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Thomas Gruner – Entretiens avec Alice Miller sur l’enfance et la politique (octobre 2004)

(Alice Miller / Thomas Gruner)

  1. Introduction
  2. La destructivité
  3. Le sadisme
  4. La folie individuelle
  5. Conséquences pour toutes les sociétés
  6. Conclusion

Thomas Gruner est malheureusement décédé à l’âge de quarante-cinq ans en 2010, quelques jours avant Alice Miller

Beaucoup de raisons me poussent à revenir sans cesse sur l’histoire d’Adolf Hitler. La plus importante étant que je ne connais aucun dictateur dont l’enfance et la vie adulte soient aussi abondamment documentées et aient fait l’objet d’analyses aussi approfondies. Il est difficile d’obtenir des informations fiables sur l’enfance des personnes célèbres. Dans les biographies, ce thème est la plupart du temps à peine abordé. Les parents sont fréquemment idéalisés, tandis que le vécu de l’enfant avec ces mêmes parents est rarement évoqué en plus d’une phrase : sa vie commence au plus tôt à l’école. Les biographes ne relèvent que très rarement la portée des mauvais traitements subis dans l’enfance, et les biographies de Hitler ne faisaient pas exception jusqu’à ce que les documents que j’ai cités dans “C’est pour ton bien” (1980) viennent contredire cette tendance.

Quand je recherche, pour les dénoncer, les causes de la perversion, de la brutalité, du sadisme et de la cruauté, j’essaie aussi de fournir des éléments capables de contribuer à empêcher leur perpétuation. Ce qui, selon moi, n’est possible qu’à condition d’avoir compris et dévoilé les mécanismes de la production aveugle de ce qu’on appelle communément “le Mal”. Je ne connais aucune histoire qui s’y prête davantage que celle d’Adolf Hitler. Parmi les nombreuses raisons qui me conduisent à penser cela, voici les principales :

  1. Les témoignages de ses frère et sœurs sont concordants : son demi-frère Alois et ses sœurs Angela et Paula parlent sans ambiguïté des châtiments quotidiens infligés par son père à l’enfant Adolf. Cette unanimité est étonnante si l’on songe qu’aujourd’hui encore, les frères et sœurs des enfants maltraités protègent généralement leurs parents et acceptent rarement de témoigner. Mais ce n’est pas le cas avec Adolf Hitler, et l’exception est notable.
  2. Les récits du frère et des sœurs, mais aussi d’autres témoins (par exemple les domestiques), ainsi que de nombreuses mentions dans “Mein Kampf”, montrent clairement que la personnalité de l’enfant Adolf a été systématiquement étouffée. Il n’avait pas le droit de s’exprimer, ne devait pas manifester ses sentiments. Il était battu pour tout et n’importe quoi et ne savait jamais que faire ni sous quel jour se montrer pour obtenir le droit d’exister dans cette famille. Quand, à onze ans, il a voulu s’enfuir par désespoir, son père l’a surpris et s’est moqué de lui. Où un enfant qui n’a aucun droit d’exister peut-il trouver un recours ? Dans des conditions où il ne dispose d’aucun témoin secourable, il ne peut fuir que dans son imagination, se voir grand et puissant, capable un jour de détruire les autres comme on a menacé de le détruire lui-même. Cette humiliation incessante d’un enfant peut donc induire plus tard chez l’adulte la folie des grandeurs et l’amener à se venger sur des innocents de ce qu’on lui a fait. On observe ce cheminement de l’humiliation de l’enfant à la grandiosité de l’adulte chez tous les dictateurs ; simplement, chez la plupart d’entre eux, les débuts de cette “carrière” ont été très peu décrits.
  3. Dans la riche documentation qui existe sur l’histoire de Hitler, on trouve aussi un matériau remarquablement abondant sur l’enfance de ses parents, et surtout de son père. Cet employé des douanes fier de son pouvoir, et qui corrigeait chaque jour son fils, était le fils illégitime d’un commerçant juif et de sa domestique, chose considérée comme infamante dans le village de Brauna. L’authenticité de cette histoire est incontestable, puisque la grand-mère de Hitler a reçu pendant quatorze ans une pension alimentaire pour son fils. Il a certes été adopté par quelqu’un de la famille de sa mère, mais son nom de famille a été modifié plusieurs fois, ce que les documents officiels confirment. Cela montre que les origines d’Alois père constituaient un fardeau pour la famille, fardeau qui a nourri chez l’enfant Adolf des fantasmes de vengeance, et la haine de tous les Juifs.
  4. Si les biographes n’incluent que rarement dans le champ de leur étude la portée des événements de l’enfance d’une personne, c’est encore moins fréquent lorsqu’il s’agit des parents de cette personne. L’enfance des parents reste dans l’ombre. Dans le cas de Hitler, au contraire, nous avons des informations sur l’histoire traumatique de son père Alois, histoire qui a déterminé toute sa vie et son attitude envers son fils Adolf. C’est un fait incontestable, et il nous donne une indication précieuse sur la genèse d’une folie qui, plus tard, conduira à cette extrémité qu’est la mise en place des camps d’extermination. Bien sûr, la seule folie de Hitler n’aurait pas suffi si des millions de gens n’avaient apporté leur aide, mais l’antisémitisme existait déjà à l’état latent, et à mon avis (contrairement à ce que soutient Daniel Goldhagen, cf. 3ème partie Sadismus, “Le sadisme”), il était beaucoup plus profond en Pologne et en Russie qu’en Allemagne. Pourtant, avant Hitler, il n’était venu à l’idée de personne de vouloir éradiquer la totalité du peuple juif ! C’est donc l’histoire personnelle de Hitler qui a donné à cet antisémitisme un visage jusque-là inconnu. Et c’est à l’évidence son histoire d’enfant humilié qui l’a rendu capable d’entraîner dans son sillage tous ceux dont l’histoire ressemblait à la sienne. Il avait si fortement intériorisé la posture intimidante de son père sadique que ses auditeurs tremblaient de peur comme des enfants lorsqu’il élevait la voix dans des accès de rage semblables à ceux de son père autrefois. Le sadisme vécu et appris par l’enfant Adolf auprès de son père s’est associé par la suite au sadisme latent de millions d’autres individus qui lui ont donné sa légitimité et son efficacité brutale.
  5. On peut observer chez beaucoup de dictateurs une fonction semblable de la folie privée, que j’ai également illustrée en prenant l’exemple de la vie de Ceausescu (voir “Abattre le mur du silence”, 1991). Il serait vraisemblablement possible de montrer dans tous les régimes totalitaires les conséquences à long terme de la négation des rêves d’enfant du dictateur. Nous en savons très peu, par exemple, sur l’enfance d’Idi Amin Dada ou sur celle de Pol Pot.
  6. Quelques exemples peuvent illustrer la façon dont l’enfance de Hitler s’est rejouée dans le “IIIe Reich” :
    1. Etre soupçonné d’une origine juive est devenu une question de vie ou de mort. Seuls ceux qui pouvaient justifier de n’avoir aucune ascendance juive sur trois générations s’en sortaient vivants. Les autres devaient mourir. Dans toute l’histoire du peuple juif, jamais une telle loi n’a existé nulle part. Même sous l’Inquisition, les Juifs pouvaient échapper à la mort en se faisant baptiser. Mais cette possibilité n’existait pas sous la dictature hitlérienne, même les Juifs convertis devaient mourir. Ils n’avaient aucun recours, comme l’enfant Adolf, mais aussi comme Alois Hitler avant lui : malgré la respectabilité de son métier de douanier, celui-ci n’a jamais pu se libérer de la honte de son ascendance juive.
    2. Sous le IIIe Reich, le sadisme est devenu un principe supérieur. Il suffit de lire le livre de Daniel Goldhagen “Les Bourreaux volontaires de Hitler” pour voir combien de gens se sont battus pour obtenir des positions qui leur permettaient de tourmenter des êtres humains. Hitler a érigé le sadisme en vertu en déclarant qu’il y avait du mérite à faire souffrir les Juifs. Qu’est-ce qui provoque ce plaisir, ce besoin de réduire les autres à une telle impuissance ? Là aussi, c’est toujours le souvenir refoulé et nié de l’enfant maltraité de façon sadique par les parents et qui, plus tard, se venge sur d’autres.
    3. Sous le IIIe Reich, les Juifs ont été désignés comme des sous-hommes, des êtres d’une catégorie inférieure. Là encore, Adolf Hitler a emprunté à son père cette dévalorisation. Lui aussi a été traité par son père comme un être inférieur, que l’on pouvait impunément tourner en dérision et maltraiter.
    4. L’obsession d’un monde “délivré des Juifs” renvoie également à l’histoire du petit Adolf. J’imagine sans peine comment ce petit garçon, qui souffrait probablement, à l’école, des origines juives de son père, et qui ressentait aussi les tensions dans sa famille, a pu développer des fantasmes d’une existence sur laquelle “les Juifs” ne pèseraient pas comme sur sa propre vie. Les coups de son père ne lui avaient-ils pas fait éprouver dans son propre corps la cruauté “du Juif” ? Devenu adulte, il s’est accroché à l’idée que tous les Juifs étaient aussi cruels et surpuissants que son père avec lui, et qu’il fallait les détruire pour que les “Aryens” (le petit Adolf) puissent vivre en paix.

Lorsque je décris la relation entre ce qu’un individu a vécu dans son enfance et des événements politiques ultérieurs, cela suscite beaucoup de résistances et d’étonnement, parce qu’on n’a pas l’habitude de ce genre de raisonnement. Pourtant, lorsqu’on se donne la peine d’examiner les faits de plus près, on peut difficilement ignorer l’enchaînement logique des événements.

Il n’est même pas nécessaire, pour illustrer cela et montrer les conséquences sur des millions de gens de ce qui a marqué un être humain très tôt dans sa vie, d’évoquer la cruauté des dictateurs, ni de se cantonner au domaine politique. La société actuelle regorge de sectes et de gourous auprès de qui de nombreuses personnes cherchent refuge. J’en ai beaucoup parlé dans mes livres et mes articles en montrant la relation avec l’enfance. La croyance aveugle en un gourou est le deuxième phénomène social qui exprime très clairement les conséquences de l’enfance.

Aujourd’hui encore, la biographie des leaders politiques et religieux illustre de façon souvent impressionnante la façon dont ce qui a marqué l’enfance de l’adulte parvenu jusqu’au pouvoir influence ses décisions, et par là la vie d’un grand nombre d’individus.

Texte traduit par Catherine Barret.

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