L’âme assassinée (Soul Murder, 1995)

par Zaida M. Hall

L’âme assassinée (Soul Murder, 1995)
Thursday 31 August 2006

Un jeune garçon était terrifié par son père qui trouvait naturel de le jeter à travers la pièce lorsqu’il était en colère. La mère était témoin, mais n’intervenait pas. Il était brutalisé à l’école, ce que ses parents lui reprochaient, sans toutefois agir pour l’aider, alors qu’ils le critiquaient systématiquement. Un jour, il voulut rester sur la plage et observer la marée qui, d’après l’horaire, commençait de descendre à midi. Son père voulait rentrer à la maison plus tôt mais, au lieu de prendre la main du garçon et de lui dire “Non, il faut rentrer maintenant”, il argumenta: “La marée ne redescend en fait qu’à 1h30, je ne crois pas que l’on verra son mouvement avant 1h. Le temps influe sur la marée aujourd’hui”. A chacune de ces affirmation, le garçon tint tête à son père et le contra: “Non-papa, c’est bien à midi. L’horaire le dit”. Finalement, le père le saisit par le bras et le jeta contre la digue. Des années plus tard, il me confia lors d’une consultation: “La main de mon père servait à donner des coups, pas à montrer le chemin. Aujourd’hui encore, il peut me forcer à manger par terre s’il le veut.
La mère de ce garçon lui dit un jour qu’il aurait un morceau de gâteau s’il était sage. Mais c’était le gâteau qui avait déjà servi la veille, et qu’il avait mangé tout naturellement. Rétrospectivement, me dit-il rageusement, c’était comme lui avoir dit : “Si tu es sage tu auras droit de continuer à respirer. Si tu es sage, nous n’allons pas te noyer”. Il essayait d’être aussi différent de son père que possible, confondant confiance et violence, courtoisie et soumission, servilité.
Une jeune femme m’a raconté qu’étant enfant, son père l’avait laissée pendre la tête en bas depuis un pont, menaçant de la lâcher. En d’autres occasions son frère la tenait à l’extérieur de la voiture en marche, conduite par son père. Elle évoquait tout cela d’une voix neutre, étonnée de ma réaction d’horreur. Elle ne ressentait aucune colère contre son père ou sa mère qui avaient laissé faire.
Une autre jeune femme me raconta qu’elle était battue pour des incartades sans importance par son père qui comptait les coups à voix haute. Si une amie de classe était présente lorsqu’il découvrait un comportement méritant d’après lui une punition, le nombre de coups était réduit en présence de l’amie et augmenté en son absence. Enfin, alors qu’elle luttait pour retenir ses larmes, il la faisait venir à lui pour la consoler, et elle se sentait coupable de résister. Lorsqu’elle me raconta tout cela, elle pensait toujours qu’elle avait mérité la punition et se sentait coupable envers lui de ne pas l’aimer suffisamment.
Quel est le point commun entre ces deux situations ? Dans tous les cas, les parents mystifiaient leurs enfants et les humiliaient ou les blessaient physiquement. Les enfants étaient désorientés : pourquoi étaient-ils fautifs ? Car les parents ont forcément raison. C’était donc sans doute leur propre faute. Les parents aiment leurs enfants, les enfants aiment leurs parents…
Bien que la plupart des professionnels aient eu connaissance de situations semblables, le phénomène n’est expliqué que depuis relativement peu de temps, en particulier par deux analystes, L. Shengold et Alice Miller. Shengold a décrit des situations vécues sur la base de son activité professionnelle à New York, d’autres sont tirées de la littérature et de la vie de Kipling. Il appelle ce phénomène “L’âme assassinée”. Il le décrit comme l’effort délibéré de détruire la capacité d’amour ou de joie chez l’individu et d’interférer avec son sens de l’identité (Shengold, 1978, a). Alice Miller (1980) l’illustre sur la base de son activité professionnelle en Suisse et à partir des personnages historiques d’Hitler et d’autres.
L’âme assassinée fait partie du spectre de la maltraitance infantile, y compris les sévices physiques et sexuels, qui se recouvrent largement. Shengold postule que ce qui se passe, en particulier chez l’enfant, est si terrible qu’il n’arrive pas à le vivre et l’enregistrer, mais devient paralysé et désorienté, un automate mécanique et obéissant. L’enfant a un besoin si intense d’un bon parent pour atténuer sa crainte (comme le prisonnier adulte victime de torture), qu’il construit pour le repos de son esprit le fantasme d’un bon parent et confectionne un lien symbiotique avec le bourreau. Cela a été illustré dans la pièce “The Prisoner”, basée sur le cas du Cardinal Midzenty, dans lequel prisonnier et interrogateur développent un lien d’amitié.
Afin de survivre, l’enfant compartimente ce fantasme et la promesse illusoire que toute la terreur, la douleur et la haine se transformeront en amour. Shengold nomme ce processus “cassure verticale” afin de le distinguer d’autres modèles analytiques de cassure. C’est l’équivalent de la contradiction d’Orwell “2 + 2 = 5” et provient sans doute d’un rejet hystérique. On peut en empêcher la formation par la présence dans la vie de la victime d’une personne aimante comme une nurse, une grand-mère ou une autre personne de la famille, qui peut contrecarrer la mystification imposée par le mauvais parent. Nous connaissons tous des cas de mauvaises institutions, rendues supportables par la présence d’une ou deux personnes aimantes ayant une forte identité et intégrité. En l’absence d’une telle personne aimante, un enfant peut mourir, comme ce fut le cas des enfants Spitz.
Comme l’enfant a besoin de s’attacher à l’idée d’un bon parent, le parent doit éviter l’individuation (Mahler et Furer, 1968) et s’agripper à l’enfant en tant que partie de lui-même, comme dans cette remarque : “J’ai froid, mets ton gilet”. L’enfant s’identifiant à l’agresseur, répète à son tour l’assaut de façon compulsive, en partie, selon Shengold, pour rendre bon le mauvais parent. “Je serai père et le ferai, et cette fois ce sera bien”. Ces enfants “fabriquent” des parents bons et se considèrent eux-mêmes comme mauvais. Ils ne sont pas “entiers” mais “compartimentés” par la fracture, n’osant pas associer les images contradictoires à cause du danger de s’exposer à la fureur des parents. Ils doivent ou bien lutter contre un mauvais père et risquer d’être “tués” ou devenir eux-mêmes le “bon”/mauvais père et terroriser les autres. Sinon la fureur se retourne contre eux-même.
L’expression “âme assassinée” fût utilisée par Strindberg en 1887 dans son article sur “Rosmersholm” d’Ibsen et sa propre pièce, “The Father”, reprend le même thème. Dans la pièce d’Ibsen “John Gabriel Borkman”, l’un des personnages en accuse un autre d’avoir commis un crime impardonnable, d’avoir “assassiné l’âme” en la capacité d’aimer et d’éprouver la joie. Mais l’expression ne fût pas employée couramment avant 1903 lorsque Daniel Schreber, un juge à la cinquantaine interné dans un asile pour schizophrénie, écrivit ses mémoires sur la maltraitance infligée par son père lorsqu’il était enfant.
Le père, Dr Paul Schreber, se considérait une autorité en matière d’éducation des enfants. Il avait écrit un livre sur “Les attitudes corporelles et habitudes nuisibles chez les enfants”, incluant un essai sur la façon de les “neutraliser”. Afin de corriger une position mauvaise conduisant à des troubles nutritionnels causés par l’obstacle à la circulation des fluides corporels, et à l’accumulation du sang dans les vaisseaux, il prescrivait des corsets comme “la ceinture d’épaule” (Geradehalter et Kopfhalter) dont la représentation ressemble à des instruments de torture (Schreber 1955). Il enseignait dans son gymnase la “gymnastique médicale” et utilisait la “thérapie à l’eau froide”. Pas étonnant que son fils se rappelle plus tard le “Kopfhalter” (harnais de maintient de la tête) comme étant un ensemble de “petits diables qui me comprimaient la tête comme un étau” (Schreber, 1955). Freud (1911) a basé son étude de la paranoïa sur ces mémoires, sur lesquelles écrivait aussi plus tard Fairbairn (1956).
Shengold (1978 b) décrit le cas intéressant et célèbre au début du 19e siècle de Kaspar Hauser, un adolescent bavarois emprisonné dès la plus tendre enfance, maintenu pieds nus dans un trou sombre, assis par terre, incapable de s’allonger et souvent drogué à l’opium. Un homme lui apportait de l’eau et de la nourriture, le lavait et coupait ses ongles. Mais il ne voyait jamais son visage. Kaspar fût découvert à l’âge de 17 ans, titubant dans une rue. Il ne montrait aucune émotion, ni fureur, ni plaisir, ni crainte. Il se comportait et pleurnichait comme un enfant de trois ans. Il savait lire mais parlait à peine, et seulement à la troisième personne. Il ne se reconnaissait pas dans un miroir et ne pouvait différencier un objet animé d’un inanimé. Il n’avait aucun sens de l’humour mais souriait de temps en temps d’un gentil sourire, montrant une capacité minimum à éprouver de la joie. On pensait qu’il descendait d’une famille noble à cause de la finesse de sa peau et de ses mains délicates. Une trace de vaccin semblait le confirmer, la vaccination étant rarement pratiquée au début du 19e siècle. Il aurait pu être le fils du Grand Duc Charles de Baden, peut-être l’héritier légitime dont son épouse morganatique désirait se débarrasser.
Plusieurs personnes manifestèrent un intérêt personnel pour Kaspar y compris le Juge Feuerbach qui se lia d’amitié et écrivit un livre à son sujet (1834). Et il apprit rapidement à vivre dans le monde. Sa faculté d’apprendre et de devenir un individu normal ainsi que d’éprouver la joie, semblait indiquer qu’il avait eu une bonne mère à l’origine. Il fût plus tard attaqué par un homme en noir, suite à quoi il se découragea et perdit ses illusions. On l’éloigna de ses bons amis et de son professeur et on l’envoya dans une école où il prit conscience de l’immense différence qui existait entre lui et les autres élèves. Plus tard, il devint employé aux écritures, vivant avec un gardien peu sympathique. Ces malheurs le rendirent grincheux, râleur et amer, ne montrant au lieu de talent qu’une précision pédante. Feuerbach sentait qu’un second meurtre de l’âme avait eu lieu. La vie adulte de Kaspar prit fin brusquement lorsqu’il fût poignardé à la poitrine par un adolescent dans un parc. Les deux tentatives d’assassinat étayèrent la théorie selon laquelle il était de naissance aristocratique et que quelqu’un voulait le voir disparaître.
Une patiente de Shengold se remémorait qu’à l’âge de quatre ans sa mère renvoya sa gentille nurse qui l’aimait, et la remplaça par une série de servantes. Elle fut soumise à une discipline stricte excluant tout contact social, en particulier avec son père. Liait-elle une relation affectueuse avec une servante, celle-ci était immédiatement congédiée. La mère la négligeait, puis la prenait avec elle dans son lit dans un effort de séduction, et l’observait dans la salle de bains, y compris lorsqu’elle se masturbait. Quand, à l’âge de six ans, l’enfant se prit d’affection pour une sympathique maîtresse qui l’encourageait en classe et la poussait à réussir, sa mère réussit à les séparer. L’enfant décida que, puisque sa mère détruisait tout ce qu’elle avait de bon, il valait mieux imaginer que la maîtresse était laide et méchante. Elle n’eût plus de succès en classe et se mit à se négliger. “Connaissance et affect étaient bloqués, la faculté de “savoir” avait été perturbée” (Shengold, 1978a).
Un intéressant cas d’âme assassinée, donné encore par Shengold (1975), est celui de l’enfance de Rudyard Kipling. Jusqu’à l’âge de six ans Kipling fût élevé de façon heureuse par des serviteurs indiens et par ses parents. Son mode de vie idyllique fût alors interrompu lorsque ses parents repartirent en Inde, le laissant lui et sa jeune sœur avec de parfaits étrangers, “Tante” Rosa et son fils de douze ans, Harry. Kipling fût brutalisé par Harry et persécuté par Tante Rosa. Celle-ci le questionnait en détail et en profondeur sur ses faits et gestes de la journée, et s’il y avait la moindre contradiction dans son propos, elle le punissait et l’humiliait pour mensonge. A un certain moment, il perdit presque la vue. Il pensa qu’il avait vraiment appris à mentir. Mais la présence de sa sœur le sauva.
Les exemples précédents décrivent surtout des cas flagrants d’âme assassinée. Mais la forme douce se manifeste chaque jour : la mère hurlant sur son enfant, le menaçant ou le giflant dans un supermarché parce qu’il pleure de fatigue et de peur. Shengold explique que, pour conduire à un véritable assassinat de l’âme, il faut des sévices persistants et répétitifs sur une longue période. Un régime totalitaire est nécessaire : il faut que quelqu’un ait un pouvoir absolu sur une personne et puisse lui imposer la soumission. Il faut qu’il y ait une relation déformée ou perturbée entre un parent ou une autorité toute-puissante, hostile, psychotique ou psychopathe, et, un prisonnier ou enfant sans défense. Pour que l’état d’âme assassinée se réalise, il est nécessaire qu’aucun des protagonistes ne reconnaisse ce qui se déroule. La dépendance absolue d’un enfant, d’un adulte, facilite l’assassinat de l’âme pour un parent et, comme c’était le cas de la petite fille vivant avec une série de servantes, rend possible un régime de cruauté et de sur stimulation séductrice en alternance avec indifférence et négligence.
De la même façon, un pouvoir totalitaire (tel que décrit par Orwell dans “1984” ou par Koestler dans “Darkness at Noon”) peut briser un homme ou une femme et leur faire renier tout ce qu’ils aiment ou toutes leurs valeurs, comme c’est le cas dans l’interrogatoire sous la torture ou le lavage de cerveau (Lifton, 1961). Mitscherlich (1963) pense que la névrose caractéristique de notre époque n’est plus, en termes freudiens classiques, le complexe d’Oedipe, puisque nous n’avons plus de relation parentale suivie dans notre enfance, ni une société ordonnée. Il pense qu’il s’agit maintenant du “Complexe de Kaspar Hauser” dans lequel l’homme ou la femme se sent entièrement à la merci de la vie, sans la moindre expérience initiale d’amour, totalement angoissé et effrayé par la nature étrangère et dangereuse des autres et d’une technologie déshumanisée. Freud citait souvent Nietsche : “J’ai fait cela”, me dit ma mémoire. “Il n’est pas possible que j’ai fait cela” dit ma fierté de façon inexorable. Finalement, c’est la mémoire qui cède. (Nietsche, 1886).
L’agresseur ne peut supporter de voir ce qu’il fait, et le refoule. La victime, surtout si c’est un enfant, ne peut supporter de savoir – vu la fureur que ce savoir inspire – et finit par aimer son “bon” tortionnaire, comme Winston Smith arrive à aimer Big Brother dans “1984”.
Il y a ainsi un paradoxe : le parent persécute l’enfant, mais toute la famille (y compris victime et agresseur) doit nier et prétendre que le parent aime et aide l’enfant. Ceci peut conduire à une sorte de folie dans la famille, selon Laing et Esterton (1964), et peut déclencher une schizophrénie, comme cela semble avoir été le cas chez Schreber (Schatzman, 1973).
Alice Miller adopte une perspective historique et propre à sa génération dans son ouvrage « C’est pour ton bien » (1980). Elle y décrit le type d’éducation d’enfant du genre de Schreber ou Hitler, et considère qu’il s’est poursuivi au 20e siècle. L’objectif premier de ce type d’éducation est que les enfants doivent apprendre à obéir totalement. Leur inconstance naturelle doit être éliminée par la force et leur volonté brisée. Toute force physique ou émotionnelle est permise pour en arriver là, y compris toute forme d’humiliation. En même temps, les enfants doivent aimer et respecter leurs parents, en particulier le père, considéré comme semblable à dieu. Toute cette “pédagogie empoisonnée” est considérée comme louable et pour le bien de l’enfant. En outre, étant généralement répandu, cet abus de pouvoir est le plus souvent ignoré et jamais puni. Comme Shengold, Alice Miller décrit la suppression de vitalité et de créativité chez l’enfant impuissant, qui apprend à ignorer ou rejeter ses sentiments, en particulier à ne jamais exprimer la colère. Laing (1970) a pu reconnaître les enchevêtrements relationnels qui en résultent dans son ouvrage “Knots” :
– Les enfants ont le devoir de respecter leurs parents.
– Et les parents ont le devoir d’apprendre à leurs enfants, à les respecter…
– Et : « Maman est cruelle envers moi, mais c’est seulement par amour »…
Alice Miller voit les parents, eux-mêmes autrefois victimes de cette éducation tyrannique, comme luttant inconsciemment pour regagner le pouvoir abandonné à leurs propres parents, en tyrannisant leurs enfants vulnérables, qui sont leur propre moi de l’enfance. Cet apprentissage en obéissance et conformité, et la leçon selon laquelle la punition et l’humiliation corporelle sont des mesures nécessaires, rendent possible d’acceptation d’un état totalitaire tel que le 3e Reich, avec police secrète et élimination violente des anormaux et des groupes minoritaires. Les enfants qui ne peuvent exprimer la haine précoce de leurs parents, la gardent en réserve durant leur vie et la dirigent plus tard vers les autres. Ils peuvent la diriger vers eux-mêmes, par exemple en se détruisant par la drogue ou vers leurs propres enfants ou encore exercer leur vengeance en s’attaquant à d’autres enfants.
Si l’apprentissage en conformité et en violence refoulée est suffisamment répandu dans la communauté, la haine peut être dirigée vers un groupe minoritaire tel que les Juifs ou les Noirs, faisant d’eux inconsciemment les parents tyranniques que l’on hait ou bien l’enfant pitoyablement faible en eux-mêmes. Enfin ils ont la permission de transformer leur haine en humiliation et persécution, peut-être en tant que gardiens ou bourreaux de camp de concentration ou comme les Chemises Noires de ce monde.
Sur la base des analyses de patients ayant reçu ce genre d’éducation, Alice Miller conclut que, pour se remettre de cette situation, les victimes doivent apprendre à exprimer leur colère et leur désespoir en remplaçant culpabilité par deuil (qu’elle considère comme opposé à la culpabilité) et en remplaçant la fureur par le chagrin de façon à ce que réconciliation et guérison psychique puissent se produire.
Alice Miller considère que l’un des obstacles à la reconnaissance de cette fureur refoulée est la conviction inconsciente que les parents vont mourir s’ils entendent la vérité sur les sentiments de l’enfant. Je peux étayer ceci à partir de mon expérience personnelle avec un groupe d’analystes constitué de femmes ayant été victimes d’abus sexuels étant enfant. Même à l’âge adulte, une victime pense que “ce serait trop lourd à porter” si elle disait à sa mère combien elle était furieuse qu’elle ne l’ait pas protégée des assauts de son père. Dommage qu’il n’ait pas été jugé important d’avoir un onzième commandement : “Tu respecteras ton enfant”.
Dans deux de mes exemples du début, il y avait un élément de sévice physique, dans l’un un élément de sévice sexuel, mais dans les trois, il y avait humiliation et mystification de l’enfant victime de confusion entre amour et haine. Cette confusion est peut-être à son paroxysme dans les cas d’inceste parent-enfant, où la confiance que place l’enfant dans le parent et le désir d’une relation proche sont exploités au maximum. Une jeune fille échappa à cette confusion pendant l’agression de son père en imaginant être de l’autre côté de la fenêtre, désignant la jeune fille dans le lit par “elle”.
Cette confusion entre amour et haine a son parallèle dans une confusion entre le bien et le mal (chez le parent ou chez l’enfant). Après tout, “le mal” se définit pour l’enfant comme ce que ses parents réprouvent.
La haine est si forte que l’enfant ne peut le supporter et il la casse, préférant croire que le parent est bon et l’aime. Ce processus peut expliquer pourquoi, dans les cas de sévices sur enfants, il est si difficile d’amener le patient à voir les agressions avec un regard non déformé, et de placer la responsabilité honnêtement et complètement sur les épaules du parent fautif : il est plus facile d’accepter la responsabilité soi-même pour avoir été “méchant” et donc de mériter une punition, ou pour avoir attiré le parent vers l’agression sexuelle. Il est plus facile de se haïr soi-même qu’une autre personne.
Freud n’arrivait pas à croire ce que lui indiquait son expérience clinique, à savoir que les séductions sexuelles dans l’enfance sont une cause importante de névrose chez l’adulte. Il écrivait en 1897 à Wilhelm Fliess : “Il est à peine croyable que les actes de perversion contre les enfants soient aussi répandus” et il attribuait les souvenirs de ses patients à des fantasmes oedipiennes. Ceci retarda pour de nombreuses années le développement de la thérapie en faveur des enfants victimes d’abus sexuels. Ce n’est que relativement récemment que le véritable lien a été reconnu. Et donc, contrairement à la théorie psychanalytique établie, les expériences réelles de l’enfance sont plus préjudiciables que les fantasmes de l’enfance.
Le thérapeute doit s’efforcer d’établir les faits réels par un questionnement direct approprié, plutôt que d’attendre passivement que les faits émergent d’associations libres. Les patients doivent connaître la réalité de ce qu’ils ont souffert et comment cela les a affectés. Le thérapeute doit les aider à prendre connaissance et non à le nier ou le briser. Ce n’est qu’à cette condition que la vraie responsabilité peut être attribuée à l’agresseur, et aussi au partenaire consentant ou intimidé. Toutefois, il peut alors être difficile pour le patient de tolérer la colère qui en résulte. Il ou elle peut ne pas se sentir suffisamment sûr(e) pour l’exprimer complètement et ne faire que la reconnaître et l’exprimer partiellement.
S’il est facile de catégoriser agression physique ou sexuelle définie, l’agression émotionnelle est plus vague et peut passer inaperçue à moins que l’on soit vigilant, avec ses relents sexuels fréquents. Elle n’est pas forcément atroce comme dans mes trois exemples : elle peut être subtile et pourtant dévastatrice, l’enfant étant incapable de comprendre ce qui se passe, se désolidarisant de ses émotions, sans base solide de développement d’un sens de soi-même ou de la justesse des choses. Cette subtile attaque par les parents doit être amenée dans le conscient et reconnue, la haine doit être exprimée, avant que tout développement de la personnalité puisse intervenir.
Avec une thérapie réussie, la fausse identité, le “comme si” (comme le dit Shengold) et le robot mécanique disparaissent et le patient développe un sentiment d’authenticité, un sens d’identité. Le “elle” ou “il” devient “je”, un être humain, capable de joie, de tristesse et d’amour. “L’analyste a le privilège de participer à la renaissance psychologique de l’âme” (Shengold, 1979).

Muriel Salmona
Alice Miller
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Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
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Zaida M. Hall
J.-F. Grief