par Eric de Bellefroid
Laisse donc parler ton corps
Monday 01 November 2004
Mis en ligne le 08/10/2004
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De la toxicité d’une certaine morale sur la santé physique selon Alice Miller
Singulière Alice Miller. La philosophe et psychanalyste allemande, qui avait bazardé le divan freudien il y a vingt-cinq ans pour se pencher d’un peu plus près sur la cause des enfants maltraités, revient dans son dixième ouvrage – depuis « Le Drame de l’enfant doué » (Puf, 1983) – avec un propos qui, pour être comme toujours inattendu, relève en même temps d’un bon sens déconcertant.
Esprit libre avant toute chose, peu soucieuse apparemment des doctrines trop rigoureusement établies, elle dynamite joyeusement les carcans et les tabous. Sise quelque part peut-être entre le bon Dr Spock de naguère et le très contemporain Boris Cyrulnik, sans toutefois souscrire au célèbre et médiatique concept de « résilience », elle ne craint guère de s’attaquer de front à Freud en personne.
Mais c’est Moïse lui-même qu’elle assassine ici pour ainsi dire. Tant elle y va d’un violent réquisitoire contre un point très précis du Décalogue, contre la « dictature » d’un Quatrième Commandement en l’occurrence qui nous intime depuis toujours: « Tu honoreras ton père et ta mère ». « Ce livre, annonce-t-elle, étudie les répercussions sur notre corps de nos émotions refoulées. Or c’est bien souvent la morale et la religion qui nous poussent à nier jusqu’à leur existence. »
Le déni et le refoulement en effet constituent les mots de passe d’un ouvrage – « Notre corps ne ment jamais » – qui nous explique encore que, lorsqu’un être humain s’interdit d’éprouver ce qu’il ressent viscéralement, il tombe malade. Car les sentiments ne se commandent pas. Et lorsqu’un corps se trouve interdit de vivre la fidélité à sa propre histoire, parce qu’il enregistre toutes les émotions accumulées au fil de la vie, il se rebelle tôt ou tard et le conflit dégénère en maladie. De l’asthme au cancer, sans compter les addictions diverses, la dépression, l’anorexie, le suicide le cas échéant, une mort précoce le plus souvent.
LA MÉMOIRE DES HUMILIÉS
Partant de sa propre expérience clinique, Alice Miller évoque un certain nombre de héros de légende brisés à quelque degré dès la plus petite enfance. Dostoïevski, Tchekhov, Kafka, Nietzsche, Schiller, Rimbaud, Verlaine, Mishima, Maupassant ou Proust ô combien. Virginia Woolf encore qui, abusée sexuellement comme sa soeur par ses deux demi-frères, lutta toute sa vie contre la dépression, s’étant évertuée, selon l’esprit de Freud, à rabaisser ses souvenirs au rang de fantasmes et de désirs inconscients.
Le cas de quelques tyrans sanguinaires, de Hitler à Saddam Hussein, ou celui des tueurs en série n’est guère moins éloquent. Mais Alice Miller s’insurge là: il est faux de dire que nous abritons tous en nous la « bête ». On ne naît pas monstre, instinctuellement psychopathe. C’est la haine nourrie par les plus lointaines humiliations qui appellerait les enfants maltraités à venger demain sur d’autres leur impuissance, une rage trop longtemps contenue, dussent-ils massacrer des peuples entiers.
« Car il n’est pas vrai que le pardon libère de la haine », dit-elle. Ne nous fions pas trop ici à l’apparente simplicité du raisonnement. Il est seulement une vérité dont attestent quantité de thérapies, c’est que sont infiniment nombreux les brûlés de la vie qui s’épuisent vainement à « mériter » l’amour de leurs parents, voués à s’immoler sur l’autel de la morale traditionnelle et d’un simulacre d’affection. Alice Miller dément dans ces cas tout « devoir de gratitude », et s’émerveille chaque jour plutôt de voir le corps humain s’élever « contre le mensonge avec une ténacité et une intelligence stupéfiantes ».
© La Libre Belgique 2004
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