitime d’un Juif ; voir “C’est pour ton bien”). Enfant, Adolf Hitler n’était évidemment pas à même de défendre sa dignité, mais une fois adulte il resta aussi dans la soumission. Toute sa vie il craignit et honora son père, la nuit il était pris d’accès de panique, et il dirigeait l’immensité de sa haine contre tous les Juifs et demi-Juifs.

Les plus grands admirateurs de leurs parents sont ceux qui ont subi de leur part les plus grandes privations sur le plan émotionnel. Il y a là un mécanisme extrêmement cruel, qui conduit à une conception très pessimiste de la vie. Y a-t-il un espoir pour ceux qui ont été meurtris d’une façon particulièrement forte ?

Je ne pense pas que ma conception soit pessimiste. Au contraire, je pense que si nous sommes capables de comprendre comment fonctionne le cycle de la violence, nous pouvons partager notre connaissance avec d’autres et travailler ensemble à mettre fin à la violence. Mais si nous croyons que les gens sont nés avec des gènes qui les rendent violents, nous ne pouvons rien changer du tout. Bien que cette opinion soit parfaitement pessimiste et débile, elle est partagée par de nombreuses personnes prétendument intelligentes. Je n’ai jamais obtenu de réponse à cette question: comment expliquer que ce soit justement à l’époque où Hitler était le maître de l’Allemagne, ou Milosevic celui de la Serbie, qu’un si grand nombre d’hommes et de femmes affectés de tares “génétiques”auraient vécu dans ces pays ? Les raisons qui sont à l’origine de ces idées mystificatrices sont toujours les mêmes : les gens préfèrent croire à des causes génétiques plutôt que de voir comment leurs parents les ont traités et de sentir comme ça leur fait mal. Mais si ils sentaient cette douleur, ils pourraient se dégager de la compulsion de répétition et devenir par là même des adultes responsables. J’affirme là quelque chose qui n’a absolument rien de pessimiste.

Y a-t-il un espoir pour ceux qui ne trouvent pas de témoin ?

Un livre qui apporte des éléments d’explication peut tout aussi bien faire office de témoin. Plus nous parlons et écrivons souvent autour de cette problématique, plus il se trouvera de témoins un peu partout, des témoins bien informés, qui peuvent aider les enfants à se sentir respectés et en sécurité, et les adultes à supporter leur vérité. Le refoulement ne fait pas que de nous pousser à répéter, il consomme aussi une grande quantité d’énergie. Les maladies, les troubles du comportement alimentaire et la dépendance à l’alcool ou d’autres drogues en sont les conséquences.

La méthode de la “pensées positive” est tout aussi nocive que les prescriptions religieuses qui poussent à pardonner et à aimer ceux qui nous haïssent. Faudrait-il recommander d’éviter les méthodes d’auto apprentissage issues de la mouvance “new age”?

Oui, vous avez raison. La “pensée positive “n’est en rien un remède, car c’est une forme d’automystification, c’est une fuite devant la vérité qui ne peut pas être une aide, car le corps, lui, sait ce qu’il en est. Dans l’article “Qu’est-ce que la haine ?”, que j’ai récemment mis en ligne sur mon site, je m’étends davantage sur cet aspect. C’est ce que je fais aussi dans mon dernier livre, Notre corps ne ment jamais (Flammarion 2004).

Quelles conséquences politiques faut-il tirer de vos livres ?

Ils pourraient effectivement avoir un effet bénéfique si les hommes et les femmes politiques n’avaient pas peur de faire face à la vérité de ce que fut leur enfance. D’un point de vue émotionnel, ils sont restés pour la plupart des enfants de deux ans qui n’ont jamais été aimés et respectés comme les personnes qu’elles étaient, avec leurs sentiments et leurs besoins, même si certaines d’entre elles ont été admirées pour leurs capacités. Ils refoulent les frustrations du passé et recherchent des parents aimants dans la personne de leurs électeurs. Plus ils collectent d’argent pour leurs campagnes électorales, plus ils se sentent aimés. Mais comme cet “amour “ne peut jamais compenser l’absence d’amour dont l’enfant a souffert de la part d’une mère sévère, froide, exigeante et amère, sa lutte pour l’amour ne peut jamais s’arrêter. Et des milliers de gens en paieront le prix.
Les conséquences politiques à tirer de mes livres ne sont pas encore comprises par grand monde. Les gens se plaisent à considérer la cruauté humaine comme une énigme ou quelque chose d’inné. De la même façon, certaines idéologies se prêtent parfaitement à la dissimulation des véritables causes de la cruauté. Regardez ce qui s’est passé en Yougoslavie quand les soldats serbes ont obtenu l’autorisation de se venger des souffrances refoulées qu’ils avaient subies dans leurs jeunes années quand ils étaient des enfants battus. Milosevic leur a donné l’autorisation, et cela a suffit. Il n’y a pas eu besoin de donner des instructions pour pousser à la cruauté, elles étaient en mémoire dans le corps des soldats. Enfants, ils y avaient été soumis pendant des années, et ils n’avaient jamais été autorisés à réagir. Désormais, la possibilité leur était donnée de se venger sur des innocents tout en prétendant se battre pour défendre leur cause nationale. De la même façon, des millions d’allemands qui dans leur enfance avaient appris la soumission à force de coups se transformèrent en adultes sadiques et pervers dès qu’ils furent autorisés par le régime hitlérien à se comporter ainsi.
Il y a 25 ans, j’ai montré dans mon livre “C’est pour ton bien “comment tous ces Allemands qui une fois adultes suivirent Hitler avaient été élevés. A cette époque là les gens croyaient qu’il était nécessaire de battre un enfant aussi tôt que possible, de préférence tout de suite après la naissance, pour qu’il devienne “une personne comme il faut”. Aujourd’hui, grâce aux progrès effectués par la recherche dans le domaine du cerveau de l’enfant au cours de ces dix dernières années, nous savons que la structuration du cerveau est dépendante de l’usage qui en fait. Chaque être humain naît avec un cerveau encore incomplètement développé, et pour achever ce processus, il faut au moins les trois premières années. La nature des expériences précoces que l’enfant va connaître (selon qu’il reçoit de l’amour ou de la cruauté) déterminera la structuration de son cerveau. Ne soyez donc pas surpris si dans les pays dans lesquels il est autorisé et généralement admis de frapper les petits enfants, les guerres, et même les génocides et le terrorisme semblent inévitables. C’est la raison pour laquelle il faut faire adopter une loi qui interdise de frapper les enfants pour les punir, comme quelques pays européens l’ont déjà fait. Malheureusement, ce ne sont que des petits pays, et les plus grands comme les Etats-Unis d’Amérique sont bien loin ne serait-ce que d’envisager une telle législation. Là-bas, les châtiments corporels à l’école sont autorisés dans pas moins de 22 Etats.
Sur la toile, en cliquant www.nospank.net , vous pourrez apprendre que pour la plupart des Américains, les fessées et les claques à la maison ainsi que les corrections à l’école relèvent toujours de l’évidence. Ils ont eux-mêmes été battus et maintenant ils tiennent à leur DROIT d’en faire de même avec leurs enfants. Malgré tout, il y a des raisons d’espérer que ce site Internet, et d’autres du même genre, entraîneront tôt ou tard des changements. Les liens de causalité entre la violence “éducative “et les actes de violence qui marquent notre vie “politique “sont devenus si manifestes aujourd’hui pour un nombre d’individus non négligeable, qu’il n’est plus possible de les passer éternellement sous silence. Un jour tout le monde saura que la cruauté humaine n’est pas innée, qu’elle est provoquée et acquise dans l’enfance.
Le PREMIER commandement devrait être : “Honore tes enfants de sorte qu’ils n’aient pas plus tard à édifier en leur for intérieur des remparts de protection contre l’ancienne douleur, et à se défendre contre des ennemis chimériques avec des armes effroyables capables de détruire le monde entier”.

Qu’est-ce qui ne va pas dans la façon dont la psychanalyse est pratiquée actuellement ? Pourquoi avez-vous été exclue de l’Association psychanalytique ?

On ne m’a pas exclue de l’Association psychanalytique; c’est moi qui me suis écartée d’une école après l’autre à mesure que m’apparaissaient clairement le traditionalisme de leur point de vue et leur refus de prendre en compte la souffrance de l’enfant ; En fin de compte j’ai dû reconnaître que de ce point de vue, la psychanalyse ne constitue pas une exception. La manière dont Freud a utilisé le mythe d’Œdipe est très significative.
Là apparaît clairement la tendance générale, qui est de mettre l’enfant en accusation et de protéger les parents. De toute évidence, Freud semble avoir oublié que Œdipe a d’abord été la victime de ses parents et qu’il a été poussé par eux dans le rôle du “pêcheur”. Ses parents l’ont abandonné alors qu’il était un tout petit enfant. Il est très éclairant de lire la véritable histoire d’Œdipe. Vous pourrez aussi la trouver sur mon site dans un article en allemand de Thomas Gruner.
En ce qui concerne la façon dont la psychanalyse est pratiquée actuellement, je pense que la protection des parents est assurée par un certain nombre de règles, comme par exemple la neutralité exigée du thérapeute (au lieu du parti pris en faveur de l’enfant victime), tout comme l’importance accordée aux phantasmes (au lieu de la confrontation avec la réalité de l’éducation cruelle que le client a reçue). Vous trouverez également sur mon site mes articles les plus récents sur ces questions.

Vous décrivez la vie émotionnelle de quelques-uns des écrivains les plus considérés de l’époque moderne. Quel nom pourriez vous citer en exemple d’un héros qui aurait réussi à surmonter le conflit traumatique avec ses parents ?

C’est une question très intéressante que personne ne m’a jamais encore posée. J’ai longtemps cherché, mais je n’ai pas pu trouver un seul écrivain connu qui ne croie pas que tout compte fait nous devions pardonner à nos parents. Même lorsqu’ils voient tout ce qu’il y a eu de cruel dans leur éducation, ils se sentent coupables de le voir. Franz Kafka fut de ce point de vue l’un des écrivains les plus courageux, mais à son époque personne ne pouvait lui apporter de soutien pour ce qu’il avait compris. Alors il s’est senti coupable et il est mort jeune, comme Proust, Rimbaud, Schiller, Tchékhov, Nietzsche et tant d’autres qui avaient commencé à s’approcher de leur vérité, mais qui avaient eu peur d’elle. Pourquoi est-il si difficile de supporter cette vérité, que nous avons subi des abus étant enfants ? Pourquoi préférons-nous nous condamner nous-mêmes ? Parce qu’en nous accusant nous-mêmes, nous nous protégeons de la douleur. Je pense que la douleur la plus vive qu’il nous faille traverser pour devenir honnêtes sur le plan émotionnel, c’est de reconnaître que nous n’avons jamais été aimés quand nous en avions le plus besoin. C’est facile à dire, mais il est très, très difficile de ressentir cette douleur, d’accepter qu’il en soit ainsi et d’arrêter d’attendre qu’un jour mes parents changent et se mettent à m’aimer. Malgré tout, contrairement aux enfants, les adultes peuvent se débarrasser de cette illusion, pour le bien de leur santé et de leurs enfants. Ceux qui veulent vraiment connaître leur vérité en sont capables. Et je suis persuadée que ce sont ces gens-là qui changeront le monde. Ils ne joueront pas aux “héros”, il pourra s’agir de gens tout à fait modestes, mais il n’y a aucun doute sur le fait que leur honnêteté émotionnelle sera un jour capable de faire tomber le mur de l’ignorance, du refoulement et de la violence. La douleur de ne pas avoir été aimé n’est qu’un sentiment ; un sentiment n’est jamais destructeur quand il est dirigé contre la personne qui a causé cette douleur. La haine elle-même n’est pas destructrice non plus, aussi longtemps qu’elle n’est pas aveugle et que la conscience a barre sur elle. Mais la haine peut être très destructrice, et même dangereuse pour soi-même et pour les autres quand elle est refoulée et dirigée contre des boucs émissaires.