L’imposture tue l’amour

par Alice Miller

L’imposture tue l’amour
Thursday 01 April 2004

A propos du livre de Christian Ditlev Jensen “Je vais le dire”

Un jeune écrivain danois, nommé Christian Ditlev Jensen, décrit dans son livre intitulé Je vais le dire ce que, entre sa 9ème et sa 12ème année, lui a infligé un pédophile. Ce livre bouleversant montre très clairement les traces laissées par ces sévices. C’est seulement à l’âge adulte que Christian parvint à porter plainte. Bien que le récit qu’il avait fait à la police criminelle ne laissât planer aucun doute, et bien qu’il ne fût pas sa seule victime, l’homme ne fut condamné qu’à deux ans d’emprisonnement avec sursis. Christian fut évidemment très affecté par tant d’injustice Malgré des années de thérapie, il souffre d’insomnies, fait des cauchemars terrifiants, présente des troubles de la concentration et de fréquents accès de panique impossibles à maîtriser.

Comment se fait-il que ce garçon, d’une intelligence supérieure à la moyenne, enfant unique, n’ait, pendant trois ans, soufflé mot à ses parents des choses horribles qu’on lui faisait endurer ? Vivant en province, ils envoyaient leur fils passer les week-ends à Copenhague, chez un de leurs amis, afin qu’il puisse se distraire, et soi-disant, ils ne se doutaient aucunement que, chaque semaine, leur fils était abusé sexuellement par cet homme Comment se fait-il que ce garçon ait supporté sans résistance des actes qui manifestement lui déplaisaient profondément, sans se montrer capable de se libérer des griffes de cet individu , par exemple en se confiant à ses parents ? Parce que l’alternative aurait été de rester à la maison, où il ne connaissait que l’ennui, le vide, un manque total d’empathie, de compréhension, d’intérêt à son égard, de communication. Il croit trouver auprès de Gustave, le soi-disant ami, tout ce qui lui manque tant au foyer parental. Il se grise des nombreuses et excitantes distractions : concerts, théâtre, cinéma, repas au restaurant. Grâce à Gustave, la trépidante ville de Copenhague, avec ses innombrables attractions, s’offre à lui. Le prix à payer, c’est l’esclavage dans le lit de Gustave. Il essaie donc de l’accepter, de l’oublier dans la journée, afin de pouvoir savourer les bonnes choses, l’accès au monde intellectuel et aux divertissements, et d’ignorer les mauvaises.

Mais ce calcul se révèle raté. Le corps de Christian se révolte, de diverses façons. Car il abrite la rage incommensurable qui n’a jamais pu s’exprimer – sa colère envers le pédophile, celle aussi envers ses parents. Car au fond, c’est leur indifférence qui a permis ces sévices. Cela transparaît certes à la lecture du livre, mais son auteur assure, dès la préface, qu’aujourd’hui il les aime profondément et leur a tout pardonné, absolument tout. C’est cette phrase qui m’a incitée à parler de cet ouvrage. Il illustre en effet ce pouvoir caché, si destructif, du Quatrième Commandement, que je m’efforce sans relâche de mettre en évidence. Quand il était enfant, Christian ne pouvait se libérer de Gustave parce qu’il croyait ne pas pouvoir vivre sans lui, sans les stimulations intellectuelles qu’il trouvait, auprès de lui, dans la capitale, se voyait condamné à périr dans le désert de la maison paternelle. Aussi se plia-t-il à ce lavage de cerveau et se boucha les yeux sur les abus, pourtant manifestes, dont il était victime. A présent adulte, il peut voir Gustave avec plus de réalisme, peut mesurer les dégâts qu’il lui a infligés, et donc ne se considère plus obligé de l’aimer. Mais il reste, comme un enfant, extrêmement attaché à ses parents et nomme cela de l’amour.

Dans son récit, Christian montre clairement comment ses premières années – il était un enfant solitaire, d’autant qu’il ne trouvait personne à la maison en rentrant de l’école, et avait été dressé très tôt à l’obéissance -avaient rendu possible le crime du pédophile. Pourtant, il délie ses parents de toute responsabilité. Emotionnellement du moins, il les met hors de cause. Le lecteur peut certes subodorer son indignation : somme toute, trois années durant, ils ont confié tous les week-end, sans la moindre hésitation, leur enfant unique à un criminel. Mais l’ancien enfant n’ose pas encore s’autoriser à ressentir cette indignation, la peur qui l’en empêche est encore trop forte. Cela pourrait expliquer pourquoi Christian souffre encore de ses symptômes. Sa colère contre Gustave est permise, car la société a horreur des pédophiles. Mais point sa colère contre ses parents. Cette rage interdite reste enfermée dans son corps et provoque des cauchemars et autres symptômes, sans accéder, néanmoins, à la conscience de l’intéressé. A présent adulte, il aspire toujours à avoir de bons parents, et ce profond désir entretient toutes les illusions.

Le cas de Christian Jensen n’est pas exceptionnel. Je reçois un grand nombre de livres dont les auteurs rapportent des cruautés inouïes qui leur furent infligées dans leur enfance, mais assurent dès les premières pages qu’ils ont tout pardonné à leurs parents. Dans tous ces récits se manifeste clairement le mécanisme de répétition, qui les contraint à reproduire l’imposture dont ils ont, autrefois, été victimes. Il se révèle, en premier lieu, dans l’affirmation, professée par les religions, que le pardon amène la guérison. Ce qui, à l’évidence, est contredit par les faits. Quand on est obligé de prêcher, on n’est pas libre.

Voudrais-je dire par là que lorsque l’adulte pardonne les crimes perpétrés à son égard quand il était enfant, cette démarche est non seulement inefficace mais encore nocive ? Oui, c’est exactement ce que je veux dire. Car le corps ne comprend pas les leçons de morale. Il lutte contre le déni des émotions vraies et pour la prise de conscience de la vérité, qui fut interdite à l’enfant. L’enfant a été obligé, pour survivre, de se mentir et de ne pas voir les crimes de ses parents. L’adulte, lui, n’est pas contraint à se leurrer et à rester aveugle, et s’il le fait, le prix en sera élevé : soit il le paiera lui-même, en perdra sa santé, soit il le fera payer aux autres, à ses enfants, ses patients, ses subordonnés etc.
Par exemple, un thérapeute qui a pardonné à ses parents maltraitants se trouvera souvent poussé à conseiller à ses patients ce prétendu mode de guérison. Ce faisant, il exploite leur confiance en lui et leur dépendance à son égard. S’il est largement coupé de ses sentiments, il ne se rendra généralement pas compte que, de cette manière, il inflige aux autres ce qu’on lui a fait subir autrefois : il va les duper, les plonger dans le désarroi, et ne s’estimera aucunement responsable des dégâts entraînés car il est convaincu d’avoir agi pour leur bien. Toutes les religions ne s’accordent-elles pas pour déclarer que le pardon mène au Ciel, Job n’a-t-il pas finalement été récompensé d’avoir pardonné à Dieu ? Le patient ne peut attendre aucun secours d’un thérapeute qui s’identifie à ses parents maltraitants. Mais, en tant qu’adulte, il a le choix : s’il s’est aperçu que son thérapeute le mystifie et s’auto-mystifie, il peut le quitter. Il n’est pas obligé de s’identifier à lui et de reproduire ses agissements. Christian, lui aussi, devenu adulte, a acquis la liberté de percer à jour les manipulations de Gustave. De ce fait, il ne risque guère d’infliger le même traitement à autrui.

Mais un enfant ne dispose pas de cette liberté. On ne peut pas échapper à ses propres parents, donc on n’a pas le droit de les percer à jour. Se boucher les yeux permet de survivre. C’est ainsi que fonctionne, depuis toujours, le mécanisme de la maltraitance des enfants. On s’aveugle et on pardonne pour survivre, mais cela mène trop souvent à la répétition des mêmes comportements, dont des innocents feront les frais.

Pour rompre ce cycle infernal, il faut avoir compris que l’amour ne peut pas survivre aux sévices, à l’imposture et l’exploitation sans exiger de nouvelles victimes. Et s’il lui faut des victimes, ce n’est plus de l’amour mais tout au plus la soif d’amour. L’engrenage ne peut être rompu que si l’on fait toute la lumière sur la réalité de son propre passé, sur ce qui est vraiment arrivé. Si je sais, et puis ressentir, ce que mes parents m’ont fait quand j’étais totalement sans défense, je n’ai pas besoin de victimes, chargées de la fonction d’obscurcir ma conscience. Je n’ai plus besoin de mettre en scène, inconsciemment, ce qui m’est arrivé autrefois, et de faire souffrir à cet effet des personnes innocentes. Car aujourd’hui je SAIS. Ce savoir, je ne laisserai personne m’en priver si je veux vivre en individu conscient et non en exploiteur.

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief