La destructivité

Thomas Gruner – Entretiens avec Alice Miller sur l’enfance et la politique (octobre 2004)

La destructivité

  1. Introduction
  2. La destructivité
  3. Le sadisme
  4. La folie individuelle
  5. Conséquences pour toutes les sociétés
  6. Conclusion

(Thomas Gruner)Lorsque, dans “C’est pour ton bien”, en 1980, vous avez traité de l’enfance d’Adolf Hitler et montré que le sadisme ultérieur du Führer pouvait fort bien remonter à ce qu’il avait vécu avec son père, on vous a reproché de baser vos arguments sur une causalité unique. Je pense quant à moi que Hitler ne représente pas un phénomène exceptionnel, qu’il a existé avant et après lui des individus ayant une personnalité, un caractère, des perturbations et des perversions semblables. Mais, bien sûr, ces gens n’accèdent pas tous au pouvoir. Ils y parviennent (comme dans le cas de Hitler) lorsqu’on leur en offre la possibilité sur la base d’intérêts politiques et économiques, lorsque le pouvoir est en quelque sorte déposé à leurs pieds. Mais on peut difficilement expliquer par les seules conditions économiques et politiques le caractère particulier de ce Führer idolâtré par la plupart des Allemands de l’époque. Ces circonstances marquent la vie des gens, mais des hommes comme Hitler acquièrent bien plus tôt, auprès de leurs parents, les bases de ce qui deviendra plus tard la haine, le sadisme et les conceptions délirantes.

(Alice Miller) Il faut simplement garder présent à l’esprit qu’en 2000 encore, une étude commandée par l’UNICEF sur la violence à l’égard des enfants a estimé que 80 à 90 % des enfants du monde étaient exposés à une violence parfois considérable dans l’éducation parentale et scolaire. C’est ce que souligne régulièrement Olivier Maurel en France. Il ne faut jamais oublier que les problèmes dont nous discutons se développent sur cette base.

Dans vos livres, vous revenez régulièrement sur d’autres dictateurs, comme Staline ou Ceausescu, et vous avez mis en évidence un schéma : lorsque certaines conditions particulières sont réunies, ce qui se passe dans les familles peut rejaillir sur l’ensemble la société. Ces dictatures appartiennent au passé. Alors que nous nous glorifions aujourd’hui de posséder la liberté et la démocratie, les événements récents en Irak révèlent la conception un peu étrange de la liberté dans laquelle les sociétés occidentales semblent être tombées. Que représente aujourd’hui encore le personnage de Hitler ? Je pense que des gens ayant la même personnalité que lui continuent, dans les relations familiales, à terroriser et à tyranniser leurs enfants, et peuvent les soumettre à un régime (totalitaire) semblable à celui que Hitler a imposé aux Allemands.

Il est vrai qu’en Allemagne, mais aussi un peu partout dans le monde, il existe encore des systèmes où un patriarche soumet tous les autres membres de la famille, et que cela peut parfois produire un tyran qui sera admiré par la suite. Mais je dirais que, depuis quelques années, l’éducation des enfants a pris des formes différentes. Il ne suffit plus de faire peur pour obtenir tout le pouvoir. J’ai vu le film américain “Hitler : La naissance du mal”, tourné il y a environ un an, et je crois qu’il montre de façon très réaliste la façon dont Hitler faisait taire immédiatement les autres par ses éclats de rage, comment ils se figeaient devant lui lorsqu’il gesticulait comme son père autrefois devant lui. J’imagine qu’aujourd’hui, 70 ans plus tard, cette peur ne serait peut-être plus aussi unanime et qu’il apparaîtrait comme ridicule aux yeux d’un plus grand nombre de gens, justement parce qu’ils ont été élevés avec plus de tolérance et de liberté de mouvement. C’est ce qui a changé. Je dirais que cette intervention d’un père violent telle que Hitler la jouait et l’évoquait devant les Allemands ne serait plus possible aujourd’hui de la même façon. Les skinheads et les extrémistes de droite ont eux aussi ces manières brutales, mais j’ai du mal à imaginer que tout un peuple puisse marcher derrière eux aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

Je crois aussi que depuis cette époque, beaucoup d’enfants ont été élevés avec moins de brutalité ou de violences, mais il en reste encore un assez grand nombre qui subissent chez leurs parents une sorte de dictature privée. Les personnalités issues de cette éducation disent oui et amen à tout, ces individus obéissent parce qu’ils ont été dominés toute leur vie par la peur, ou n’attendent qu’une occasion de pouvoir frapper, au sens littéral. On le voit par exemple chez les skinheads. Ce sont des jeunes hommes et femmes totalement à l’abandon. Il est certain que, dans leur enfance, on ne s’est pas soucié d’eux, on ne leur a pas accordé la moindre attention. Le fait est que la société allemande peine à trouver les bons moyens pour lutter contre des actes de violence de cette sorte. Bien sûr, les conditions politiques sont aujourd’hui différentes, plus personne n’a besoin d’un Hitler. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas qu’un nouvel Hitler puisse arriver sous peu au pouvoir, mais qu’il existe aujourd’hui comme avant de ces caractères autoritaires que l’on pourrait qualifier de “déformés”. Et surtout, il n’y a finalement pas tant de résistance lorsque quelqu’un prend des décisions politiques absurdes ou destructrices, qui poussent visiblement jusqu’à ses limites la capacité de survie de la société. En soi, on peut comprendre qu’il soit nécessaire d’obéir à des autorités. Mais ce qui me préoccupe vraiment, c’est de savoir pourquoi des gens prennent des décisions destructrices, et même autodestructrices, qui ont ensuite des conséquences au niveau politique pour toute la société.

Pourtant, il me semble que les politiciens sont beaucoup critiqués en Allemagne, ou bien je me fais des idées ? On demande des comptes au chancelier fédéral, chose autrefois impossible. Il est régulièrement question de scandales et d’abus, mais on en entend parler, on peut dire et écrire ce qu’on veut à ce sujet, ce qui était inconcevable à l’époque de Hitler, sous un régime totalitaire. Il fallait se taire, se soumettre, si on ne voulait pas être déporté ou torturé.

Ce que je constate aujourd’hui, c’est plutôt une difficulté à reconnaître avec certitude l’abus et la maltraitance. Comme le système éducatif est marqué par l’abus, les adultes eux-mêmes ne voient pas clair là-dedans. Et quand on en vient aux abus dénoncés par la presse, y compris les scandales financiers, on en parle avec ironie. Mais le public, me semble-t-il, n’est toujours pas clairement révolté par ces abus.

Je suis d’accord avec vous, mais je me demande si la forme de liberté de la presse que nous avons n’existe pas uniquement parce qu’elle n’est que rarement utilisée de façon conséquente, et que les révélations faites restent souvent sans suite parce que l’indignation fait défaut. Et surtout, il reste encore pas mal de gens qui manifestent un désir de détruire.

Tout à fait exact. Et c’est pourquoi il demeure important pour moi de montrer comment ces gens apparaissent. Comment a-t-il été possible qu’un Hitler captive des millions de gens, alors qu’il n’avait au fond rien d’autre à proposer que l’idée qu’il fallait détruire le peuple juif pour le satisfaire lui-même et lui permettre de se sentir libre. Les terroristes actuels fonctionnent en grande partie de cette façon. Ils vivent avec l’idée que la destruction des autres et même leur propre destruction peuvent amener le paradis sur terre. Nous avons encore du pain sur la planche pour montrer que ce qui apparaît comme irrationnel est en fait la conséquence d’une situation qui, bien qu’étant tout à fait réelle pour l’enfant, n’a encore jamais été nommée. Ni pour la société, ni pour la famille, ni pour les enfants. C’est par exemple le cas lorsqu’on bat un petit enfant et qu’on appelle cela “correction” ou “discipline”, lorsqu’un enfant de trois ou quatre ans doit apprendre à réciter le Coran par cœur et qu’il reçoit un coup de baguette à chaque erreur. Cette situation est totalement absurde, et pourtant, elle est intériorisée par les gens en question. Ce qui a de l’importance pour eux, ce n’est pas tant ce qu’il y a dans le Coran que le fait qu’ils aient été frappés à chaque faute qu’ils commettaient. Cela se prolonge chez l’adulte, qui va reproduire sans cesse ce qui lui est arrivé. Se venger peut devenir le seul désir de sa vie. C’est ce qu’on voit chez les dictateurs, mais aussi chez des gens ordinaires qui entrent dans des organisations comme al-Qaida, et même y entrent avec plaisir. Sur ce point, mon rôle tel que je le conçois est de dévoiler la logique qui se cache dans l’irrationnel. Et je ne la vois que dans une enfance totalement absurde. Comment un enfant de trois ou quatre ans peut-il comprendre ce que veut dire le Coran ? Le Coran n’appelle pas au meurtre. Mais un enfant apprend ce qu’il a vécu dans son corps, donc les coups, et il a appris qu’on n’a pas à respecter les autres, qu’on doit admettre des absurdités, qu’on doit tout accepter, qu’on n’a pas le droit de se révolter quand on est traité comme un chien. Et cela se transmet à la société.

Vous pensez donc que les comportements destructeurs s’apprennent quand l’enfant est confronté très jeune, probablement au tout début de sa vie, aux comportements destructeurs de ses parents et plus tard de ses maîtres ? On lui crie après, on le frappe, on le manipule d’une certaine façon, ses besoins ne sont pas satisfaits…

Oui, l’état de frustration dû au fait que ses besoins biologiques tout à fait normaux ne sont pas satisfaits a pour conséquence une immense colère, qui n’a pas le droit de s’exprimer parce que c’est défendu. L’enfant doit obéir. Cette colère s’accumule donc, et il peut se passer beaucoup de temps avant que l’adulte ait la possibilité de l’exprimer dans des actes de vengeance. Je ne peux pas imaginer que des gens viennent au monde missionnés par le “bon Dieu” pour éprouver le besoin de détruire le World Trade Center de New York. C’est un non-sens. Pourtant, beaucoup de gens pensent que les terroristes naissent avec cette hérédité chargée. Or, il faut tout un parcours de vie pour vouloir détruire les autres et les rendre aussi malheureux qu’on l’a été soi-même enfant.

On peut dire qu’au cours de l’enfance, dans certaines circonstances extrêmes, la haine se développe chez un être humain à cause de ses parents, mais qu’il n’a pas le droit de la diriger consciemment contre ses parents et que c’est pour cela qu’il la dirige contre d’autres. A la première occasion, ces individus prendront part à des actions destructrices. Ils pourront ainsi exercer leur vengeance fondamentalement destinée aux parents, mais ceux-ci resteront épargnés et continueront d’être craints.

Oui, et il y a là encore un autre aspect. La plupart du temps, ces gens n’ont pas le courage d’agir seuls, et ils rejoignent des groupes. Les groupes légitiment leur comportement. On leur dit qu’ils ont le droit de haïr, que c’est même nécessaire. Les Serbes étaient convaincus que ce qu’ils faisaient aux Croates et aux musulmans bosniaques était bien. Il est tellement clair que tous ces groupes ayant des idéologies xénophobes ou antisémites se nourrissent du fait que leurs membres ont été des enfants frustrés, frappés, humiliés, qui cherchent à se venger sur quelqu’un. On ne peut pas leur interdire d’éprouver cela. On peut certes les mettre en prison, mais combien de temps allons-nous continuer à construire des prisons et à former ceux qui surveilleront en prison ces gens qu’il faut aussi nourrir ? C’est une situation absurde, et tant que nous refuserons de comprendre d’où vient cette délinquance, ce besoin de vengeance, de meurtre, de destruction, nous ne pourrons rien y changer. Cela continuera de s’aggraver. Ces jeunes ont des enfants à leur tour, et ces enfants ne sont que trop souvent maltraités ou “au mieux” laissés totalement à l’abandon. Je cite parfois le cas d’un jeune de seize ans qui est allé chez sa voisine et a tué son bébé. La mère de ce garçon de seize ans n’avait jamais eu le temps de s’occuper de son fils, elle avait un problème de drogue et n’était de toute façon jamais là. Cela commence très tôt, et la façon dont naît le besoin de torturer les autres, de leur faire mal, est parfaitement claire et nette. Ce n’est pas dans la nature humaine. Le nouveau-né n’éprouve pas le besoin de tuer quelqu’un ! Il faut le comprendre, et n’importe qui peut l’observer. Un bébé crie quand il a faim, quand on ne le traite pas comme il faudrait, mais le nouveau-né n’a pas de gènes en lui qui le forceront plus tard à tuer des gens. Ce besoin naît d’une histoire de vie totalement absurde et perverse.

Jusqu’ici, on s’est toujours contenté de partir du principe que tuer les autres ou leur faire du mal, par exemple dans un but de profit, était une chose parfaitement normale, allant de soi, et qui faisait finalement partie de la nature humaine. Alors qu’il faudrait se questionner sérieusement sur la façon dont le petit enfant est traité par ses parents, et sur la façon dont l’éducation favorise le développement de tendances destructrices. D’un côté, il s’agit d’imitation, de l’autre, c’est la rage et le désespoir accumulés par l’enfant et qu’il n’a pas le droit d’exprimer devant ses parents. Or, le corps a besoin de se libérer de cette pression violente. De plus, cela engendre une tolérance envers la brutalité et envers les décisions autoritaires et arbitraires ; devenu adulte, on continue à tolérer ce qu’on a dû supporter de ses parents.

Oui, c’est exactement cela. La tolérance envers la brutalité, et la glorification de la force. Si par exemple, comme n’importe quel enfant, on admirait et aimait son père, on trouvait normal tout ce qu’il faisait. Et plus tard, on le reproduit. On se soumet à des leaders ou à des gourous qui se comportent comme le père, sans voir leurs faiblesses. Exactement comme on était aveugle, enfant, aux faiblesses de ses parents. C’est seulement en se libérant de cet aveuglement qu’on devient vraiment adulte, parce qu’on cesse d’avoir peur des anciennes menaces. Mais chez tous ces gens qui recherchent la violence et commettent des actes violents, c’est la peur de l’enfant qui subsiste, intacte et inconsciente. Il faut qu’il y ait eu une très grande peur du père violent, qui entraîne une incapacité à penser de façon productive, à organiser de façon productive sa propre vie ou celle de tout un groupe ethnique ou social au lieu de détruire “l’ennemi”. Le fait que la haine s’adresse en réalité aux parents ne devient jamais conscient. A l’inverse, lorsqu’on prend conscience de ce mécanisme, cela ouvre des voies tout à fait nouvelles, parce que la réalité de l’enfance n’est plus masquée. A partir du moment où nous la percevons et la prenons au sérieux, il nous devient possible (sans détruire les autres) de retrouver la dignité qu’on nous a volée en nous utilisant comme des objets et en ne nous traitant pas comme des êtres humains.

On pourrait donc exprimer cela en disant que l’incapacité à s’opposer à une réalité sociale trouve son origine dans la peur de l’enfant à percevoir la réalité des parents. Il se peut aussi que l’enfant, pour se préserver de la déception, s’identifie totalement à ses parents. Lorsque, dès l’enfance, on n’a pas eu le droit de percevoir la réalité de sa propre existence et de celle de son entourage, qu’on a dû l’embellir et se mentir à soi-même pour se protéger, on conservera souvent toute la vie cette stratégie de survie.

L’aveuglement envers le comportement absurde et pervers de beaucoup de parents est ce qui permet à l’enfant de survivre, sans quoi il ne supporterait pas cette vérité (la douleur et la colère). Le corps enregistre certes la cruauté, mais la conscience ne peut pas se permettre de le savoir. Il en va autrement lorsqu’on devient adulte. L’adulte pourrait renoncer aux blocages émotionnels, il n’est pas obligé de s’accrocher à son aveuglement d’enfant. Mais beaucoup ont peur de suivre cette voie, d’autant qu’ils n’y trouvent guère de compagnie. Certains s’y engagent malgré tout, parce qu’ils ont compris que la connaissance enfermée en eux les rend malades, même quand elle ne les conduit pas au crime, à l’addiction ou à extérioriser la haine sur des innocents. Une autre conséquence dévastatrice de la cécité émotionnelle due au refoulement massif des sentiments est la soumission à des gourous et à des idéologies. Nous avons vus ce genre de résultat au Rwanda, et nous ne sommes pas à l’abri de répétitions. C’est pourquoi je considère l’histoire d’enfance de Hitler et ses conséquences politiques comme très riches d’enseignements, et encore tout à fait d’actualité.

Comment imaginez-vous une société où la grande majorité des individus auraient appris très tôt à respecter leurs propres besoins vitaux ? Serait-ce le paradis que la thérapie primale ou des auteurs comme Jean Liedloff nous ont promis ? Liedloff considère la vie des peuples indigènes comme une vie au moins en partie idéale, elle part du principe que l’humanité a déjà connu un état édénique sans violence, état qu’elle a perdu au cours d’un processus de civilisation.

Je ne m’attends pas au paradis, mais il me paraît logique que des gens qui n’auraient pas été battus et qui auraient eu le droit de respecter leurs propres besoins accumulent moins de violence réprimée et ne commettent donc pas d’actes de vengeance. Cela réduira certainement la violence aveugle, dirigée contre des boucs émissaires. Si ces individus ont aussi eu le droit, dans leur enfance, de remettre en question leurs parents, s’ils n’ont pas été obligés de les idéaliser, ils sauront aussi évaluer de façon beaucoup plus réaliste les politiciens dangereux et les gourous de sectes. Ils seront mieux immunisés contre les mensonges et l’hypocrisie des autres, et mentiront moins eux-mêmes que les individus actuels, élevés dans le mensonge. A l’inverse, si on les a gavés d’assurances d’amour jamais confirmées par les faits, ils attendront souvent toute leur vie en vain l’accomplissement des promesses qu’on leur a faites. Beaucoup seront tout simplement furieux quand les personnes de substitution (par exemple leurs propres enfants) ne leur donneront pas ce qui leur a manqué de la part de leurs parents.

Ce que je décris ici est évidemment très éloigné des représentations religieuses du paradis, car celles-ci correspondent à des désirs enfantins. Dans ces représentations, Dieu le Père siège au milieu et offre à tous les humains son amour, sous la protection duquel on se sent heureux et libéré. C’est peut-être de cette façon qu’on s’imaginait libéré de ses bourreaux lorsqu’on était un enfant maltraité. Mais, une fois adultes, nous n’avons plus besoin de telles images pour vivre. Nous avons plutôt besoin d’autres humains avec qui communiquer. Nous n’avons plus à redouter les conflits ni à les fuir en nous réfugiant sur les genoux de Dieu le Père.

N’y aurait-il pas des changements sociaux en plus des changements psychologiques ?

Bien évidemment, car ce serait la conséquence. Si la cécité émotionnelle diminue, il y aura probablement moins de gens en prison. La plupart des criminels affirment avoir eu une enfance heureuse, ils ne comprennent pas ce qui les a poussés à se battre ou à tuer. J’ai reçu récemment une lettre d’un jeune homme qui a tué son père à l’âge de dix-sept ans. Il m’écrit qu’il purge sa peine depuis quelques années et qu’il pleure la perte de son père. Malheureusement, cela ne l’aide pas. Il dit qu’on lui a donné mes livres en prison, et il me demande de l’aider à comprendre ses motivations, parce qu’il ne trouve pas d’explication. Il aimait son père, son père l’aimait et, dit-il, ne le frappait que rarement. Visiblement, cet homme n’a jamais eu le droit d’accéder à ses sentiments réprimés de colère et de désespoir, il ne peut donc pas en comprendre l’origine. D’où le meurtre et sa confusion actuelle, que la thérapie ne dissipe généralement pas, car elle cherche à préserver l’image du père – soi-disant pour des raisons morales.

Je suppose que d’autres détenus raconteraient des histoires semblables si on leur posait des questions sur leur enfance, ce qui, hélas, arrive rarement. Le psychiatre britannique Bob Johnson a travaillé sur l’enfance en tant que thérapeute des prisons avec un certain succès, faisant reculer fortement la violence carcérale et permettant aux délinquants de comprendre beaucoup mieux leur situation, et au bout de quelques années, on lui a retiré son poste. Visiblement parce qu’on ne veut pas voir ni rendre publics les actes pervers des parents des criminels. Ils sont protégés par le “rideau de fer”, et la société (les juges, le personnel pénitentiaire, les détenus, les thérapeutes) continuent à jouer à collin-maillard. Les criminels semblent être tombés du ciel chez des parents innocents – c’est la conception qui prévaut actuellement sur la genèse du crime. Dans mes livres, j’ai essayé de creuser le sujet et de montrer cette causalité évidente en nommant clairement le rôle des parents maltraitants dans l’apparition de la criminalité et des maladies.

Bob Johnson a d’ailleurs aussi écrit un livre intitulé “Emotional Health” (“La santé émotionnelle”), où il lance un appel qui sonne presque comme une prière : “Let’s exculpate parents” (“N’accusons pas les parents”). Johnson est donc d’avis que les parents maltraitants pèsent certes très lourd, que les séquelles des dégâts qu’ils ont causés chez leurs enfants durent souvent toute la vie, mais que ces enfants devenus adultes ne doivent pas juger leurs actes. Malgré cela, on lui a interdit de poursuivre son travail, qui aurait pourtant permis d’économiser énormément d’argent. Dans vos livres, vous vous adressez à des lecteurs adultes et vous leur transmettez sans ambiguïté ce message : bien souvent, les parents maltraitants détruisent la vie de leurs enfants. Une fois adultes, les enfants ont donc le droit de juger leurs parents pour devenir capables de reprendre le contrôle de leur vie. Cela ne signifie pas qu’on doive passer toute sa vie à accuser ses parents, mais bien qu’on élabore à l’égard des mauvais traitements subis une attitude intérieure qui permet de mettre au jour et de résoudre les dépendances anciennes et actuelles, et de ne plus être mû par des impulsions aveugles. Il serait vraiment intéressant que des gens puissent témoigner de la façon dont ils ont eux-mêmes expérimenté ce processus.

Texte traduit par Catherine Barret.

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