Qu’est-ce que la haine ?

par Alice Miller

Qu’est-ce que la haine ?
Sunday 01 May 2005

(Traduit de l’allemand par Pierre Vandevoorde)

On associe habituellement le mot haine à l’idée d’une dangereuse malédiction qu’il faudrait éloigner aussi vite que possible. On entend aussi souvent dire que la haine serait pour l’individu un poison qui rendrait quasiment impossible la guérison des blessures reçues dans l’enfance. Comme je me démarque nettement de cette opinion courante, il m’arrive souvent d’être mal comprise. De ce fait, mes efforts pour faire la lumière sur ce phénomène et pour approfondir cette notion n’ont pas eu beaucoup de succès jusqu’alors.
Voilà donc pourquoi je recommande la lecture préalable du chapitre de mon livre ” Chemins de vie ” intitulé ” Comment naît la haine ? ” à qui souhaiterait me suivre dans ce développement-ci. Il faut quand même dire, que dans ce chapitre, écrit en 1996, il y a une réflexion dans laquelle je vois aujourd’hui la tendance universelle de protéger les parents à tout prix dont je me suis libérée entre-temps (cf. “Notre corps ne ment jamais”, Flammarion, Paris).

Je pense moi aussi que la haine peut empoisonner un organisme, mais seulement tant qu’elle reste inconsciente et dirigée contre des substituts, c’est-à-dire des boucs émissaires. Alors, elle ne peut pas se dissoudre et disparaître. Supposons que je haïsse les travailleurs immigrés, mais que je sois dans l’incapacité de voir comment mes parents m’ont traitée lorsque j’étais enfant, comment par exemple ils laissaient le nourrisson que j’étais hurler pendant des heures, ou ne me regardaient jamais avec amour, alors je souffre d’une haine latente qui peut m’accompagner ma vie durant et déclencher dans mon corps divers types de symptômes. Mais si je sais le mal que mes parents m’ont fait du fait de leur aveuglement et que j’ai pu ressentir consciemment ma révolte contre leur comportement, je n’ai pas besoin de reporter ma haine sur des personnes qui n’y sont pour rien. Avec le temps, la haine que j’éprouve à l’égard de mes parents pourra s’atténuer et même disparaître pendant des périodes plus ou moins longues, mais des événements de la vie présente ou la remontée de souvenirs sous un angle neuf pourront aussi la ranimer brusquement. Mais maintenant, je sais de quoi il retourne. Maintenant, je me connais suffisamment bien, grâce justement aux sentiments que j’ai revécus, ET LA HAINE NE ME POUSSERA PAS A TUER QUI QUE CE SOIT, NI A PORTER PREJUDICE A QUICONQUE.

Nous rencontrons souvent des gens qui vont jusqu’à remercier leurs parents pour les coups reçus, ou qui prétendent avoir oublié depuis longtemps la violence sexuelle dont ils ont été victimes et leur ont pardonné tous ces ” péchés ” dans leurs prières, mais qui sont incapables d’élever les enfants autrement que de façon violente, ou/et de ne pas les violenter sexuellement. Les pédophiles affichent leur amour des enfants et ne savent pas qu’au fond ils se vengent de ce qui leur est arrivé quand ils étaient eux-mêmes enfants. Même s’ils ne ressentent pas consciemment cette haine, ils sont soumis à son diktat.
Cette haine LATENTE est véritablement dangereuse et difficile à faire disparaître parce qu’elle n’est pas tournée contre la personne qui l’a provoquée, mais contre des substituts. Elle peut se maintenir toute la vie, cristallisée sous diverses formes de perversion, et constitue une menace pour l’entourage, mais dans certains cas aussi pour la personne elle-même.

Il en va autrement de la haine CONSCIENTE, REACTIVE, qui, comme tout sentiment, peut retomber quand elle est revécue. Quand nous pouvons nous résoudre à reconnaître clairement que dans certaines situations nous avons été traités par nos parents de façon sadique, c’est de la haine que nous sentons inévitablement monter en nous. Comme je l’ai déjà dit, elle peut s’atténuer avec le temps ou retomber complètement, mais il ne s’agit pas ici d’une opération qui se fait en une fois. L’ampleur des mauvais traitements que l’enfant a subis ne se laisse pas mesurer d’un seul coup d’oeil. Cela ne peut se faire qu’au cours d’un long processus, au cours duquel, l’un après l’autre, les différents aspects de la maltraitance sont autorisés à remonter à la conscience, de telle façon que la haine puisse resurgir. Mais alors, elle n’est pas dangereuse. Elle est une conséquence logique de ce qui s’était passé autrefois et qui n’est compris dans tous ses aspects que maintenant par l’adulte, alors que l’enfant a dû en supporter le poids silencieusement pendant des années.
En plus de la haine réactive contre les parents et de la haine latente, déplacée, contre des boucs émissaires, il y a aussi la haine justifiée contre une personne qui nous tourmente dans le présent, que ce soit sur le plan physique ou psychique, une personne qui nous tient en son pouvoir et dont nous ne pouvons nous libérer, ou dont nous pensons que nous ne le pouvons pas. Tant que nous sommes dépendants d’elle, ou que nous pensons que nous le sommes, nous ne pouvons faire autrement que de la haïr. On a peine à imaginer un homme qui subirait des tortures et qui ne ressentirait pas de haine envers son tortionnaire. S’il s’interdit ce sentiment, il aura à en subir les effets dans sa chair. Dans les biographies de martyrs chrétiens qui ont survécu à leurs tortures, on trouve des descriptions de maladies épouvantables, qui, d’une manière très révélatrice sont souvent des maladies de peau. Le corps résistait de cette manière à la trahison de son Soi, car si les ” saints ” devaient pardonner à leurs persécuteurs, leur peau à vif témoignait de la force de leur rage étouffée.

Pour autant, réussir à échapper au pouvoir du tortionnaire, ce n’est pas être condamné à vivre quotidiennement avec la haine. Naturellement, le souvenir de l’impuissance et des souffrances d’autrefois peut toujours revenir. Mais avec le temps, il est vraisemblable que l’intensité de la haine va diminuer (j’ai développé cet aspect dans mon livre “Notre corps ne ment jamais” que j’ai évoqué plus haut).

La haine, n’est qu’un sentiment, aussi fort et vital soit-il, et comme n’importe quel autre sentiment, il manifeste que nous sommes bien vivants. Voilà pourquoi il nous faut en payer le prix quand nous essayons de la réprimer. Car la haine a quelque chose à nous dire, sur nos blessures, mais aussi sur nous, sur nos valeurs, notre type de sensibilité, et nous devons apprendre à l’écouter et à comprendre le sens de son message. Si nous y réussissons, nous n’avons plus à la craindre. Si par exemple nous haïssons la duplicité, l’hypocrisie et les mensonges, nous nous donnons le droit de les combattre où cela nous est possible, ou de refuser de fréquenter des gens qui ne font confiance qu’au mensonge. Mais si nous faisons comme si cela ne nous touchait pas, nous nous trahissons nous-mêmes.

L’exigence du pardon, que l’on retrouve quasiment partout en dépit de sa charge destructrice, encourage cette trahison du Soi. Préconisée tant par la religion que par la morale traditionnelle, elle est présentée fallacieusement dans divers types de thérapies comme un voie de ” guérison “. Pourtant il est facile de prouver que ni les prières, ni les exercices d’autosuggestion chers à la ” pensée positive ” ne peuvent effacer les légitimes réactions vitales de défense du corps face aux humiliations et autres atteintes précoces à l’intégrité de l’enfant. Les maladies atroces des martyrs qui ont survécu à leurs tortures indiquent avec précision le prix à payer pour le refoulement de ses sentiments. Ne serait-il alors pas plus simple de se demander contre qui cette haine est dirigée en réalité, et de voir pourquoi elle est fondamentalement légitime ? Dans cette hypothèse, nous nous donnons la possibilité de vivre en toute responsabilité avec nos sentiments, sans les rejeter et sans devoir payer cette ” vertu ” par des maladies.

Ma méfiance serait éveillée si une -ou un- thérapeute me promettait qu’à la fin du traitement (éventuellement même grâce au pardon), je serais débarrassée de sentiments déplaisants comme la colère, la fureur ou même la haine. Quelle sorte d’être humain serais-je donc, si je ne pouvais pas réagir intérieurement de façon passagère par la colère à l’injustice, la prétention, la méchanceté ou la bêtise arrogante ? Ma vie affective ne s’en trouverait-elle pas amputée ? Si la thérapie m’a vraiment aidée, je devrais avoir accès pour le reste de ma vie à TOUS mes sentiments, et accéder aussi en toute conscience à ma propre histoire, ce qui me donnerait l’explication de l’intensité de mes réactions. Cela atténuerait assez vite cette intensité sans laisser dans le corps les graves séquelles occasionnées ordinairement par la répression des émotions qui n’ont pu remonter à la conscience.

En thérapie, je peux apprendre à comprendre mes sentiments, à ne pas les réprouver, à les considérer comme mes amis et mes protecteurs au lieu de les craindre comme des ennemis à combattre. Même si c’est ce que nous avons appris de nos parents, de nos professeurs et de nos curés, il nous faut finir par admettre que l’auto amputation à laquelle ces personnes se sont livrées est dangereuse. Et nous-mêmes, nous avons été sans équivoque victimes de cette mutilation.

Il y a encore des pays dans lesquels les coups sont partie intégrante des ” méthodes éducatives” en vigueur dans les établissements scolaires. Mais aucun enseignant ne frappe les enfants si il n’a pas lui-même été frappé et si, enfant, il n’a pas dû apprendre à réprimer sa colère. Il la passe plus tard sur sa classe, sans savoir pourquoi il le fait. Je pense que la conscience de ce qui se passe pour lui à ce moment pourrait préserver de nombreux enfants de cette brutalité, de la même façon que si les hommes d’Etat avaient la pleine conscience de ce qu’a été leur histoire personnelle, bien des peuples échapperaient à leur aveuglement et à leur cruauté.

Ce ne sont pas nos sentiments qui représentent un danger pour nous et notre environnement, le danger survient au contraire quand nous nous détachons d’eux par peur. C’est cela qui produit des forcenés, des kamikazes et tous ces tribunaux où l’on ne veut rien savoir des véritables causes des crimes afin de préserver les parents des délinquants et de laisser dans l’ombre sa propre histoire.

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief