A propos du nouveau livre d’Alice Miller

par Jean Claude Snyders

A propos du nouveau livre d’Alice Miller
Wednesday 01 September 2004

Pourquoi devient-on anorexique, ou boulimique? Pourquoi certains enfants sont-ils “hyperactifs”? Pourquoi, de façon encore bien plus dramatique, certains deviennent-ils des tueurs en série? Alice Miller répond dans son nouveau livre, “Le corps ne ment pas”: parce que tous ces êtres ont reçu, à un âge très précoce, de terribles blessures – coups, humiliations, abus de toutes sortes, le plus souvent commis par leurs parents, sans que ceux-ci, du reste, aient en général la moindre volonté ni même la moindre conscience de mal faire, mais parce qu’ils étaient englués dans leurs propres problèmes d’enfance, ou ont été influencés par l’idéologie ambiante de l’éducation. Cependant, ces blessures, même si elles ont été infligées aux enfants sans qu’il y ait volonté de leur nuire, existent bien, et se font sentir au quotidien, créant des déviances et des problèmes de toutes sortes.
Mais il y a peut-être, nous dit l’auteur, un moyen de s’en sortir: on peut, pense-t-elle, se remettre d’une enfance même très douloureuse; il faut, pour cela, renoncer à nier les souffrances que l’on a connues.
C’est là, il est vrai, quelque chose de très difficile, car nous avons tendance, au contraire, à minimiser ces souffrances, à les tourner même en dérision, voire à les nier totalement, en les interprétant de la manière dont, souvent, elles nous étaient présentées autrefois: “c’est pour ton bien” (titre d’un précédent, et célèbre ouvrage du même auteur). Il nous faut, au contraire, tenter de reconnaître ces anciennes blessures pour ce qu’elles étaient, c’est-à-dire, souvent, pour de véritables drames.
L’auteur nous montre – et c’est une des grandes nouveautés de cet ouvrage, par rapport à ceux qu’elle a écrits auparavant – comment le corps, lui, se souvient des choses que nous avons vécues: “Le corps est le gardien de notre vérité, parce qu’il porte en lui l’expérience de toute notre vie…”Si nous nions ces anciennes souffrances, ou même si nous n’en avons aucun souvenir conscient, le corps se charge, par des symptômes, de nous les rappeler. Ne pas reconnaître ses souffrances enfouies, c’est donc être en décalage avec son corps, et un tel décalage est forcément douloureux.
Mais reconnaître ses anciennes blessures, cela veut dire aussi ne pas nier les sentiments de rancoeur que l’on peut, à l’âge adulte, nourrir contre des parents jadis maltraitants; sinon, là encore, c’est le corps qui nous les remet en mémoire: “Véronique” (une femme jadis abusée sexuellement) “était en proie à des démangeaisons chaque fois qu’elle cherchait à réprimer ses sentiments…” Cependant, c’est, là aussi, une chose très difficile pour ceux “qui ont vécu leur enfance dans la perpétuelle crainte d’une punition”, car cette crainte subsiste souvent, inconsciente, chez l’adulte; et il faut, pour la vaincre, que cet adulte jadis maltraité soit aidé dans son chemin vers son passé, par ce que l’auteur appelle un “témoin lucide” ou un “témoin bienveillant”, c’est-à-dire quelqu’un – thérapeute ou non – qui l’aide à prendre conscience de ce qu’il a vécu, en ne déniant pas ses anciennes souffrances, en ne cherchant pas à défendre les parents autrefois maltraitants, en laissant s’exprimer la fureur, longtemps contenue, de l’ancien enfant maltraité.
Si cette fureur parvient enfin à s’exprimer, grâce à la présence d’un tel témoin, elle ne pourra plus faire de mal à personne, pas même à celui qui en était possédé: la seule colère qui fasse du mal est celle dont on n’a pas conscience, que l’on continue à refouler, parce que l’on en a encore une peur aussi grande qu’autrefois.
Comme tous les livres d’Alice Miller, celui-ci est un livre d’espoir, puisqu’il nous montre que si nous parvenons à prendre conscience de nos drames de jadis, et surtout à revivre les émotions, comme la colère, la détresse, le désespoir, que nous avons alors éprouvées, si nous levons, autrement dit, le refoulement qui entourait tout cela, comme on lève un enchantement, alors, au lieu de faire du mal à d’autres et de nous en faire à nous-mêmes, nous les ménagerons et pourrons nous protéger, parce que ce qui nous a été fait de terrible aura été à nouveau, par nous, vécu dans toute sa force, et aura enfin été reconnu.

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