par Olivier Maurel
Obstacles auxquels doit se préparer le valeureux combattant anti-fessée
Sunday 01 April 2001
Pour ne pas succomber au découragement, le militant anti-fessée a intérêt à connaître les multiples défenses auxquelles il se heurtera inévitablement dans son combat contre la conviction générale que les coups sont indispensables à une bonne éducation.
La croyance à la valeur éducative de la fessée et de la violence éducative en général s’acquiert en effet dès le plus jeune âge, probablement au moment des premières fessées reçues. Le bébé frappé par la personne qu’il aime le plus au monde, dont il est entièrement dépendant et qui représente l’autorité la plus haute à ses yeux acquiert la conviction que ce qu’il subit est parfaitement normal et mérité et constitue un excellent et incontestable moyen d’éducation. Enracinée à une telle profondeur dans la vie de chacun de nous, entrelacée aux racines mêmes de notre personnalité, cette croyance ne peut être qu’extrêmement difficile à extirper. Elle est évidemment renforcée par la pratique universelle et l’assentiment général. Et il ne faut pas en vouloir à ceux qui l’expriment : en un sens, c’est le bébé qui parle en eux.
Celui qui entreprend de s’attaquer à cette conviction et à cette pratique se heurte donc à une impressionnante série de moyens de défense combinés parfois à des accusations condescendantes contre toute remise en question.
Les justifications religieuses
Ces deux obstacles très anciens ne se rencontrent presque plus chez nous mais s’expriment encore dans certaines communautés religieuses.
La conviction que la violence éducative est recommandée par Dieu. Elle se rencontre encore chez certains juifs, certains musulmans et certains chrétiens fondamentalistes. Elle s’appuie sur un certain nombre de proverbes tirés de la Bible et attribués au roi Salomon ou à l’Ecclésiaste. La violence éducative est considérée comme le “châtiment biblique”. Il n’est pas question de le discuter puisqu’il est voulu par Dieu.
La référence à Dieu qui corrige les hommes comme les pères terrestres corrigent leurs enfants. Cette justification offre un bel exemple de cercle vicieux. Même quand on est croyant, il faut bien reconnaître que si on considère les souffrances des hommes comme le résultat de la volonté de Dieu de corriger ses enfants, c’est surtout qu’on attribue à Dieu, conçu comme un père, la pratique de corrections semblables à celles qu’appliquent à leurs enfants les pères humains. Les “punitions divines” servent ainsi de justification aux punitions bien humaines alors que les secondes sont la source des premières.
Les justifications par l’expérience personnelle ou par les on-dit
La justification de la violence éducative par expérience. “Les coups de pied au cul que m’a donnés mon père m’ont fait beaucoup de bien”. Cette justification revient à dire : “Du moment que je suis devenu ce que je suis grâce à la violence de mes parents, c’est que cette violence était bonne”. C’est l’argument utilisé par le Pen.
Les “on dit” : “Une bonne fessée n’a jamais fait de mal à personne” ou “n’a jamais tué personne”. L’adjectif utilisé semble avoir un double sens : une “bonne” fessée, c’est une fessée vigoureuse, mais c’est aussi une fessée qui donne une certaine satisfaction. Comme il ne semble pas que cela puisse être à celui qui la reçoit, c’est sans doute à celui qui la donne.
L’ignorance plus ou moins volontaire.
L’amnésie sélective. Le simple souvenir des corrections reçues est si désagréable et si humiliant qu’on préfère ne pas s’en souvenir et qu’on en arrive à les oublier complètement.
L’absence d’intérêt des explorateurs et des ethnologues. Cette forme de cécité particulière se manifeste d’abord dans le fait qu’il a été longtemps exceptionnel que les ethnologues, mâles pour la plupart, s’intéressent à la manière dont les enfants étaient élevés. Margaret Mead elle-même dit ne s’être intéressée aux pratiques éducatives des tribus de Nouvelle-Guinée que parce que son mari, Gregory Bateson, n’a consenti à lui attribuer que cette tâche.
La cécité complaisante des historiens et des ethnologues bienveillants. Quand ils étudient une société du présent ou du passé pour laquelle ils ont de la sympathie, les ethnologues et les historiens sont peu portés à en dire les aspects négatifs, surtout s’ils veulent lutter contre des préjugés concernant le groupe humain ou l’époque qu’ils étudient. Résultat : ils ne prêtent aucune attention à la manière dont sont élevés les enfants et à leurs souffrances éventuelles. Et ils ne valorisent que les aspects positifs de l’éducation.
La minimisation
La dérision. La honte éprouvée quand on a été frappé se poursuit jusqu’à l’age adulte et fait que la plupart des adultes ne parlent qu’avec un sourire gêné de ce qu’ils ont subi. Ils se sentent ridicules d’avoir été frappés. Ils ne peuvent pas prendre au sérieux la souffrance qu’ils ont subie parce qu’ils croient encore qu’ils ont été frappés justement et que, bien que victimes, ils étaient plus coupables que ceux qui leur faisaient violence. La dérision est le bruit de fond qui demeure de l’humiliation subie, de même qu’il reste, dans l’univers actuel, un bruit de fond fossile du big bang originel. Mais le big bang originel a été créateur alors que le big bang de la violence éducative est purement destructeur. D’ailleurs, le plus souvent, ils préfèrent ne pas en parler et une des principales défenses de la fessée est…
Le silence. On ne parle pas de ce qu’on a subi. A ma connaissance, il a fallu attendre le XIXe siècle pour qu’un écrivain ose dire qu’il avait été frappé par sa mère et son père et s’en plaindre. Le premier à avoir osé cet aveu semble bien avoir été Jules Vallès. Et cela alors que pratiquement tous les enfants étaient frappés par leurs parents depuis les premières civilisations. Pour cette raison, la souffrance des enfants sous les coups de leurs parents et les dégâts qui en résultaient ont été pendant des millénaires un continent englouti. Les châtiments corporels infligés par les maîtres d’école ont été mis en question beaucoup plus tôt par quelques philosophes et, semble-t-il, pour la raison principale qu’ils étaient appliqués par des hommes, les maîtres, qui étaient le plus souvent des esclaves. Et que les châtiments corporels mettaient les enfants eux-mêmes sur le même plan que des esclaves et des animaux, ce qui posait sans doute quelques problèmes aux parents des familles aristocratiques. Une autre raison à cette antériorité de la mise en question de la violence éducative scolaire a pu être le fait que certains enfants exceptionnellement traités avec douceur par leurs parents ont pu être choqués par ce qu’ils ont ensuite découvert à l’école. Il est possible que l’exemple de saint Augustin témoigne d’un fait semblable. Il dit s’être plaint à ses parents des coups reçus des mains de ses maîtres mais ne parle jamais de ceux qu’il aurait reçus de ses parents. Pourtant, le fait que ceux-ci aient accueilli ses plaintes par des moqueries laisse penser qu’ils n’avaient rien contre la la violence éducative et qu’ils avaient peu de raisons de ne pas l’utiliser. L’exemple de Montaigne qui dit avoir été élevé avec beaucoup de douceur par son père est plus significatif. Il a été horrifié par la violence de ses maîtres du Collège de Guyenne. Les premiers auteurs chrétiens à parler des châtiments corporels pour recommander de les modérer ou d’y renoncer n’ont jamais parlé, à ma connaissance que des châtiments scolaires, jamais de la violence éducative parentale. Ce silence assourdissant au sens propre du terme puisque littéralement il empêchait d’entendre la souffrance des enfants était aussi aveuglant : il empêchait de la voir.
L’extrême concision. Quand ils sont évoqués par certains auteurs d’autobiographies, les châtiments corporels, même s’ils ont été fréquents, ne sont décrits que très brièvement alors qu’ils ont été subis tout au long de l’enfance.
La négation. “Aujourd’hui, plus personne ne frappe les enfants. Les martinets ne servent qu’à frapper les chiens” Entendu dans une quincaillerie où je demandais si on vendait encore beaucoup de martinets.
L’indifférence. C’est une des attitudes les plus fréquentes.
La négation de la violence éducative comme violence. Les partisans de la fessée ne donneraient que de petites fessées “sur les couches”, des “petites tapes” sur les mains.
La croyance actuelle à la résilience. Avec la mise en valeur de la résilience, l’idée s’est établie qu’en définitive la reproduction de ce qu’on a subi enfant est minoritaire, voire très rare. Certains vont jusqu’à dire que la reproduction est “un mythe”. Cette erreur est due à ce que les chantres de la résilience ne font pas de distinction entre maltraitance identifiée comme telle et violence éducative ordinaire à laquelle ils ne prêtent aucune attention. Dans les cas de maltraitance, c’est-à-dire de violence plus forte que la moyenne admise dans telle ou telle société, les enfants, parce qu’ils ont des chances de rencontrer des personnes qui leur font comprendre qu’ils sont maltraités et qui les consolent, voire les soustraient aux parents qui les brutalisent, ont aussi des chances de prendre conscience que ce qu’ils ont subi n’était pas normal et peuvent ainsi éviter de le reproduire. Mais dans le cas de la violence éducative ordinaire, qui peut être plus intense dans certains pays que la maltraitance l’est dans d’autres, l’enfant ne rencontre que des gens qui lui disent qu’il a bien mérité ce qu’il reçoit, que c’est normal que ses parents le frappent, qu’il l’a bien mérité, etc. Dans ce cas, la reproduction est le cas le plus général. Et, malheureusement, les affirmations imprudentes sur la résilience tendent à l’occulter.
La localisation inoffensive. Selon les gens, “jamais de fessées, trop risquées du point de vue sexuel, plutôt des claques” ou au contraire “jamais sur le visage, trop humiliant, toujours sur les fesses ou sur les cuisses”.
La psychanalyse. Ce qui est nocif et pathogène, ce n’est pas la violence éducative qui n’est d’ailleurs infligée que par quelques parents sadiques, ce sont les pulsions de l’enfant qui ont d’ailleurs besoin d’être maîtrisées par la loi manifestée, s’il le faut, à coups de taloches (cf. Christiane Olivier, Pouquet et d’autres).
La vision pessimiste de l’enfant. Elle naît, bien sûr, sous les coups. L’enfant frappé apprend en même temps qu’il est méchant, désobéissant, rebelle, paresseux, insupportable, vicieux. Et que tous les enfants le sont, d’où croyance au péché originel, aux pulsions sadiques, à la “violence fondamentale”.
L’idéalisation des parents. On préfère se souvenir des aspects positifs de la personnalité de ses parents. On minimise donc ou on arrive à oublier les coups qu’on en a reçus.
La dénonciation de la maltraitance. Et uniquement de la maltraitance caractérisée, c’est-à-dire le haut de l’iceberg. Le mot maltraitance est d’ailleurs récent et il n’y a pas encore de mot, seulement une périphrase, pour désigner la “violence éducative ordinaire”.
La croyance à la valeur éducative de la violence n’est enracinée que dans le psychisme des gens qui l’ont subie, si peu que ce soit, et qui sont donc devenus ses défenseurs. Il est rare que ceux qui n’ont pas subi la violence s’en fassent les partisans. Mais il est rare aussi que ceux qui ne l’ont pas subie aient une conviction anti-fessée suffisante pour s’en faire les messagers, ou que leur conviction survive aux défenses auxquels elle doit se heurter si elle se manifeste. D’où l’intérêt de connaître ces défenses et leur cause.
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