A qui appartient notre conscience ?

par Thomas Gruner

A qui appartient notre conscience ?
Saturday 01 October 2005

Histoire, commémoration et souvenir

Traduit de l’allemand par C. Barret

Il y a quelques semaines, un hebdomadaire allemand leader d’opinion publiait dans son édition en ligne l’article d’un psychosociologue qui s’est spécialisé dans ce qu’on appelle la “recherche sur la mémoire”. Mon attention a été attirée par le titre de cet article: “Comment notre cerveau déforme l’Histoire” («Wie das Gehirn Geschichte fälscht», Harald Welzer in Spiegel Online, 12.05.2005).

L’auteur commence par mentionner un débat organisé entre des personnes qui avaient été exposées aux bombardements pendant la guerre, et dont les souvenirs ne correspondaient pas aux récits des historiens de référence. A partir de cet exemple, en mélangeant plusieurs éléments et en les raccourcissant beaucoup, il émet plusieurs hypothèses : que les souvenirs individuels les moins fiables sont précisément ceux des expériences traumatisantes, que cette mémoire est souvent trompeuse, que c’est un “artefact” ou un élément du “syndrome du faux souvenir”, même quand la personne est subjectivement tout à fait convaincue de l’authenticité de ses souvenirs. L’auteur déclare en conclusion :

«Histoire et mémoire sont deux choses fondamentalement différentes. Tandis que le récit historique recherche une vérité aussi objective que possible et a développé pour cela des techniques perfectionnées d’interprétation des sources, le souvenir, lui, se réfère toujours à l’identité de celui qui se souvient. Le sujet garde en mémoire ce qui est important pour lui-même, et surtout pour surmonter la situation présente.»

De fait, cette opinion n’appellerait pas nécessairement une longue discussion, si elle ne soulevait pas une autre question : pourquoi, finalement, éprouve-t-on le besoin de faire de ces affirmations évidentes et bien connues (le souvenir peut être partiel, peu fiable, sélectif, sujet à l’amnésie, etc.) l’objet d’une publication, sans analyser précisément les causes de cette confusion de la mémoire ? Et pourquoi faut-il mettre en question si radicalement la mémoire des hommes et l’opposer aux travaux des historiens ? Les sources historiques (officielles) nous en disent- elles davantage sur une époque que les souvenirs d’un grand nombre de personnes qui ont elles-mêmes vécu cette époque et peuvent en témoigner ?

Dans de nombreux domaines de la vie en société, mettre en doute les expériences individuelles est un moyen courant pour entourer la réalité d’un flou artistique et pour déstabiliser les gens. Il vaut donc la peine de se demander dans quel contexte cet article est paru (quasiment à point nommé ?).

Dans les semaines et les mois précédents, en Allemagne, on a beaucoup parlé, et à grand renfort de publicité, de la fin de la dictature hitlérienne et de la Deuxième Guerre mondiale: pour la plupart des Allemands de l’époque, l’échec de leurs désirs de grandeur, pour beaucoup, la fin d’une illusion, et pour une minorité, la libération de la terreur. Au centre de Berlin, on a inauguré à grands frais un mémorial de l’Holocauste depuis lors ouvert au public. Avec ses proportions quelque peu grandioses, il me fait plutôt l’effet d’une mauvaise conscience de la nation changée en pierre sans pouvoir encore pour autant se sentir tout à fait apaisée. Le jour anniversaire de la capitulation de la Wehrmacht, on a célébré autour de la porte de Brandebourg une “fête de la Démocratie” à l’initiative de laquelle figuraient, entre autres responsables, les “partis démocratiques”. Quelques personnes, après avoir essayé d’exprimer l’opinion que, dans ces partis, il fallait vraiment chercher les démocrates à la loupe, ont finalement préféré constituer un groupe de citoyens, et ont décidé en outre de faire bénévolement le travail de la police, de la justice et des pouvoirs publics en s’asseyant dans les rues pour empêcher les anciens et nouveaux fascistes de manifester dans le centre de Berlin. De longues tractations avaient eu lieu auparavant pour savoir s’il fallait autoriser les néonazis à défiler le 8 mai sous la porte de Brandebourg au nom de la liberté et de la démocratie, ou s’il valait mieux éviter cela eu égard à la mauvaise impression que cela pouvait produire à l’étranger. De façon très allemande, la liberté a triomphé et on a décidé que les néonazis ne pourraient pas défiler sous la porte, mais seulement agiter leurs drapeaux et battre le tambour tout près de là. Visiblement, les citoyens susmentionnés se faisaient une autre idée de la liberté.

Comme toujours dans les occasions de commémoration nationale, les commentateurs et les politiciens étaient à leur affaire. Depuis le début de l’année, difficile de trouver un seul politicien de premier plan qui n’ait sillonné le pays en tous sens, déposant des gerbes au pied des mémoriaux des anciens camps de concentration avec une mine de circonstance, le Parlement s’était réuni, tant pour se recueillir que pour fêter l’événement, et la nation tout entière était submergée sous un flot de paroles – ou plutôt, un petit nombre de mots et de formules étaient répétés sans relâche: “nous regardons le passé avec honte”, “liberté”, “nous éprouvons du dégoût”, “démocratie”, “nous portons le deuil”, “libres”, “nous nous souvenons”, “démocratiquement”, “nous n’oublierons pas”, “liberté et démocratie”, “nous avons des raisons d’être fiers”.

Quand des mots sont trop souvent répétés, la question de leur contenu se pose elle aussi avec insistance. On se demande si celui qui “commémore”, au sens politique du mot, est conscient de ce qui a été oublié, mais aussi s’il se souvient réellement, si on peut tirer un trait sur le passé et le liquider d’une manière ou d’une autre, et ce qui fait, peut-être, la valeur du souvenir. Devons- nous absolument nous souvenir, et si oui, pourquoi? Mais alors, on devient méfiant et on commence à se demander pourquoi un mot comme “liberté”, par exemple, doit non seulement être invoqué et conjuré, mais déversé sur nous en un véritable déluge.

Plusieurs documentaires diffusés sur la chaîne Arte, ainsi que sur quelques chaînes régionales allemandes, nous aident à cerner de plus près la réponse à ces questions. Bien au-delà de la commémoration officielle, ces documentaires retracent le destin de gens qui, chacun à sa manière, ont vécu l’expérience de la terreur et de la guerre. Parmi ceux qui témoignaient de leur expérience: des hommes et des femmes qui, dans leur enfance ou leur adolescence, ont subi la torture des camps, des gens qui ont assisté à la mort de leurs proches fuyant devant l’Armée rouge, et beaucoup d’autres qui, enfants, ont connu les bombardements de leur ville (Dresde, par exemple) par les Alliés.

Ces témoignages montraient clairement à quel point, pour toutes les personnes concernées (quelle qu’ait été leur origine), toute leur vie avait été bouleversée par cette histoire individuelle et par les événements historiques. Le passé n’est jamais passé, il continue de vivre en nous, toujours présent, jamais fini, jamais refermé, et toute la différence vient de la façon dont l’individu se représente les faits consciemment ou au contraire s’y abandonne plus ou moins inconsciemment.

Pour l’occasion, la République fédérale autorisait officiellement les survivants des camps à parler publiquement de leur histoire. Non que les représentants de l’Etat se soient particulièrement intéressés aux souffrances des persécutés, mais il convenait d’exposer aux yeux du monde sa contrition ou sa bonne conscience, après quoi on pouvait faire comme si, après une catastrophe sociale d’une telle ampleur, il était possible de continuer à vivre comme si rien ne s’était passé. Par chance, il y eut quelques films et quelques livres réussis pour nous faire connaître le destin des persécutés.

Le traumatisme des enfants de la génération qui a permis, soutenu et adulé la dictature nazie a été très généralement ignoré (y compris par les intéressés eux-mêmes) ou détourné à des fins de propagande politique.

Maintenant, ils racontaient, par exemple, comment ils ont erré des jours entiers dans une ville en flammes après la mort de leur mère tuée dans un bombardement, ce qu’a représenté la perte de leur père, comment ils ont été confiés à des étrangers ou placés dans des foyers où ils étaient souvent maltraités, et où, en tout cas, ils ont dû grandir sans aucun soutien. Des décennies durant, ces gens n’avaient parlé de ce vécu à personne, pas même à leurs amis ni à leur conjoint. Tandis qu’ils racontaient ce qui leur était arrivé, la solitude, le désespoir, la peur, le chagrin qui étaient restés figés en eux pendant des années refaisaient surface irrésistiblement. Certaines des personnes interrogées donnaient littéralement l’impression de décongeler au soleil. Presque toutes admettaient avoir souffert ou souffrir encore de dépression, de maladies psychosomatiques graves et d’angoisses de toute sorte. Beaucoup reconnaissaient que leur silence avait été préjudiciable à l’existence de leurs enfants.

(Malheureusement, les auteurs n’ont pas poussé le questionnement assez loin pour se demander si le refoulement des expériences marquantes n’était pas précisément l’une des causes de l’absence de dialogue entre la génération qui avait connu, enfant, les dévastations de la guerre ou qui avait grandi dans les années de privation d’après la capitulation, et ses propres enfants. Un autre sujet de réflexion précieux aurait été de chercher à savoir si les décisions des anciens “enfants de la guerre” aujourd’hui devenus députés peuvent être en partie influencés inconsciemment, et de quelle manière, par leur expérience passée du manque affectif et matériel.)

Au fond, ce qui a été révélé, c’est la détresse cachée d’une société qui veut enfouir au plus profond de l’être humain les souffrances réelles, qui les condamne au silence, qui fonctionne sur un consensus tacite selon lequel on ne doit pas parler du passé, et qui s’obstine à montrer en surface de belles apparences – l’image du succès, du bien-être et de la normalité. De fait, la plupart se sont tus comme s’ils avaient été payés pour cela. Mais l’interdiction de se souvenir a souvent son prix: l’enfermement de l’histoire personnelle conduit à des souffrances morales (que l’on combat à grands frais) et à un isolement chronique, à une séparation d’avec soi-même et les autres. Celui qui méconnaît sa propre histoire et la met de côté peut fonctionner longtemps, parfois même sans problèmes, mais vient le moment où un vide se fait sentir, et on s’aperçoit qu’on ne sait pas vraiment qui on est, qu’il manque un élément, la certitude d’être conscient de soi- même, et on se demande pourquoi on vit. On peut combattre ces doutes, bien sûr, mais pas s’en débarrasser véritablement.

Et ce qui vaut pour les individus vaut pour la société, pour toute une nation. Sans souvenirs, il n’est pas possible d’élaborer le passé. L’histoire ne se laisse pas comprendre sans une mémoire concrète. La commémoration au sens où l’entendent les politiques prétend souvent avoir déjà travaillé sur le passé, et comble les lacunes de la mémoire avec une foule de mots qui paraissent quelquefois avoir un sens. Il est parfaitement possible d’évoquer une époque révolue sans y prendre aucune part intérieurement, d’autant plus facilement qu’on peut porter toutes sortes de masques – ceux de la consternation, du repentir, de la honte. Mais, bien sûr, on peut aussi être réellement présent.

En affrontant sa propre histoire dans son existence même, à la longue, des sentiments authentiques peuvent refaire surface, les masques peuvent s’effriter et cesser d’être utilisables, laissant enfin apparaître le vrai visage d’un homme avec toutes les traces laissées par la vie. L’être humain revient à lui, il se rapproche de lui-même. Avec l’authenticité, on acquiert la capacité de déceler le mensonge et la tromperie (même organisés par l’Etat). Celui qui est vraiment concerné par sa biographie voudra intervenir dans sa propre existence, il éprouvera le besoin d’en décider lui-même, et se demandera parfois si la société dans laquelle il vit le lui permet.

La mise en scène de la mémoire, le ressassement perpétuel de la honte et du repentir dans les confessions officielles ont provoqué chez beaucoup d’Allemands un rejet de toute confrontation avec le passé. La lassitude est venue, et, à la fin des années 1990, un écrivain connu lui donnait son expression médiatique, allant jusqu’à saluer la fin du souvenir. Voilà à quoi mènent les mises en scène publiques sans conscience: elles finissent par dégoûter et ennuyer. Que ce soit voulu ou non, elles empêchent de connaître et surtout d’analyser les exemples historiques. C’est ainsi que naît, dans le pire des cas, une nation sans conscience, un peuple de dormeurs.

L’un des reportages de la chaîne Arte concernait les suicides collectifs de la fin de la guerre. On savait déjà que, par peur des représailles ou par dépendance envers l’idéologie nazie, des pères de famille avaient tué leur femme et leurs enfants avant de se suicider. Il faut remercier cette chaîne d’avoir abordé pour la première fois des cas qui attestent qu’un grand nombre de mères aussi ont tué leurs enfants «pour qu’ils ne tombent pas aux mains des Russes». Bien sûr, ces femmes étaient aiguillonnées par la propagande nazie, et des soldats de l’Armée rouge ont réellement commis des atrocités. Mais cela montrait aussi jusqu’à quel point des mères sont capables de sacrifier leurs enfants à une folle illusion. On connaissait déjà la principale représentante de cette étrange façon d’agir pour le bien des enfants, Magda Goebbels, qui empoisonna elle-même ses six enfants dans le bunker du Führer, parce qu’il lui paraissait insupportable de laisser grandir ces enfants dans un monde sans le Führer.

Une femme a raconté comment sa mère avait tenté de la tuer, comment elle lui avait passé la corde au cou pour la pendre avant de se pendre elle-même, la panique de la petite fille qu’elle était, les mensonges de sa mère, sa peur de la mort, et comment elle avait été sauvée par des soldats russes qui l’avaient bien traitée. Elle avait perdu sa mère, mais en même temps, elle avait subi de la part de cette mère une attaque brutale contre son existence dont elle ne parvenait pas à guérir. Sa vie était marquée par la dépression et la souffrance, et, bien qu’elle l’ait toujours désiré, elle n’avait jamais pu fonder sa propre famille. Le récit de cette femme nous rappelait et nous montrait clairement toute la folie de cette époque, et comment des êtres humains avaient pu être empoisonnés par une idéologie au point de se détruire eux-mêmes.

Indirectement, ce documentaire témoignait d’un autre fait encore plus essentiel: la folie d’un système de pouvoir n’affecte pas seulement une catégorie limitée de la population, elle peut frapper n’importe quand une nation tout entière et la condamner à mort. Cela était aussi très clairement présent dans les récits des anciens enfants de la guerre exposés aux destructions les plus violentes.

On ne peut donc pas se passer des souvenirs aussi concrets et précis que possible du plus grand nombre, parce qu’ils témoignent de manière très personnelle de la façon dont les vies individuelles sont affectées par la folie des puissants. Cette folie peut avoir bien des visages et développer à volonté des idées fausses sur l’ennemi. Il ne s’agit pas forcément de préserver la prétendue “pureté de la race” ou de combattre le “communisme mondial”. Lorsqu’elles sont omniprésentes, la soumission à toutes les décisions politiques au nom du profit maximal illimité, la réduction de l’être humain à sa valeur marchande dans ce système, ou la procréation d’êtres humains surnuméraires destinés à être maintenus sous tutelle, sont aussi les produits d’une forme de folie. La liberté elle-même peut devenir une représentation folle lorsque, dans une société, le nombre grandit de ceux qui, même avec la meilleure volonté du monde, n’ont plus le sentiment de pouvoir décider de leur vie en fonction de leurs propres besoins.

Les représentations folles sont donc très diverses, mais, dans le domaine des décisions politiques, elles s’organisent selon des schémas de comportement très semblables. Plus les effets négatifs et destructeurs deviennent lourds à porter, plus on cherche avec zèle des boucs émissaires (toujours des groupes bien identifiés) à l’intérieur et à l’extérieur de la société pour les rendre responsables de sa décadence. L’absence de logique qui préside à cette façon d’agir, son irrationalité, devient manifeste lorsque, au même moment, on jure solennellement qu’il n’y a pas d’alternative au système existant, qu’on a atteint le meilleur état concevable.

La folie est toujours associée à des peurs paniques. Les modes de comportement paranoïdes ont besoin de s’inventer un ennemi extérieur pour pouvoir apparaître comme rationnels aux personnes dérangées elles-mêmes, et pour qu’elles puissent se fantasmer en position de force. Peu importe ici quelle autre forme sociale – politique, religieuse ou ethnique – est représentée par l’ennemi, l’incarnation du mal. Il faut à tout prix créer l’ennemi, et on le trouve toujours, parce qu’il n’y a pas de limites à l’imagination. Plus massive est l’illusion de la grandeur, plus forte est la peur: c’est ainsi qu’il arrive que le gouvernement d’un pays soit habité par la conviction profonde d’être une puissance mondiale ou une superpuissance, sans que personne sache ce que cela signifie réellement. Le vide guette toujours derrière la mégalomanie. Et il arrive parfois que les peurs des potentats apparaissent au grand jour, par exemple quand l’un d’eux, terrifié par le bruit d’un avion au-dehors, fuit son palais à toutes jambes pour se réfugier dans un bunker, tremblant de crainte qu’une bombe ne s’abatte sur son auguste tête.

A l’intérieur d’un pays, la paranoïa se manifeste par des contraintes de surveillance et de contrôle toujours plus grandes, des mesures rigoureuses, des insultes et des gestes de menace envers la population ou envers certaines catégories. La fameuse phrase selon laquelle «la folie procède souvent avec méthode» est donc toujours aussi pertinente.

Dans un système social donné, les structures délirantes sont dangereuses aussi parce qu’elles ont un effet contagieux et qu’elles gagnent peu à peu les différentes institutions. On peut alors constater que les déclarations publiques des gouvernements et les analyses que les médias font de la réalité ressemblent de moins en moins à la perception qu’en ont les citoyens vigilants. Et c’est précisément à cette évolution que résiste le souvenir personnel des événements historiques, parce que la mémoire vivante crée la conscience et la transmet aux générations suivantes. La conscience ne se laisse plus raconter d’histoires, elle reconnaît, sous leurs innombrables déguisements, les structures et les schémas qui se répètent et les tendances destructives. Quelqu’un qui a accès à la transmission des expériences du passé croira plutôt à sa propre perception éveillée des choses plutôt qu’à ce que dit le gouvernement, à ce qu’il lit dans les journaux ou à ce qu’on lui propose sur différentes chaînes de télévision. La question n’est pas seulement que le passé ne peut pas être classé parce que ses conséquences existent toujours, mais c’est surtout qu’il doit rester vivant, être préservé dans les multiples expériences individuelles qui continueront d’être transmises. Savoir que le pouvoir détruit les biographies individuelles nous fait prendre conscience de la souffrance causée aujourd’hui encore par les puissants et par les décideurs politiques et économiques, et suscite une indignation légitime. Et je crois qu’en Allemagne même, les conséquences d’un silence de plusieurs décennies se feront encore longtemps sentir.

Les articles et les interviews de ce site traitent de la nécessité de se souvenir consciemment de l’histoire de sa propre enfance, du caractère particulier du lien avec les parents. Ils soulignent la tradition du déni de la mémoire (et donc du déni de la réalité) dans l’institution psychothérapique comme dans les familles. L’argument est toujours le même: ton souvenir est faux. Ça s’est passé tout à fait autrement. Ce que tu racontes n’est pas arrivé, c’est ton imagination. Ecoute-moi plutôt, moi, je sais ce qui s’est vraiment passé.

Dans le cas des événements politiques et historiques et de leurs conséquences, on ne devrait pas non plus laisser l’interprétation des souvenirs aux seuls spécialistes. On ne peut se souvenir qu’individuellement, le souvenir ne peut pas être “provoqué” de l’extérieur. La conscience de sa propre histoire d’enfance comme celle de l’histoire d’un pays ne peut être élaborée que par chacun pour lui-même. Bien sûr, celui qui prend le parti de sa propre expérience sera parfois ostracisé. Mais notre conscience appartient à chacun de nous, et, quand cette conscience risque d’être manipulée, il est temps de dresser l’oreille et de poser la question: à qui cela profite-t-il, quel est le but recherché ?

Les documentaires dont j’ai parlé montraient que la commémoration n’a pas de sens quand le souvenir reste dans l’ombre, qu’il ne suffit pas de jongler avec les chiffres et les dates, que nous n’avons pas besoin de discours moralisateurs, mais de récits vécus, et que l’Histoire représente autre chose que ce que croient certains historiens. Dans son dernier livre, «Verratene Liebe – Falsche Götter» (“L’amour trahi : les faux dieux”), Arno Gruen écrit fort pertinemment que, jusqu’à ce jour, la plus grande partie de l’historiographie a évité de montrer les motivations profondes des puissants et les raisons de leur mégalomanie. C’est aussi pourquoi, selon lui, il a été impossible de tirer des nombreuses répétitions de l’Histoire les conclusions qui s’imposaient. Et Gruen poursuit :

«Ainsi, au lieu d’apprendre de notre histoire, nous nous sentons lésés par elle et nous courons après la gloire, l’héroïsme et la servitude volontaire sous de faux dieux. Nous renions donc le passé tout entier. Mais, sans passé, nous n’avons rien sur quoi nous fonder, nous n’avons pas de contexte […]. La mémoire est liée à notre existence, mais elle est aussi un danger, parce qu’elle heurte le pouvoir et ses justifications. […] La mémoire est inscrite dans la structure même de notre être, de notre possibilité de nous vivre – ou pas – comme un individu singulier, avec son moi propre et sa propre histoire. Mais quand des gens bâtissent leur existence sur la domination et l’humiliation d’autrui, ils sont bien obligés de falsifier notre passé commun pour pouvoir se justifier. […] C’est ainsi que le passé devient une idéologie imposée à l’être humain pour qu’il ne reconnaisse pas le vrai passé, celui qu’il a lui-même vécu.»

La destructivité a bien des visages, qui apparaissent clairement lorsqu’on appréhende l’histoire comme les vies vécues d’un grand nombre d’individus et qu’on s’ouvre à tous ces destins individuels. Et qu’est-ce que vivre, si ce n’est s’ouvrir à sa propre expérience et à celle des autres ?

© Thomas Gruner, juin 2005

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