par Olivier Maurel
Dangers spécifiques des châtiments corporels
Thursday 01 March 2001
Nombreux sont ceux qui affirment que la violence psychologique est pire que la violence physique.
Il est certain que la violence psychologique, la froideur, l’indifférence, l’hypocrisie, la violence verbale peuvent être très destructrices. Mais, comme l’a dit Alice Miller, ces traitements sont rarement recommandés aux parents et beaucoup moins pratiqués que la violence physique “éducative” qui concerne au moins 90% des enfants de la planète, avec des niveaux moyens de violence différents selon les régions du monde, selon leur degré d’évolution sur cette question.
De plus, les punitions corporelles, parce qu’elles parlent directement au corps de l’enfant ont des effets spécifiques très particuliers. Une des preuves de ces effets est, par exemple, que les enfants frappés ont, comme l’a montré l’étude du Dr Cornet, tendance à subir plus d’accidents que les enfants simplement insultés. Les coups semblent avoir un pouvoir déstructurant plus grand que celui de la violence verbale.
Pour le comprendre, il faut tenir compte du fait que le nouveau-né est un petit primate exactement semblable aux nouveau-nés de la préhistoire, depuis qu’existe notre espèce, et donc pourvu de comportements innés. Ces comportements, contrairement à ceux d’autres animaux, ne sont pas faits pour pouvoir survivre directement au contact de la nature (le bébé en est totalement incapable pendant de longues années) mais pour se constituer un nouveau placenta, non plus physiologique mais social, en créant des liens protecteurs et nourriciers avec sa mère et son entourage immédiat dans le but de vivre et survivre. Tous ces comportements sont donc relationnels et ils ont leur source dans les parties les plus archaïques du cerveau.
Aucun de ces comportements ne prépare l’enfant à être frappé par sa mère et les autres personnes qui constituent la base de sécurité de l’enfant. Les comportements innés de sauvegarde dont dispose l’enfant deviennent même destructeurs, je l’expliquerai plus loin, lorsque c’est la mère elle-même qui devient une menace pour le corps de l’enfant. Et comme, d’un autre côté, aucune mère primate n’adopte à l’égard de ses petits des comportements semblables à nos punitions corporelles, on peut dire que le fait de frapper un enfant est doublement contre-nature (contre la nature de l’enfant et celle de la mère).
C’est précisément parce qu’ils interfèrent avec ces comportements innés dont la source est la partie la plus archaïque du cerveau que les châtiments corporels ont des effets particulièrement variés et dévastateurs. Tout se passe comme s’ils atteignaient directement le centre de la personnalité à partir duquel ils rayonnent dans tous les sens sur le corps, sur l’affectivité, sur l’intelligence.
Les premiers comportements concernés sont aussi les premiers qui se manifestent chez l’enfant, ce sont les comportements d’attachement par lesquels l’enfant fait au moins la moitié du chemin qui le relie à sa mère et aux adultes de son entourage. Capacité de téter, cris et pleurs, “grasping”, sourires, regards, extension des bras, capacité de distinguer la forme des visages de l’environnement puis la forme du visage de sa mère parmi tous les visages, sa voix, son odeur, tous ces comportements sont autant de façons pour l’enfant de créer des liens afin de constituer, au sortir du placenta organique, un placenta social. Et ce nouveau placenta doit avoir les mêmes fonctions que le placenta organique : protéger, pourvoir, permettre (formule empruntée à Pierre Lassus). Protéger des coups par l’enveloppe du ventre maternel et du placenta. Pourvoir aux besoins du fœtus par le cordon ombilical. Permettre la croissance du fœtus grâce à l’élasticité du ventre maternel. Le rôle des parents consiste à reprendre ces trois fonctions en y ajoutant celle de proposer (et non d’imposer) à l’instinct d’imitation de l’enfant des modèles de comportement qui lui permettent de s’épanouir.
On voit ainsi immédiatement que toute punition corporelle, toute privation punitive, toute interdiction non indispensable à la survie du bébé va à l’encontre de la fonction naturelle du placenta social de l’enfant et contrarie, voire pervertit le besoin impératif et vital qui pousse l’enfant à créer des liens indispensables à sa survie. Si je dis “pervertit”, c’est parce que l’enfant, totalement dépendant de sa mère, n’a pas les moyens de refuser une relation qui ne lui convient pas. S’il est frappé, après la première surprise douloureuse, il intègre la violence à son mode de relation et la considère donc comme normale, ce qui ne peut se faire qu’aux dépens de sa sensibilité qui s’endurcit. Il intègre donc la violence à son modèle relationnel exactement comme le foetus peut absorber la nicotine, les drogues ou l’alcool que lui infuse le cordon ombilical. De plus, comme les coups sont presque toujours accompagnés d’insultes, ils humilient l’enfant et portent atteinte à l’image qu’il a de lui-même. En même temps que son mode de relation future, dont sa relation avec sa mère est le prototype, c’est ainsi le centre même de sa personnalité qui est atteint.
Et il n’y a aucune commune mesure entre les coups donnés par les parents, surtout par la mère, et les coups donnés par des étrangers à la base de sécurité. Des effets de ceux-ci, l’enfant peut être consolé par sa mère. Mais quand c’est la mère qui devient la menace et la source des coups, l’enfant n’a plus aucun recours. Et sa confiance dans sa base de sécurité qui correspond à un besoin fondamental chez lui est gravement compromise.
Le deuxième comportement inné de l’enfant est le comportement d’imitation. L’enfant imite d’instinct dès les premiers jours de sa vie les comportements qu’il voit et entend, surtout ceux que l’on a à son égard. Frapper un enfant, ce n’est donc pas seulement le dresser par l’effet de la peur des coups, c’est aussi le conditionner à la violence en lui en fournissant des modèles qui s’intègrent à la gestuelle de son corps, avant même qu’il ait pu comprendre quoi que ce soit à ce qu’on exigeait de lui. Les coups, c’est le corps des parents qui parle directement au corps de l’enfant sans même passer par l’esprit. Et l’adulte qu’il deviendra portera toute sa vie en lui ces comportements, presque aussi consubstantiels à son corps que s’ils étaient innés.
De plus, les coups sont en contradiction radicale avec les principes fondamentaux communs à toutes les traditions et les religions et que tous les parents cherchent à inculquer à leurs enfants, même s’ils ne les mettent pas eux-mêmes en pratique : “Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse” et “Ne frappe pas un être plus petit que toi”. L’enfant frappé subit littéralement un électrochoc. Il subit simultanément deux messages contradictoires : une leçon de morale (“Ne fais pas aux autres…”) et une leçon gestuelle violente (“Fais aux autres, comme je le fais en ce moment, ce que tu ne veux pas qu’on te fasse”). Cette contradiction subie à travers son corps et son esprit ne peut que perturber gravement les capacités morales et les capacités logiques de l’enfant. Il est vraisemblable que beaucoup de nos incohérences ont ces électrochocs pour origine.
Autre comportement inné de l’enfant : le comportement de soumission. Il se manifeste chez les jeunes adultes singes qui se soumettent au chef du groupe (tant qu’ils ne cherchent pas à prendre sa place). Et on l’observe aussi chez les adultes humains dans le cas du “syndrome de Stockholm” : des otages soumis à un stress intense prennent la défense de leurs ravisseurs, éprouvent une irrésistible sympathie pour eux, adoptent leurs idées, voire leur comportement et, dans certains cas, en tombent amoureuses (les ravisseurs sont plus souvent des hommes que des femmes!). Cela tient sans doute au fait que, dans la situation extrême de stress que vivent les otages, le moindre signe d’humanité que leur manifestent leurs ravisseurs les fait apparaître comme des divinités toutes puissantes de qui le salut peut venir. Même si les parents ne sont pas des ravisseurs ni les enfants des otages, la situation des enfants est une situation de totale dépendance matérielle et affective. Aussi, quand le stress des coups intervient dans la relation, les enfants incorporent plus profondément encore qu’à l’ordinaire les jugements implicites et/ou explicites qui accompagnent les coups. Ils s’identifient à leurs parents. Ils s’autoaccusent, nient leur propre personnalité, se coupent de leur boussole intérieure et, une fois devenus adultes, sont donc portés à chercher hors d’eux, chez des leaders ou des gourous, ce qu’ils ne trouvent plus en eux, avec toutes les conséquences sociales et politiques que l’on peut imaginer ou observer.
Enfin, dernier comportement inné perturbé par les coups : le comportement de sauvegarde. C’est celui qui, au moindre signe de danger provoque en nous le réflexe de fuir ou de combattre. Chez le petit enfant, ce réflexe se limite à la fuite (le plus souvent dans les bras de sa mère) ou à l’appel au secours. Les expériences de Henri Laborit, présentées dans le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique, ont montré que lorsque des rats sont dans l’impossibilité de fuir ou de combattre, les hormones du stress qui sont normalement destinées à assurer ces deux fonctions se retournent en quelque sorte contre l’organisme et l’autodétruisent. La tension monte, les tissus gastriques sont atteints, mais aussi les neurones. Certaines parties du cerveau (corps calleux, hypophyse) s’atrophient littéralement comme cela a pu être vérifié au scanner. Or, la situation de l’enfant frappé est exactement celle du rat qui ne peut ni fuir ni combattre. De plus, pour lui, l’expérience se répète souvent tout au long de la période pendant laquelle son cerveau se forme et ses neurones s’interconnectent. Le système de sauvegarde, système fondamental pour l’équilibre de l’individu, ne peut qu’être gravement perturbé par une telle répétition. Il n’est pas étonnant par exemple que les victimes d’agressions sexuelles (de la part d’étrangers à leur famille) soient souvent des enfants qui ont subi des mauvais traitements : leur système de sauvegarde, altéré, ne les prévient peut-être plus des dangers possibles.
Il faut encore ajouter qu’une des réactions du cerveau, en cas de danger physique, est de “débrancher” le système immunitaire, consommateur d’énergie, pour concentrer toute celle-ci sur les membres afin de fuir ou combattre. Il est très probable que ces ruptures répétées de la fonction immunitaire, aggravées par l’état de stress, expliquent le fait que les enfants battus ont souvent plus de maladies et d’accidents que les autres. Là encore, c’est une fonction centrale qui est atteinte chez l’enfant.
Si l’on ajoute maintenant que tout ce que je viens de présenter séparément pour l’expliquer se produit simultanément chez l’enfant, fréquemment et souvent violemment, pendant toutes les années où son cerveau se forme, on peut mieux comprendre, il me semble, la gravité des effets des coups. Même s’ils sont donnés, ce qui est sans doute le cas chez une forte de proportion de parents, sans la moindre mauvaise intention et dans un contexte d’affection. Le corps, lui, a ses réactions propres, instinctives, qui ne tiennent pas compte de l’intention avec laquelle les coups sont donnés. Le corps sait que les coups sont mauvais pour lui. Et ils sont catastrophiques quand ils viennent de ceux dont l’enfant a le besoin absolu de capter la bienveillance.
Donc, même si la violence psychologique est grave aussi, on ne peut pas dire qu’elle soit plus grave que la violence des châtiments corporels à laquelle, le plus souvent, elle s’ajoute.
D’autre part, ceux qui, comme Alice Miller, demandent une interdiction spécifique des châtiments corporels, demandent aussi qu’un suivi soit assuré auprès des parents pour les aider à élever leurs enfants dans la confiance et la tendresse. Ce qui fait que lutter contre les châtiments corporels qui concernent aujourd’hui la quasi-totalité des enfants, c’est aussi donner plus de chances à une éducation qui joue vraiment pour l’enfant le rôle d’un “placenta social” protecteur, nourricier, tolérant et riche en modèles structurants.
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