par Alice Miller
L’indifférence – un produit du déni
Friday 01 January 1993
(Préface à “Les enfants de l’indifférence”, par Andrée Ruffo, juge pour enfants, Québec, Canada 1993)
Les spéculations sur les causes de la criminalité mouvent depuis toujours dans un cadre bien délimité, à l’intérieur duquel se font jour, sans que l’on s’en offusque, d’étranges contradictions, mais d’où la vérité est généralement absente. Au Moyen Age, on croyait qu’un meurtrier était possédé des démons. Aujourd’hui, on le pense plutôt esclave de ses gènes, ou peut-être une victime de la pauvreté, du chômage ou de l’alcool. D’aussi simplettes explications satisfont même des scientifiques réputés, particulièrement attirés par la théorie des gènes – peut-être parce qu’elle nous décharge de toute responsabilité. La plupart des gens acceptent aussi sans sourciller la contradiction entre ces explications et le fait que la criminalité n’existe pas seulement chez les ignorants et les pauvres, mais aussi – c’est démontré, et le cas n’est pas rare – parmi les millionnaires qui organisent sans scrupules la traite des enfants et la pornographie infantile et se livrent à toutes sortes de commerces internationaux avec un mépris total, voire criminel, des besoins vitaux des hommes et de la survie de notre planète.
A quoi peut-on attribuer cette tolérance envers des théories causales et des explications manifestement fausses? Elle vient tout simplement de la peur qu’ont les êtres humains de se confronter aux vraies causes du crime, qui résident TOUJOURS DANS L’ENFANCE. L’explication correcte du crime pourrait toucher à leur propre détresse autrefois refoulée, une détresse à laquelle ils n’ont pas appris à faire face, car la plupart d’entre nous ignorent que le refoulement est un piège d’où nous pouvons nous libérer et devons nous libérer si nous ne voulons pas détruire nos enfants.
Pendant probablement très longtemps, l’espèce humaine a vécu en paix. Les activités guerrières de l’homme n’ont commencé, selon les préhistoriens, qu’à la révolution néolithique survenue il y a environ 20 000 ans, avec le passage de la cueillette à l’agriculture. La maltraitance des enfants n’est pas dans notre programme génétique: dans la nature, ce phénomène n’existe même pas. Depuis des millions d’années, nous sommes programmés pour prodiguer au nouveau-né attention, soins et tendresse, et la nature nous a génétiquement équipés pour recevoir ce traitement positif. Elle ne nous a pas préparés à assimiler et à surmonter sans dommage les mauvais traitements. Nous ne pouvons pas non plus les effacer de notre système biologique, car tout ce qui nous arrive dans la vie reste emmagasiné, à titre d’information, dans nos cellules. La seule chose qui nous aide à échapper à la mort est notre aptitude à l’auto anesthésie, qui entre en action dès que les mauvais traitements deviennent insupportables. Notre organisme se protège donc de la mort au moyen du refoulement et du déni. Ou nous avons rayé de notre mémoire coups et offenses, ou bien nous affirmons qu’ils nous ont été bénéfiques et nous nous comportons de la même manière envers nos enfants. Mais ce qui, pour l’enfant, fut un mécanisme de défense (le refoulement) devient un désastre pour l’adulte et pour notre espèce : Il aboutit à ce que, par pure ignorance, des hommes et des femmes détruisent leurs propres enfants et leur prochain, et considèrent cela comme une forme de vie normal. C’est la dangereuse ignorance de l’histoire de leur enfance, histoire quand même stockée dans leurs cellules, qui les pousse à une conduite destructrice, bien que telle ne soit pas leur intention.
Pourtant, heureusement, il y a des enfants maltraités qui ne sont pas devenus des criminels! Parce que certains ont eu la chance de rencontrer des témoins secourables voire des témoins lucides, qui leur ont apporté respect, sympathie et un intérêt sincère, et, par là, les ont aidés à percevoir l’injustice de ce qui leur avait été infligé. Les enfants qui ne connaissent que la violence et la cruauté les tiennent pour normales, ils ne savent pas qu’il peut y avoir autre chose, et plus tard pensent que seule la violence permet de se faire entendre et respecter. Cette leçon, ils l’ont apprise très tôt de leurs parents. Malgré tout, elle ne reste pas obligatoirement une leçon indélébile.
Un être humain qui a été maltraité dans son enfance mais peut ressentir ce fait et ne le dénie pas ne deviendra jamais un criminel. Nous avons beau le savoir aujourd’hui, preuve à l’appui, cette découverte n’a pas encore atteint le grand public parce que les scientifiques, les médecins, les thérapeutes, les juges, les journa1istes etc. sont bloqués, tant qu’ils refoulent leur propre histoire, par la même peur de se confronter avec elle .
Je veux dire que seule la combinaison de la maltraitance et de l’absence de témoins secourables dans l’enfance et de témoins lucides dans la société aboutit à ce que l’enfant maltraité devienne plus tard un criminel, c’est-à-dire un être humain qui n’ose pas éprouver ses sentiments, qui nie totalement son passé et choisit la violence au lieu de la vérité. Cette décision individuelle peut avoir d’énormes conséquences sociales et politiques. Pour illustrer ce fait, je cite souvent les cas de Staline et d’Hitler, étant donné que je connais leur enfance et que leurs agissements sont vraisemblablement connus de la plupart de mes lecteurs.
Il est presque inconcevable, et pourtant il a été amplement prouvé, qu’Hitler a préféré faire construire de gigantesques usines de mort, où des millions de victimes ont été exterminées, plutôt que de se confronter à la vérité: à savoir qu’il avait un père au caractère tout simplement haïssable. S’il avait osé affronter cette réalité et ressentir le lot de souffrances et d’humiliations que lui avait infligées ce père sadique, il n’aurait pas développé de délire raciste et pas organisé de massacres. Toute la perversion de sa vie ne servait qu’un seul but : se dissimuler à soi-même qui était le véritable responsable de sa peur panique et de sa rage meurtrière. Car ces deux sentiments s’adressaient à ce père tyrannique, soupçonné d’être d’origine juive. Depuis 50 ans on s’interroge sur ce qui a rendu possible l’Holocauste et simultanément l’on se refuse à en percevoir les raisons secrètes, à voir la vérité, par peur de remettre en question ses propres parents. Si aujourd’hui notre connaissance des motivations très personnelles qui ont poussé Hitler à perpétrer ce massacre était diffusée de par le monde, son idéologie n’aurait plus guère de pouvoir d’attraction. Mais ses paroles continueront à impressionner des jeunes qui comme lui craignent leur vérité aussi longtemps que la société dans son ensemble demeurera dans l’ignorance.
Il pourrait être utile de s’imaginer la tournure des évènements si Hitler avait osé ressentir ce qui lui était arrivé dans son enfance. Muni de ce savoir, il n’aurait pas eu besoin d’idéologie raciste. Il aurait compris que si son père était un brutal tyran, il méritait sans doute la haine de son fils – mais lui seul, et non pas tous les autres Juifs, qui lui étaient, à ce fils, parfaitement inconnus. Et puis, dans une société plus consciente et mieux informée sur l’enfance, Hitler n’aurait pas pu organiser de génocide pour abréagir sa peur panique des “Juifs” et sa haine d”‘eux”, issues de son enfance. Des millions d’êtres humains ont donc été assassinés pour préserver le déni d’un seul, qui, adulte, s’est refusé jusqu’à sa mort à reconnaître les vraies causes de sa fureur.
Pourquoi ces découvertes, qui pourraient nous aider à informer correctement la jeunesse et à changer le monde en bien, restent-elles à ce point inconnues et frappées d’un aussi fort tabou? Parce que la plupart des gens, à peut-être de rares exceptions près, n’ont survécu à leur enfance que grâce à un total déni de leurs sentiments et au refoulement. Comment pourrait-il en être autrement, alors que la connaissance des besoins impérieux, vitaux de l’enfance nous est restée jusqu’il y a peu fermée? C’est seulement depuis quelques années que l’on commence, lors des accouchements, à tenir compte du fait qu’il est primordial pour le nouveau-né d’avoir un contact corporel et oculaire (bonding) avec sa mère et que celle-ci également a besoin de ce contact pour devenir une bonne mère. Nous savons donc seulement maintenant que l’inutile séparation, autrefois habituelle, de la mère d’avec son bébé ne représentait souvent rien d’autre, au fond, qu’une cruelle et destructrice maltraitance.
Comme, dans notre enfance, reconnaître la vérité nous aurait tués, nous croyons souvent uniquement à cette stratégie de survie (le déni). Nous ne savons pas que, à présent adulte, nous n’en avons nullement besoin, et qu’au contraire nous pourrions alors, sans elle, vivre beaucoup mieux, de manière plus lucide, plus responsable et plus saine. Prisonniers de leur peur de leur propre histoire, la plupart des adultes vivent donc, au fond, dans leur enfance, en redoutant toujours les dangers qui les menaçaient autrefois, mais auxquels un adulte n’est jamais aussi exposé qu’un enfant. Car seul l’enfant ne peut pas fuir les dangers qui lui viennent de ses parents. On peut illustrer cela par un exemple.
Un contemporain d’Hitler et qui (fait significatif) a conclu un pacte avec lui, Joseph Staline, a eu sa vie durant peur de prétendus ennemis, mais s’est refusé à savoir que son ivrogne de père, qui tout au long de son enfance l’avait quotidiennement battu, sans que sa mère ou quelque autre témoin intervienne, avait été son REEL ENNEMI. Il n’aurait pu supporter sans en mourir de le savoir quand il était un enfant en permanence à la merci de cet homme. Mais en tant qu’adulte il AURAIT PU le supporter si des témoins lucides l’avaient aidé à ressentir la vérité. Et, ici aussi, pareille évolution positive d’un seul individu aurait été bénéfique à des millions d’êtres humains. Au lieu de quoi ils ont été voués à une mort cruelle pour que le dictateur puisse préserver son déni. Et il s’est vengé sans pitié sur des innocents que, les prétendant ses ennemis, il faisait condamner et bannir, dans l’espoir de pouvoir enfin se sentir à l’abri. Mais en vain. Sa peur, qui l’a poursuivi sa vie durant, résistait à toutes ses destructrices tentatives pour la dissiper. Il aurait cependant pu la dissiper s’il avait osé reconnaître sa source : la peur qu’avait l’enfant de son colérique père.
Staline adulte avait beaucoup plus de liberté que l’enfant. Malheureusement il n’en a fait qu’un usage destructeur parce qu’il n’a pas pris conscience. Mais elle aurait pu être utilisée de façon positive. Lorsque l’adulte ose voir ce qui lui est arrivé, au lieu de détruire aveuglément des vies pour se venger comme Hitler, Staline et d’autres – il n’a pas besoin de devenir un massacreur. Il peut même influer de manière positive sur son entourage, par exemple en essayant d’expliquer à d’autres les connexions qu’il a lui même pu discerner grâce à sa capacité, à présent éveillée, de souffrir et de percevoir.
Andrée Ruffo a entrepris une pareille tentative. Elle rapporte ce qu’elle rencontre quotidiennement dans sa profession de juge des enfants et des mineurs. Elle ne se limite pas, comme la plupart des juristes, au dernier acte du drame, mais tente d’en dépister la terrible préhistoire et de l’éclairer au profit des autres. Elle est capable de voir les racines du crime dans le traitement cruel et ignorant infligé à des enfants par des parents et des institutions, car elle a résolu de renoncer à l’indifférence et de sentir. Elle sait que la véritable objectivité ne s’atteint que par cette voie. C’est l’indignation contre l’inhumanité d’aujourd’hui qui nous dévoile la vérité sur ce qu’il est advenu de l’espèce humaine ces 20.000 dernières années. Ignorer des connexions qui peuvent nous toucher douloureusement n’est pas, comme on le croit souvent, un signe d’objectivité, mais bien plutôt d’inconscience et l’expression d’un manque de courage.
Je ne connais pas d’autre ouvrage d’un juge sur sa vie quotidienne professionnelle. Peut-être en existe-t-il quelque part, mais aucun n’est parvenu jusqu’à moi. Le récit d’Andrée Ruffo est-il une voix dans le désert? Peut-être. Mais pourquoi? N’y a-t-il pas sur notre planète des millions de juges bien formés qui font la même expérience qu’elle? Pourquoi restent-ils muets? Ils ne sont tout de même certainement pas tous d’insensibles marionnettes. Il leur manque apparemment la clé permettant de déchiffrer le matériel qu’ils ont journellement sous les yeux. Peut-être la jettent-ils tout simplement? Peut-être pensent-ils, craintivement, que s’ils osaient éprouver de l’indignation, et voir les connexions entre l’histoire de l’enfance et le crime, leur “objectivité” en pâtirait? D’où tirent-ils cette absurde idée? De ce qu’ils ont appris dans leur enfance que sentir la souffrance et de la rage était dangereux?
Mais éprouver ses sentiments n’est pas dangereux pour l’adulte. Au contraire. Cela élargit son entendement et ses perspectives. Songeons combien la société pourrait, très bientôt, être différente si un criminel, dont les agissements viennent – entre autres -de son bandeau sur les yeux, ne se trouvait pas, dans la salle d’audience, parmi d’autres aveugles, mais y rencontrait des êtres qui voient clair.
Ils pourraient alors lui mettre dans les mains un livre qui l’aiderait à découvrir, dans sa cellule, sa véritable histoire, à la mettre au clair. Il pourrait mettre à profit sa période de détention pour discerner les raisons refoulées de son crime et sortir de cette voie funeste. Un criminel ne peut vouloir vraiment changer qu’après avoir compris comment il a été pris au piège. Or il ne le sait pas, et ce n’est certainement pas en prison qu’il l’apprendra – les bibliothèques des établissements pénitentiaires sont généralement remplies d’écrits édifiants et de romans policiers, mais l’on n’y trouve guère d’ouvrages fournissant des éclaircissements sur l’enfance. Tant le système pénal que la plupart des écoles thérapeutiques dissimulent cette vérité afin de ne pas incriminer les parents, car en “les parents ” abstraits leurs représentants craignent toujours leurs propres parents.
L’indifférence avec laquelle nous traitons les enfants- que ce soit dans notre rôle de parents ou de professionnels- ne relève pas d’une décision délibérée. Elle constitue un élément d’un bloc construit à partir du déni de l’histoire de notre propre enfance, mais dont le démantèlement exige une décision consciente. Ce bloc a l’absurde fonction de nous faire croire au mensonge que nous avons nous-même inventé afin de nous protéger des peurs et des souffrances de l’enfance – peurs et souffrances dont les raisons ONT DEPUIS LONGTEMPS DISPARU. Il nous retient prisonniers dans notre enfance et nous rend aveugles à l’égard de nouvelles connaissances, aussi scientifiquement établies soient-elles. Les appels à l’humanité restent vains aussi longtemps que ce bloc est omniprésent dans la société. Et, néanmoins, nous ne pouvons pas nous passer d’appels. On ne sait jamais qui ils peuvent un jour ou l’autre inciter à se confronter à sa propre histoire et à démolir le bloc.
Nous pouvons renoncer à la cécité dès lors que nous osons ressentir ce qui nous est arrivé dans l’enfance. Nous cessons alors de vivre inconsciemment dans le passé, de nous protéger de dangers passés, irréels, et pouvons commencer à percevoir nos chances aujourd’hui et maintenant. Ce n’est qu’alors que nous pourrons véritablement voir nos enfants et leur prêter notre appui.
La plupart des thérapeutes n’ont pas fait ce travail. Ils vivent dans leurs peurs, exactement comme leurs clients auxquels, ne sachant à quel saint se vouer, ils prescrivent l’oubli, le pardon, la méditation, la spiritualité et la morale traditionnelle, dans l’espoir de les rendre “capables d’aimer”. D’innombrables programmes de groupe tentent d’aider de cette manière les individus souffrants et dépendants, avec pour résultat que la dépendance envers le groupe remplace la précédente: mais la dépression, elle, ne peut céder tant que la vérité de l’enfance reste masquée par des prescriptions et des opinions moralisatrices. Ce n’est pas par cette voie que l’on peut devenir capable d’aimer. Malgré cela, les thérapeutes se cramponnent à ces méthodes traditionnelles, pour – surtout! – éviter de ressentir eux- mêmes les vieilles souffrances. Car ils n’ont manifestement jamais appris d’après leur propre cas que seule la confrontation avec la réalité de l’enfance mène à la libération de l’indifférence et l’ignorance paralysantes, mais aussi de la haine et de la compulsion à la violence et à l’autodestruction.
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