La folie individuelle

Thomas Gruner – Entretiens avec Alice Miller sur l’enfance et la politique (octobre 2004)

La folie individuelle

  1. Introduction
  2. La destructivité
  3. Le sadisme
  4. La folie individuelle
  5. Conséquences pour toutes les sociétés
  6. Conclusion

Vous venez de dire que Hitler était obsédé par l’idée de vivre dans un monde “libéré des Juifs”. C’était sa folie personnelle, mais beaucoup de gens la partageaient. Cela me paraît très important si l’on veut pouvoir expliquer la fonction de bouc émissaire non seulement de la population juive, mais de n’importe quel groupe dans d’autres systèmes. Dans “C’est pour ton bien”, vous avez décrit la façon dont un individu en vient à l’idée folle que les Juifs font le malheur d’une nation. Mais il semblerait que les sociétés continuent à avoir besoin de boucs émissaires, qu’elles en produisent toujours de nouveaux.

Post écrit que dans des Etats d’Europe de l’Est comme la République tchèque, par exemple, la haine envers les Tziganes et les Roms s’accroît depuis qu’il n’y a presque plus de Juifs. Il attire l’attention sur le fait qu’en Pologne, l’antisémitisme prend des formes franchement grotesques, puisque ce pays n’a lui non plus pratiquement plus de Juifs. Pourtant, on continue à les rendre responsables des problèmes de la société. Ce serait encore le cas même s’il n’y avait réellement plus une seule personne d’origine juive en Pologne. C’est pourquoi je parle ici de folie, et cette folie peut se retourner contre n’importe quel groupe selon les circonstances.

Aux Etats-Unis, dans les années 1950, on se sentait cerné par les communistes, alors même qu’il n’existait aucun danger que le pays soit totalement infiltré par le communisme. Quand la folie d’un individu s’allie à celle des autres, quand elles commencent à coïncider, cela donne facilement naissance à une hystérie collective. La structure paranoïde qui s’est développée pendant l’enfance a besoin de se raccrocher à quelque chose, sauf si la personne parvient à comprendre l’origine de cette structure et, à partir de là, travaille à la dissoudre peu à peu. Lorsqu’un être humain parvient à ressentir à quel point il a eu peur de ses parents dans sa petite enfance, il ne trouve plus nécessaire de craindre des minorités ou les étrangers. Le besoin de stigmatiser des minorités sociales comme étrangères et de les persécuter disparaît. L’individu qui prend enfin conscience de l’absurdité des persécutions subies de la part de ses parents devient capable de déceler en lui-même une folie identique et de la neutraliser progressivement. Ce n’est peut-être pas possible absolument dans tous les cas, mais, le plus souvent, cette façon de faire pourrait fonctionner. Beaucoup de gens comprendraient alors à quel point leurs parents, de leur côté, avaient peur de l’enfant qu’ils étaient alors, de sa vitalité, des besoins qu’il exprimait, besoins à l’origine tout à fait vitaux. Ils s’apercevraient qu’ils ont eux-mêmes été littéralement poussés à la folie par cette peur irrationnelle que leurs parents éprouvaient à cause de leur propre enfance.

J’ai l’impression qu’il doit être possible de découvrir une folie personnelle chez n’importe quel dictateur. Il est clair que le fascisme et sa variante allemande, le nazisme, étaient des idéologies qui ne visaient pas à libérer, mais à exercer un pouvoir et à opprimer. Le communisme sous ses différentes formes s’est présenté comme venant libérer les pauvres et les opprimés. Il y avait à cela des motifs bien réels. Mais ensuite, on en revient toujours au sadisme. Dans la Chine de Mao Tsé-Toung, les intellectuels et les gens instruits, et plus particulièrement les jeunes, justement, ont été envoyés de force à la campagne pour travailler la terre pendant des années. D’innombrables vies ont été ainsi gâchées.
J’aimerais citer ici une déclaration de Mao Tsé-Toung faite devant un journaliste dans les années 1930 : “Quand j’avais environ treize ans, une dispute a éclaté entre mon père et moi en présence d’un grand nombre de personnes qu’il avait invitées. Mon père m’a réprimandé publiquement, me traitant de paresseux et d’inutile. Cela m’a mis en colère. Je l’ai maudit et j’ai quitté la maison. Ma mère a couru après moi pour essayer de me faire revenir. Mon père m’a suivi lui aussi en jurant et en m’ordonnant de rentrer. Arrivé au bord d’une mare, j’ai menacé de m’y jeter s’il faisait un pas de plus vers moi. Dans cette situation, les négociations ont commencé, chacun présentant ses exigences pour mettre fin à cette guerre civile. Mon père insistait pour que je m’excuse et que je fasse un kotou [révérence] en signe de soumission. J’ai accepté de mettre un genou en terre s’il promettait de ne pas me battre. La guerre s’est terminée ainsi, et cela m’a appris que si je défendais mon droit dans une révolte ouverte, mon père cédait, alors que si je restais humble et obéissant, il ne ferait que me maudire et me frapper davantage.” (Cité d’après Grimm.) Mao avait donc un père tyrannique. On sait aussi qu’à dix-sept ans, il a dû lutter âprement pour avoir le droit d’entrer dans une école contre la volonté déclarée de son père (source : Grimm). Le besoin de se défendre contre l’injustice peut aussi avoir sa source dans l’enfance. Mais ensuite, ce combat contre une injustice réelle se transforme en autre chose.

Mao est un bon exemple. D’abord, le fils se révolte contre la cruauté du père, il veut mobiliser le peuple tout entier contre l’injustice qu’il a subie, mais à peine est-il au pouvoir qu’il reprend les méthodes d’oppression de son père, parce que, enfant, il n’a appris que la violence et la force. Avec de tels dirigeants, le combat pour la justice ne peut qu’échouer, et c’est ce qui s’est passé dans tous ces cas. On est bien sûr toujours surpris de voir aussi souvent des paranoïaques non seulement parvenir au pouvoir, mais le conserver aussi longtemps, même des années après avoir été frappés de démence sénile, comme cela a été le cas de Mao et d’autres dictateurs. Derrière chaque pouvoir se cachent toutes sortes d’intérêts et de groupes, mais il paraît clair que les souffrances de l’enfance restées inconscientes libèrent une énorme énergie destructrice. Une énergie qui sera en permanence utilisée par l’adulte pour ne jamais ressentir ces souffrances.

Ce qu’on a pu observer sous une forme atténuée dans la Chine de Mao au cours de la “Révolution culturelle” a atteint un summum sous les Khmers rouges au Cambodge. Pol Pot a fait assassiner presque tous les intellectuels. On ne pouvait plus tolérer ni médecins, ni enseignants, ni ingénieurs. Les porteurs de lunettes étaient d’emblée suspects, on les abattait au râteau pour économiser les munitions. Il me semble qu’il s’agissait là d’une conception délirante qui a conduit les révolutionnaires à se faire du mal à eux-mêmes, la lutte de libération des pauvres se transformant en destruction totale de la société. Au Cambodge, l’argent a été interdit, les villes évacuées. Personne ne devait plus rien posséder (source : Chandler). A partir du moment où l’autodestruction devient aussi évidente, touchant même ceux qui sont au pouvoir, on ne peut plus justifier ce qui se passe par la seule idéologie. Il me semble plutôt que cette idéologie naît d’une obsession préexistante, ou encore qu’elle se soumet à cette obsession, se transforme en elle.

Je le crois aussi. Les futurs dictateurs prennent dans l’air du temps ce qui peut le mieux les servir. Ils utilisent les idéologies comme un masque pour couvrir leur propre folie. On se demande comment un homme peut en venir à se représenter comme un paradis un endroit où il n’y a plus ni médecins, ni enseignants pour les enfants. Je suppose qu’il serait possible de répondre à cette question si on en savait davantage sur l’enfance de Pol Pot. J’ai seulement pu apprendre que le dictateur était issu d’une famille nombreuse, qui n’était pas tout à fait dans la misère, mais suffisamment pauvre pour que l’enfant ait été confié à une parente qui vivait à la cour comme danseuse du corps de ballet de la famille royale. Ces femmes n’avaient rien d’autre à faire que danser le soir pour le roi et s’ennuyer le reste de la journée. Elles servaient aussi de prostituées aux hommes de la famille royale, et elles ont pris ce garçon sous leur protection (source : Chandler). Ces faits sont trop partiels pour qu’on puisse en tirer des conclusions, mais ils témoignent assurément d’une enfance catastrophique. Pol Pot présente une apparence extérieure vraiment surprenante, c’est un dictateur qui sourit constamment, et beaucoup de gens ont témoigné de sa douceur et de sa gentillesse. Mais il finit toujours par laisser tomber le masque. Une autre chose étonnante avec lui est qu’après le triomphe de la “révolution“, alors qu’il aurait pu quitter la clandestinité, il a continué à se cacher dans la jungle, à chercher à effacer ses traces, à ne pas se montrer en public, ce qui est très peu typique des dictateurs. En même temps, il fait tuer ses opposants l’un après l’autre, se sentant menacé par eux. Il efface aussi les traces de sa propre existence, alors même que cela ne paraît plus nécessaire pour le mettre à l’abri des complots. Longtemps, on n’a pas su qui était Pol Pot, son nom était un pseudonyme, on ne connaissait pas ses origines, sa famille. Il souriait, tenait des discours aimables depuis sa cachette, et ordonnait des massacres (source : Chandler). Dans son essai sur le dictateur, David Chandler affirme même qu’il est exclu que Pol Pot ait été traumatisé dans son enfance et donc qu’il soit psychiquement perturbé. Mais, quelques lignes plus loin, il nous apprend que Pol Pot a été confié, enfant, à la garde de prostituées, et, dans tout son livre, il décrit le comportement bizarre de cet homme comme si on rencontrait cela tous les jours. C’est très caractéristique de ce genre de biographie. On sait que Pol Pot, comme le souligne Chandler, avait été extérieurement un enfant très doux et gentil. Mais que se passait-il dans sa tête d’enfant ? On voit s’esquisser malgré tout un vague portrait de cet homme chez qui, derrière le masque, la haine et le désir de vengeance ont bouillonné jusqu’à le pousser à la folie.

On peut finalement comprendre que les dictatures redoutent tout particulièrement les gens cultivés, parce que ces gens seraient davantage capables de penser par eux-mêmes et de percer à jour le système. Mais cette haine à la fois brutale et, me semble-t-il, insensée du savoir, de l’instruction, du potentiel humain, de la créativité, me rappelle fortement les témoignages sur ce qui se passe dans de nombreuses familles. Beaucoup de gens ont eu des parents qui ont cherché à torpiller leurs dons. Idi Amin Dada a déclaré : “Je n’ai jamais eu aucune instruction formelle, pas même un diplôme d’école maternelle. Mais j’en sais parfois plus qu’un diplômé d’université, parce que je suis un militaire et que je sais agir.” (Source : Post.) En six ans, cet homme a fait exécuter jusqu’à 600 000 personnes, dont la plupart étaient des gens instruits.
Jerrold Post attire aussi notre attention sur l’énorme besoin de respect et d’admiration qu’il a rencontré chez tous les despotes. Il parle de leur “moi blessé” (“wounded self”). Ce besoin peut aller jusqu’à les pousser à des actes grotesques. Ainsi, Amin Dada s’est conféré à lui-même le titre pompeux de “Son Excellence le Maréchal Président à vie Al Hadj Dr. Idi Amin Dada, Seigneur des bêtes de la terre et des poissons de la mer, Conquérant de l’Empire britannique en Afrique en général et en Ouganda en particulier” (source : Post).

Bien sûr, on ne peut s’empêcher de rire quand on lit cela, mais on cesse de rire en lisant quelques lignes plus loin qu’Idi Amin a fait exécuter des milliers d’intellectuels. On a affaire ici à la folie des grandeurs déjà décrite – beaucoup de gens en seraient d’accord, mais très peu se demandent comment cette folie a pu naître dans l’enfance à force d’humiliations concrètes et durables, comment a pu se développer un sentiment d’envie qui, parce qu’il reste inconscient, prend des formes extrêmes. Le dictateur se confère à lui-même un titre pittoresque de docteur, mais il fait tuer les vrais universitaires. On n’a pas cherché à en savoir davantage sur son enfance.

A propos du dictateur portugais Antonio de Oliveira Salazar, on raconte l’histoire suivante. A l’âge de 79 ans, Salazar a subi une opération [à la suite d’un accident vasculaire cérébral] qui lui a laissé des lésions cérébrales irréparables. Les dirigeants portugais l’ont laissé croire qu’il dirigeait encore seul le pays. “Seule sa gouvernante, âgée elle aussi, lui parle parfois de démission et de repos. ‘C’est impossible, ronchonne-t-il alors. Personne ne peut me remplacer.’ Il ne s’aperçoit pas non seulement qu’il n’est plus rien, mais qu’il ne fait plus rien. Cet état dure près de deux ans, jusqu’à sa mort le 27 juillet 1970. […] Il laisse un bas de laine de 900 tonnes d’or.” (Source : Accoce/Rentchnick.)
Bien sûr, les gens comme Salazar sont à proprement parler de pauvres types. Le dictateur espagnol Francisco Franco y Bahamonde a souffert toute sa vie d’avoir été, paraît-il, le plus petit soldat que l’armée espagnole ait jamais eu, presque un nain (source : Accoce/Rentchnick). Pourtant, je trouve trop simple de se contenter de dire que ces dictateurs étaient des fous. Je constate (sans compassion) qu’il existait en eux un immense vide, un besoin jamais satisfait et qui n’a fait que grandir démesurément avec le temps. Comment ce “trou” qui ne peut être comblé que par la folie des grandeurs apparaît-il chez un être humain ?

Je dirais que, chez un être humain qui, enfant, a été gravement humilié et n’a jamais eu aucune chance de pouvoir se défendre, il s’agit là moins d’un “trou” que d’une bombe à retardement. Lorsque cette personne arrive au pouvoir, elle peut s’en décharger sur des innocents. Les bombes sont prêtes à exploser à tout moment. Chez de tels humains, les buts de la vie sont pervertis. Pour eux, le vrai sens de la vie devient la vengeance qu’ils pourront accomplir en arrivant au pouvoir. La joie, la joie de vivre sont exclues, remplacées par le désir d’exercer un pouvoir sur l’existence des autres, et cela de façon cruelle. Ils sont poussés intérieurement par des représentations, des images, des pensées qui trouvent leur origine dans l’enfance.

La plupart des auteurs de biographies de dictateurs mentionnent des pères despotiques ou en tout cas “sévères”, selon l’expression consacrée, et des mères qui, d’une façon ou d’une autre, rejettent l’enfant. Le père de Saddam Hussein est mort avant sa naissance, ainsi que son frère aîné, tous deux du cancer. A la suite de cela, sa mère, enceinte de lui, fait une tentative de suicide. Cette tentative ayant échoué, elle essaie de se faire avorter… au huitième mois de grossesse. Saddam naît malgré tout, et il est aussitôt abandonné. Ce n’est qu’à l’âge de trois ans qu’il revient chez sa mère, où il se trouve alors confronté à un beau-père qui le bat et l’humilie. Saddam Hussein a dû se battre pour avoir le droit d’aller à l’école (source : Post). Ces quelques faits ne suffisent-ils pas à dresser le tableau du monde de cruauté dans lequel cet enfant a dû grandir ? Je rappelle qu’il ne s’agit pas ici d’expliquer quels sont les facteurs politiques et économiques qui portent de tels hommes au pouvoir, quels intérêts se cachent derrière cela ou quelles conditions historiques et sociales encouragent des êtres humains à devenir des terroristes, mais, au-delà de ces facteurs, de nous interroger sur ce qui fait naître une telle personnalité. Ce dont nous venons donc de parler. Il me paraît décisif que ces personnes qui ont dû grandir dans un environnement de cruauté le recréent elles-mêmes plus tard, mais cette fois pour faire souffrir les autres.

Oui, et la biographie de Hitler le montre jusque dans les moindres détails – contrairement à celles de beaucoup d’autres criminels dont le début de la vie nous est malheureusement à peu près inconnu. (Quand j’ai écrit mon dernier livre, “Notre corps ne ment jamais” [2004], où je parle de Saddam Hussein, j’ignorais encore un certain nombre d’éléments de la biographie de ce dictateur.) Mais il y a aussi les millions d’êtres humains qui n’aspirent pas à la toute-puissance, mais qui retournent contre eux-mêmes la violence destructrice qu’ils ont subie, tombent gravement malades, meurent jeunes ou se suicident. Beaucoup de gens recourent à une image d’eux-mêmes malsaine ou délirante pour éviter d’avoir à prendre conscience de la réalité de leur enfance, de leur vie, de leurs sentiments. En se protégeant de la vérité, ils prolongent en quelque sorte le bras de leurs parents. Le plus souvent, ils ne ruinent que leur propre vie, mais ils peuvent aussi détruire l’existence de toute une nation.

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