L’indignation, une ouverture pour la thérapie

par Alice Miller

L’indignation, une ouverture pour la thérapie
Wednesday 15 June 2005

(Traduit de l’allemand par Pierre Vandevoorde)

Il arrive régulièrement que des livres ou des articles nous exposent des situations ou des faits épouvantables (animaux martyrisés, exploitation de la nature, tortures, despotisme…), et il est naturel que nous y réagissions par l’expression de sentiments forts. C’est en tout cas ce qui se passe pour la plus grande partie de la population à même de penser et de ressentir, qui réagit alors par l’indignation. Il y a pourtant une exception: quand il s’agit de mauvais traitements infligés aux enfants, comme les coups et les claques, on constate en général une indifférence étonnante, parce que la plupart des gens est toujours convaincue que les coups sont indispensables aux enfants et n’ont pas de conséquences néfastes.

Comment peut-on croire qu’il puisse être bénéfique pour qui que ce soit d’être battu, plus encore pour un individu en pleine croissance dont le cerveau n’est pas encore complètement formé ? Il est probable, c’est du moins ce que l’on pourrait penser, que les partisans des châtiments corporels ne savent pas encore que le cerveau humain se développe dans les trois premières années de la vie, et que c’est justement à ce moment là que la violence s’apprend. Mais comment concevoir un tel degré d’ignorance ? Ces connaissances ne sont pourtant pas tenues secrètes. A tout le moins, des gens cultivés comme les enseignants, les ecclésiastiques, les hommes de lois, le personnel politique, les chefs d’Etat ou les ministres, devraient quand même y avoir été confrontés un jour ou l’autre, à un endroit ou à un autre.

Il y a déjà 20 ans que la question des mauvais traitements que l’on fait subir aux enfants a commencé à faire l’objet de publications, mais pas plus aujourd’hui qu’hier on ne voit se lever où que ce soit la vague d’indignation et d’horreur que justifierait l’exploitation sans scrupules de la situation d’impuissance des enfants dans le seul but de décharger la haine accumulée par les adultes, les parents et les éducateurs. On bat un enfant ? et alors, qui y a-t-il d’anormal à cela ?

” Non, ce n’est ni normal, ni bénin, ni défendable sur le plan éthique “, disent et écrivent quelques personnes depuis deux décennies environ. Mais ces hommes et ces femmes ne représentent jusqu’à maintenant qu’une petite minorité. Mes nombreuses tentatives pour informer les jeunes parents des conséquences dangereuses des coups reçus par les enfants, par exemple en demandant l’aide du Vatican, ont toutes échoué. Je me suis à chaque fois heurtée à un mur d’indifférence et de silence.

Comment expliquer cela ? On a peine à concevoir qu’il n’y ait, au Vatican par exemple, pas une seule personne qui soit capable de s’indigner des violences faites aux enfants et qui éprouve de ce fait le besoin de transmettre au pape mes informations. Et pourtant, mon expérience prouve que cela ne s’est pas produit jusqu’alors. Et pas seulement au Vatican. Partout dans le monde, les gouvernants ne font quasiment rien pour interdire ces pratiques barbares.

Dans les années 70, la Suède a adopté une loi qui interdit explicitement l’usage de la violence contre les enfants. Malheureusement, il n’y a eu depuis que treize Etats de second plan pour suivre cet exemple. Bien qu’il soit établi aujourd’hui qu’une éducation fondée sur les coups forme les hommes et les femmes qui frapperont à leur tour demain, cela ne suscite dans l’opinion publique aucun cri d’indignation. Au contraire, nous continuons imperturbablement à cultiver exactement ce que nous prétendons vouloir éradiquer : la torture, les guerres, les génocides. Nous nous employons pleinement à produire les violences et les maladies de demain. Car derrière chaque agression violente, on peut retrouver une histoire individuelle faite d’humiliations (voir James Gilligan, ” Violence “, Putnam NY, 1996).

Je me demande constamment pourquoi il est si difficile de diffuser ces connaissances et pourquoi les seuls cas où la réaction normale d’indignation ne se produit pas sont en rapport avec la maltraitance des petits enfants. En fait, je connais la réponse à cette question, mais j’espère toujours me tromper. La réponse que j’ai trouvée, c’est que la plupart d’entre nous ont été des enfants maltraités et ont dû apprendre à refouler cela très tôt pour pouvoir survivre. Nous avons été obligés de croire que c’est ” pour notre bien ” que nous avons été humiliés et martyrisés, que les coups ne nous faisaient pas mal, qu’ils étaient sans incidence, et que c’était dans l’intérêt de la collectivité (sinon, nous disait-on, nous serions devenus des monstres dangereux).

Quand notre cerveau a stocké très tôt ces informations erronées, elles restent en général enregistrées pour toute la vie et forment donc des blocages de la pensée permanents, à moins que l’occasion ne se présente de les faire disparaître, éventuellement lors d’une thérapie. Mais en règle générale la plupart des gens ne se risquent pas à abandonner leurs blocages. Ils ne cessent de répéter comme en choeur : ” mes parents ont fait de leur mieux pour bien m’éduquer, j’étais un enfant difficile et il a fallu m’imposer une discipline sévère “. Comment serait-il possible à des gens pareils de s’indigner des mauvais traitements que subissent les enfants ? C’est que depuis leur enfance, ils sont coupés de leurs sentiments vrais, des souffrances causées par l’humiliation et les supplices. Pour ressentir leur indignation, il faudrait qu’ils aillent voir du côté de ces vieilles souffrances. Mais qui peut avoir envie d’une chose pareille ?

C’est ainsi que ces souffrances restent le plus souvent enfermées derrière des portes de fer au plus profond de leur cœur. Et malheur à qui se hasarderait à secouer ces portes : ils préfèreront supporter les dépressions, ingurgiter médicaments et drogues, mourir même, que d’être confrontés au retour de cette torture enfouie dans la mémoire. Alors, on la rebaptise “éducation “, un nom agréable à l’oreille, et l’on évite ainsi la souffrance. Ces gens-là seront incapables d’indignation tant qu’ils se refuseront à admettre qu’ils ont été eux-mêmes des victimes lorsqu’ils étaient enfants. Il n’y a pas grand monde qui soit capable de regarder son histoire en face, et ceux qui le font sentent souvent que cela contribue à les isoler. Ils vivent en effet dans une société dans laquelle beaucoup de gens peuvent s’indigner très sincèrement de certaines injustices, comme par exemple le travail des enfants en Asie, mais pas de l’injustice dont ils ont eux-mêmes été les victimes. On a fait d’eux des victimes à un moment où ils n’étaient pas encore capables de penser par eux-mêmes, et ils ont adopté le point de vue de leurs parents, selon lequel c’est pour leur bien qu’ils ont été torturés. Tout cela s’est passé de façon à pouvoir entretenir la fidélité et l’amour qu’ils vouent à leurs parents, ce qui se passe le plus souvent sur le dos de ses propres enfants. En fait, pour ces anciens enfants maltraités, le temps devrait maintenant être venu de trouver le courage de se rebeller.
L’incapacité à réagir par de l’indignation lorsque des enfants sont battus peut évidemment trouver son explication dans notre histoire individuelle, mais elle ne nous en ferme pas moins l’accès à la compréhension de nombreux phénomènes. Cela peut être illustré par des problèmes qui relèvent de registres variés. Dans les pages qui suivent, je vais prendre des exemples dans trois domaines particuliers, pour démontrer l’importance de la capacité de nous indigner. Je pense qu’elle peut nous libérer de notre rigidité et nous donner ainsi accès non seulement à une meilleure connaissance de nous-même, mais aussi nous mettre en situation d’apporter aide et prévention là où c’est une nécessité pressante. J’aborderai donc l’approche traditionnelle de la délinquance (tueries et meurtres en série), la reproduction de la maltraitance des enfants dans les familles et le principe de neutralité dans la pratique thérapeutique.

Responsables de massacres et tueurs en série

Aussi bien du côté de la psychiatrie judiciaire que de la psychanalyse, on se plaît à répéter que les actes abominables commis par les auteurs de tueries ne sauraient être la conséquence des mauvais traitements qu’ils auraient pu subir dans leur enfance, parce que nombre d’entre eux sont issus de familles qui de l’extérieur ne paraissent ni dégradées, ni particulièrement violentes. Mais si on prend la peine de poser des questions précises sur le comportement ” éducatif ” de leurs parents, alors apparaît à chaque fois un tableau dont l’horreur ne le cède en rien aux actes commis par le criminel. Au contraire: étant donné que ces actes pervers ont été commis sur des enfants, et ce pendant des années, ces ” corrections “, comme on les appelle, méritent plus encore le nom de meurtres authentiques, et plus précisément de meurtres qui prennent pour cible les cœurs. Comme le montre le livre de Jonathan Pincus ” Base Instincts ” (voir l’article de Thomas Gruner ” Frenzy ” sur ce site), il n’y a même aucune difficulté à obtenir des informations sur la cruauté de ses parents, parce qu’il est extrêmement rare que le criminel les considère lui-même comme pervers ; il voit ce qu’il a subi comme une éducation tout à fait normale, et comme la quasi-totalité des enfants maltraités dans leur enfance, il est attaché à ses parents et les protège contre tout reproche. Le psychiatre qui l’interroge accepte en général ce jugement sans se poser des questions (quand il n’a lui non plus jamais remis en cause ses propres parents) et en vient à la conclusion que le meurtrier en série qui est assis devant lui est certainement venu au monde porteur de gènes destructeurs qui le poussent à commettre des crimes.

J’ai vu un jour un reportage télévisé sur l’augmentation de la criminalité juvénile. Le reporter avait fait des efforts pour comprendre les motivations des jeunes délinquants, et il avait demandé l’avis de procureurs, policiers, de directeurs de prison, qui tous sans exception ont affirmé en le regrettant que dans aucun des cas présentés, il n’avait été possible d’établir un mobile pour ces meurtres et graves agressions physiques. On entendit même dire en passant que cela serait typique de la jeunesse moderne. Pour expliquer un état d’excitation aussi fort, personne ne parla d’autre chose que d’alcool et de drogues. Mais pourquoi ces gens recourent-ils aux drogues, la question ne fut pas posée. Le fait que ces jeunes vivent depuis leur enfance avec une très forte soif de vengeance qui agit en eux comme une bombe à retardement, voilà une chose que tous les fonctionnaires interrogés semblaient ne jamais encore avoir entendue.

C’est ainsi qu’un directeur de prison peut travailler depuis 20 ans au milieu de tous les problèmes propres à l’institution carcérale, sans de toute évidence s’être jamais intéressé à la question de savoir comment ont grandi les jeunes qui sont devenus des criminels, et qui a semé les germes de la violence dans leurs cœurs. Son attention n’a jamais été retenue par un fait que l’on retrouve dans la quasi-totalité des procès-verbaux : le passage à l’acte a lieu au moment où la personne ressent un affront, une vexation ou une humiliation. Lorsqu’elle était enfant, elle n’avait pas le droit de réagir aux humiliations, maintenant elle le peut. Le fait que cela le conduise très vite en prison relève de sa compulsion d’autopunition, car au fond il s’attribue depuis toujours la faute de ne pas avoir été aimé. C’est ce qu’il a entendu depuis qu’il était tout petit.

Comme enfant humilié, il n’a jamais eu non plus l’occasion d’apprendre à exprimer sa rage par des mots sans crainte d’être puni, alors il passe tout de suit à l’acte, comme il l’a appris de ses parents. Son cerveau a emmagasiné cette leçon très tôt, et elle est réactivée dès qu’il se sent agressé dans sa dignité. Comme on ne peut mettre en cause les premiers, les véritables agresseurs, plus de la moitié des détenus libérés retournent en prison.

L’analyste Frank M. Lachmann consacre dans son livre ” TRANSFORMING AGGRESSION ” un chapitre entier à la question des meurtres en série, et en arrive à la conclusion que leurs auteurs n’ont en aucun cas le droit de bénéficier de notre capacité d’empathie. Il établit une différence entre l’homme ” coupable ” (l’Œdipe de Freud) et l’homme ” tragique” (Kohut), qui n’a pas reçu de réponse adéquate aux signaux qu’il a envoyés dans son enfance. D’après Lachmann, le psychanalyste peut éprouver de l’empathie pour l’un comme pour l’autre. Mais les meurtriers en série, tout comme les hommes de main d’Hitler par exemple, forment pour lui une catégorie dont il considère qu’elle DOIT échapper à notre entendement car ces criminels représentent en fait le mal en soi. Je rappelle ici que ce qui m’importe, ce n’est pas la compassion envers des sadiques adultes, mais la compréhension pour la souffrance de l’enfant qu’ils furent.

Qu’en est-il alors des attentats terroristes, des génocides comme au Rwanda, en Yougoslavie et dans tant d’autres endroits de la planète aujourd’hui ? Pouvons-nous nous imaginer que des gens qui auraient été aimés, protégés et respectés dans leur enfance soient prêts à se faire sauter à l’explosif ? Je ne peux pas me satisfaire des explications qui présentent des gens réellement capables de commettre des actions barbares comme les produits d’un mal abstrait, et que l’on se refuse à rechercher les racines de leur désir de destruction dans leur histoire individuelle. Il est facile de les découvrir pour autant qu’on ne soit pas seulement horrifié par les crimes de l’adulte, mais aussi par le martyre qu’il a subi dans son enfance. Là, toutes les énigmes trouvent leur clé. Alors nous constatons qu’il n’y a pas un seul meurtrier en série, pas un seul auteur de massacre qui, enfant, n’ait pas été victime d’humiliations et de meurtres psychiques sans nombre. Mais pour être capable de voir cela, il nous faut l’indignation, elle qui nous fait en général défaut dès qu’il est question d’enfance. Le livre de Lachmann montre que non seulement les psychiatres, mais aussi les psychanalystes, sont effrayés à l’idée de franchir le seuil qui leur ferait accepter la problématique des souffrances endurées dans l’enfance. La société paye un prix très élevé pour cet aveuglement. Alors il serait possible d’aider l’ancienne victime à se révolter contre ce que ses parents ont fait, et il peut arriver que cela suffise à le libérer de sa compulsion à toujours rejouer inconsciemment son histoire et les brutalités qu’il a subies.

La maltraitance des enfants : une tradition familiale

En nous familiarisant avec la dynamique propre à la compulsion de répétition, nous faisons la constatation qu’on la retrouve dans toutes les familles maltraitantes. Le genre de mauvais traitements pratiqué est souvent inscrit dans une longue histoire. Dans les familles, il est fréquent de retrouver sur plusieurs générations le même schéma de fonctionnement, fondé sur l’avilissement, l’abandon, l’abus de pouvoir, le sadisme. Pour trouver une échappatoire à l’horreur et au dégoût, on a sans cesse recours à de nouvelles théories. C’est ainsi par exemple que certains psychologues ont élaboré une théorie selon laquelle les souffrances de leurs clients ne trouvent pas leur origine dans leur propre enfance, mais dans les problèmes et les histoires individuelles de leurs ascendants éloignés, dont ils pensent qu’ils chercheraient à les régler au travers de leurs maladies.

Avec de telles théories on peut se rassurer, on n’a pas à faire l’effort de se représenter l’enfer qu’a pu être l’enfance du patient et on fait l’économie de l’indignation. Mais ceci -tout comme l’explication par la génétique- ne représente rien de plus qu’une fuite devant une réalité douloureuse. Il est absurde d’interpréter l’augmentation de la violence aujourd’hui en Irak par exemple, ou bien les génocides, comme les effets de gènes destructeurs. Pourquoi soudainement, à l’époque Hitler ou de Milosevic, tant de gens étaient-ils porteurs de gènes destructeurs ? Et pourtant, beaucoup d’intellectuels adhèrent sans hésiter à de telles explications. Ils croient au mal en soi, pour s’épargner la souffrance de devoir admettre que de nombreux parents martyrisent leurs enfants par haine inconsciente, quelle que soit la justification qu’ils utilisent pour camoufler leurs actes. Pourtant c’est la vérité, et si on est capable de ne pas la fuir, on peut aussi gagner à la reconnaître. On abandonne alors la croyance moyenâgeuse au diable (les gènes), la chaîne de la violence apparaît, et on se rend compte en même temps qu’il serait possible de l’interrompre.

Les parents sadiques ne sont pas tombés du ciel, enfants ils ont eux-mêmes été traités d’une manière tout aussi sadique, il n’y a aucun doute à cela. Celui qui affirme le contraire veut refouler la réalité : un enfant martyrisé ne subit pas une seule mort comme la victime d’un assassin, mais, au cours de ses premières années de vie et de développement, des morts et des tourments psychiques innombrables, infligés qui plus est par des personnes dont il est dépendant et auxquelles il ne peut trouver de substituts.

En Allemagne, on a beaucoup parlé ces derniers temps de la mort d’une petite fille âgée de 7 ans du nom de Jessica que sa mère refusait de nourrir et qui pesait neuf kilos à sa mort. La presse manifesta son horreur et son dégoût, une cérémonie funèbre avec fleurs, cierges et beaux discours fut organisée, comme il se doit. Alors que les enfants qui meurent avant et tout de suite après leur naissance ont droit partout dans le monde à des témoignages d’amour et de deuil, les souffrances des enfants vivants suscitent étonnamment peu d’émoi. C’est la raison pour laquelle ni lors de l’inhumation, ni dans la presse, personne ne s’est demandé ce qui a bien pu amener une mère à laisser son enfant mourir de faim, comment elle a pu assister tranquillement pendant des années à son lent dépérissement physique sans que cela ne suscite en elle quelque sentiment que ce soit, comment elle a pu l’abandonner à son supplice.

Nous avons du mal à nous imaginer un tel sadisme, bien que soixante années nous séparent maintenant d’Auschwitz, là où des millions d’êtres humains ont été intentionnellement privés de nourriture, dans l’attente de la mort. Ni à cette époque, ni plus tard, ni aujourd’hui on ne s’est cependant demandé comment on en arrive à ce que des gens puissent DEVENIR aussi sadiques : comment ont-ils été élevés, comment leur a-t-on enlevé la capacité à se révolter contre l’injustice, celle de reconnaître ce qu’il y avait de barbarie dans les agissements de leurs parents et de s’y opposer ? Au contraire, on leur a appris à approuver le sadisme de leurs parents sous toutes ses formes. Et cela a pu se produire sans encombre, parce que chaque enfant a envie d’aimer ses parents, et ne veut pas voir la vérité. La vérité est trop atroce pour qu’un enfant puisse la supporter, alors il détourne le regard. Mais le corps n’a rien oublié, et l’adulte reproduit le sadisme de ses parents inconsciemment, comme automatiquement, sur ses propres enfants, avec ses subordonnés, avec tous ceux qui sont dépendants de lui. Il ne sait pas qu’il fait avec les autres la même chose que ce que ses parents ont fait autrefois avec lui quand il était totalement dépendant d’eux. Certains en ont l’intuition et recherchent une aide thérapeutique. Mais que trouvent-ils alors ?

En thérapie : neutralité ou engagement ?

Dans ma formation de psychanalyste, une grande importance a été accordée à la capacité de l’analyste à tenir une position de neutralité. C’était là une des règles de base, de celles qui étaient considérées comme allant de soi depuis Freud et auxquelles on était tenu de se conformer strictement. A cette époque là, je ne pensais pas encore que cette règle ressortissait de la nécessité de protéger de tout reproche les parents du patient. Mes collègues ne semblaient pas avoir de difficultés avec le maintien de la neutralité, ils ne semblaient pas trouver intéressant de se plonger dans ce qu’avait pu endurer un enfant battu, humilié et exploité à des fins incestueuses. Peut-être certains d’entre eux avaient-ils aussi été les victimes de tels supplices. Mais comme ils ont eux-mêmes été analysés avec la neutralité exigée par Freud, ils n’ont pas eu l’occasion de découvrir leurs propres souffrances refoulées. Pour être en situation de le faire, il leur aurait fallu non pas un thérapeute neutre, mais un accompagnateur qui se place sans réserves du côté de l’ancien enfant maltraité AVANT que le client (ou la cliente) n’en soit lui-même capable. En effet, au début de leur thérapie, la plupart des clients ne savent pas ce que c’est que l’indignation. Ils racontent bien des faits devant lesquels on ne peut que s’indigner, mais cela ne fait naître en eux aucune révolte; pas seulement parce qu’ils sont coupés de leurs sentiments, mais parce qu’ils ignorent qu’il peut aussi exister d’autres types de parents.

J’ai régulièrement eu l’occasion de vérifier que l’expression directe de mon indignation à propos de ce que mon patient ou ma patiente avait dû endurer pendant son enfance était un ressort important de la thérapie. Cela se vérifie tout particulièrement dans les groupes. Par exemple, quelqu’un raconte sur un ton tranquille ou même en souriant qu’on l’enfermait, enfant, des heures entières dans une cave sombre quand il ou elle contredisait ses parents. Dans le groupe, un murmure de consternation se fait entendre. Mais la personne qui parle n’en est pas encore là, elle n’est pas à même de faire des comparaisons. Pour elle, elle a été traitée normalement.

J’ai aussi rencontré des gens qui avaient travaillé pendant un nombre considérable d’années en thérapie primale et qui n’avaient pas de difficultés à pleurer sur les souffrances qu’ils avaient connues dans leur enfance, mais qui étaient malgré tout très loin d’être capables de s’indigner de l’inceste qu’ils avaient vécu, ou de la perversité des rituels de lutte établis par leurs parents. Ils considéraient les viols dont ils avaient été victimes comme des événements qui ont leur place dans n’importe quelle enfance normale, et pensaient que le simple fait de mettre à jour leurs sentiments anciens suffirait à les guérir. Il n’en est pas toujours ainsi, et en tout cas cela ne se produit pas quand perdurent à la fois un fort attachement aux parents inconscients et les attentes placées en eux. Mon opinion, c’est qu’il n’est pas possible de se dégager de l’un ni de l’autre tant que le thérapeute reste neutre. Cela m’est apparu lors de discussions avec des collègues qui travaillaient avec leurs clients selon la norme établie pour les faire accéder à leurs émotions, mais qui eux-mêmes n’étaient pas encore dégagés de l’idéalisation de leurs propres parents. Ils n’ont pu commencer à aider leurs patients qu’après avoir été encouragés à donner libre cours à leurs propres sentiments et à exprimer l’indignation qu’avait fait naître en eux, comme thérapeutes, les perversions des parents de leurs clients.

Cela a souvent eu un effet d’une grande puissance, c’était comme si on avait retiré le barrage qui retenait une rivière. Parfois, l’indignation de la thérapeute déclencha très vite chez le client lui-même une avalanche d’indignation. Ce ne fut pas toujours le cas. Il y a des patients à qui il a fallu pour cela des semaines, des mois, voire des années. Mais la sincérité du témoin permit de mettre en branle un processus de libération qui avait été contenu jusqu’alors par la morale sociale. Ce retournement fut permis par l’attitude engagée, plus libre, de la thérapeute, qui a été capable de montrer à l’ancien enfant qu’il AVAIT LE DROIT d’être horrifié par le comportement de ses parents, et que TOUT ETRE HUMAIN CAPABLE DE SENTIMENTS EN SERAIT HORRIFIE, A L’EXCEPTION DE L’ANCIEN ENFANT MALTRAITE LUI-MEME.

Il n’est pas impossible que ce que je développe ici soit lu comme si j’avais écrit des recettes pour thérapeutes et que je leur conseillais de recourir à l’indignation pour faire franchir à leurs clients un seuil décisif. Ce serait là un gros malentendu. Je ne peux conseiller à personne d’avoir des sentiments qu’il n’a pas, et personne ne peut suivre de tels conseils. Par contre je peux encourager à exprimer leurs sentiments vrais. Je suppose qu’il y a des thérapeutes qui sont sincèrement indignés quand ils entendent parler du comportement scandaleux des parents de leurs clients. Il est parfaitement possible que certains d’entre eux pensent que leur indignation ne doit pas transparaître, parce qu’ils ont appris pendant leur formation que cela ne doit en aucun cas se produire. Dans le cadre de l’école freudienne, on leur a même appris à considérer leurs sentiments comme du contre-transfert, c’est-à-dire comme rien d’autre que des réactions aux sentiments du patient. Ils sont donc habitués à ne pas identifier et à ne pas exprimer leurs propres sentiments, leur réaction simple et compréhensible face à la barbarie.

Dans une telle thérapie, le patient reste pris dans sa peur d’enfant et n’ose ni amener ses émotions libératrices à s’exprimer, ni vivre sa colère comme une réaction normale à la cruauté et à la perversion. Je voudrais donc ici encourager les thérapeutes à être à l’écoute de leurs sentiments propres, à ne pas les interpréter à tort comme du contre-transfert, mais à les prendre au sérieux, à les assumer et à les mettre en mots. Il leur sera plus facile de laisser libre cours à leur indignation, parce qu’ils n’ont pas été les enfants de ces parents-là, et que, contrairement à leurs clients, il leur est relativement possible de ne pas prendre une quelconque forme de perversion pour un comportement normal. Chaque thérapeute peut vérifier pour lui-même si mes affirmations sont vraies. En aucun cas je ne lui donnerais le conseil de mettre en application quelque chose qui ne correspondrait pas à ses sentiments ou dont il ne serait pas convaincu par sa propre expérience.

La tendance générale à l’évitement du sentiment d’indignation est compréhensible, car ce sentiment peut facilement réactiver la sensation d’impuissance de l’enfant, et le souvenir du temps où un certain nombre d’entre nous était livré sans aucune échappatoire au sadisme des adultes et ne pouvait même pas concevoir l’idée de se défendre. C’est une lettre que j’ai reçue récemment qui m’a fait prendre conscience du fait que moi non plus, malgré tous mes efforts, je n’étais pas affranchie de cette tendance à la fuite. Cette lectrice m’écrivait que sa fille, qui travaille dans un centre d’aide téléphonique d’urgence aux enfants victimes de violences à caractère rituel, avait eu connaissance de cas où des enfants avaient été forcés à tuer des bébés. Cela me rappela que j’avais écrit dans ” la connaissance interdite”, que l’enfant martyrisé croit qu’il a tué le bébé en lui quand il s’est trouvé contraint de mentir et de se taire. Mais manifestement il n’est pas exclu que dans le cadre de rituels pervers l’on oblige des enfants à tuer des bébés pour de vrai, comme il peut arriver aussi qu’on les force à martyriser des animaux.

Il est compréhensible que nous n’ayons aucune envie d’entendre parler de cela et que nous ayons tendance à regarder les gens qui agissent ainsi comme des monstres. Cependant, comme nous sommes aujourd’hui de plus en plus confrontés à des actes de violence terroriste, nous ne pouvons pas nous permettre d’en rester à diaboliser les individus pervers et à refuser de comprendre comment on en a fait des sadiques. Car rien ne vient perturber la production continue de perversion. Si nous n’apprenons pas à y voir clair dans la façon dont ces mécanismes fonctionnent et à détourner les parents de la mise en œuvre de pratiques éducatives perverses, alors cette stupéfiante ignorance causera la perte de l’humanité future.

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief