Le corps et la morale

par Alice Miller

Le corps et la morale
Thursday 01 January 2004

(Traduction française par Jean-Marc Cotton)

J’ai lu récemment un texte relatant la thérapie de groupe suivie par des vétérans de guerre ayant travaillé pendant deux ans sur les traumatismes sévères dont ils ont souffert au Vietnam. Après qu’ils se soient autorisés à ressentir leurs émotions engourdies, grâce à l’empathie du groupe, les traumatismes de leur enfance commencèrent à refaire surface. Tous les participants étaient d’accord pour dire que les traumatismes de leur enfance furent beaucoup plus douloureux que leurs expériences, plus tardives, de cette guerre cruelle. C’est ce compte-rendu qui me motive à écrire cet article, de même que mon désir de commenter une lettre et un rapport révélateurs d’une équipe de recherche de San Diego, que j’ai reçu voici plusieurs semaines.

L’équipe interrogea 17000 personnes, âgées en moyenne de 57 ans, sur les faits marquants de leur enfance et leur demanda si elles avaient souffert de maladies physiques plus tard dans leur vie. Le résultat montra clairement que l’apparition de maladies graves était beaucoup plus fréquente dans le cas de personnes ayant été maltraitées pendant leur enfance, en comparaison de celles qui avaient grandi sans mauvais traitements ou fessées ” éducatives “. En fait, celles qui n’avaient pas été abusées n’avaient pas du tout à se plaindre de maladie au cours de leur vie adulte. Dans le rapport Comment transformer l’or en plomb, l’auteur commentait : ” Les résultats sont clairs et significatifs, mais ils sont cachés et tenus secrets. ”

Pourquoi tenus secrets ? Parce que ces résultats ne pourraient pas être publiés sans une accusation implicite des parents, encore interdite dans notre société. Il en va de même dans les thérapies contemporaines lorsque les clients sont encouragés à ressentir leurs émotions intensément. Cette pratique est courante de nos jours. Mais lorsque ces émotions sont éveillées, des souvenirs refoulés de l’enfance émergent généralement. Le patient est alors en mesure de se rappeler des circonstances d’abus, d’exploitation, d’humiliation et de blessures, subies pendant les premières années de la vie, mais risque trop souvent d’être confronté à une réaction dubitative de la part de son analyste. Les thérapeutes qui n’ont pas suivi pour eux-mêmes ce cheminement sont rarement en mesure d’accueillir les souvenirs de maltraitances émergeant chez leurs patients. Ceux qui le peuvent sont rares et difficiles à trouver. La plupart offrent à leurs clients leur ” pédagogie noire “, c’est-à-dire la réplique presque exacte de la morale qui les a rendus malades. Notre corps ne peut comprendre cela, il ne sait que faire du Quatrième Commandement : ” Tu honoreras ton père et ta mère. ” De plus, contrairement à notre intellect, notre corps ne peut être trompé par des arguments intellectuels. Il est le gardien de notre vérité parce qu’il porte en lui l’expérience de toute notre vie et s’assure que nous puissions vivre avec cette vérité incorporée. À travers des symptômes, il nous invite à reconnaître cette vérité, non seulement émotionnellement mais aussi mentalement, afin que nous puissions vivre en harmonie avec notre ” enfant intérieur “, qui fut à l’origine abusé et humilié.

Un enfant n’a d’autre choix que d’idéaliser et d’aimer ses persécuteurs, d’espérer qu’ils puissent un jour changer et de se cramponner à eux, parce qu’il n’a personne d’autre. En particulier, les enfants les plus sévèrement abusés se cramponnent à leurs parents leur vie durant s’ils n’entreprennent pas une thérapie efficace. L’adulte au contraire, lorsque sa santé est compromise du fait des mauvais traitements qui lui furent infligés enfant, a certainement un choix. Les adultes peuvent se débarrasser de leurs attentes aussi bien que de l’idéalisation et de l’attachement qu’ils ont envers leurs parents, et qu’ils nomment amour. Dans le cas contraire, ils restent dans la position d’un enfant dépendant et le paient non seulement par des maladies mais aussi très souvent par une sensibilité réduite à l’égard de leurs propres enfants. S’il y parviennent, ils pourront donner à leurs enfants l’amour authentique qu’ils ne pourront jamais ressentir pour leurs propres parents.

Je sais que ces pensées diffèrent de ce qui nous a été enseigné au catéchisme et chez nos parents : honorer par dessus tout le Quatrième Commandement. Mais c’est seulement en comprenant cette causalité et en l’assumant en tant qu’adulte, que nous pouvons bénéficier de cette connaissance. Nous avons la faculté de décider si nous voulons rester cet éternel enfant, parce que nous sommes incapables de nous libérer nous-mêmes de nos parents abusifs, et en payer le prix par la maladie, ou bien si nous osons grandir en adultes même si nous devons offenser la morale traditionnelle.

L’écrivain hongrois Imre Kertesz, prix Nobel de littérature, décrit dans son fameux Être sans destin son arrivée au camp de concentration d’Auschwitz. Il n’avait que quinze ans à l’époque et décrit précisément comment il essaya d’interpréter tout ce qui lui arrivait d’anormal et de cruel comme quelque chose de bénéfique et de positif. Je pense que chaque enfant abusé doit adopter une telle attitude pour survivre. Il réinterprète ses perceptions et essaye même de voir de la gentillesse là où un observateur objectif reconnaîtrait un crime patent. L’enfant n’a pas de choix ; s’il n’a pas de témoin lucide, s’il est entièrement livré à ses persécuteurs, il est obligé de refouler la vérité de son expérience. Plus tard, néanmoins, si ces personnes devenues adultes ont la chance de trouver un témoin éclairé, elles ont bel et bien le choix. Elles peuvent reconnaître leur vérité et cesser de prendre en pitié, de chercher à comprendre ou à aider leurs bourreaux. Elles peuvent condamner sans ambiguïté ses actions. Cette prise de position entraîne un grand soulagement. Alors, le corps n’est plus obligé de rappeler à l’adulte l’histoire tragique de son enfance par des symptômes menaçants. Dès que l’adulte est désireux de connaître son entière vérité, le corps peut se sentir compris, respecté et protégé.

Peut-être ne pourrons-nous pas toujours nous donner tout ce dont nous avons manqué en tant qu’enfant, mais comme adultes, nous pouvons certainement nous donner le respect que nos parents auraient dû nous offrir. Ainsi nous pourrons mieux nous comprendre nous-mêmes. Avec le respect de soi-même commence la réparation des conséquences des mauvais traitements. Nous pouvons reconstruire la dignité qui nous a été volée du fait que nous n’avons pas été traités comme des êtres humains sensibles, mais utilisés comme des objets obéissants et sans vie. En reconnaissant notre propre dignité et en réalisant notre vérité individuelle, nous cessons d’idéaliser nos parents comme il nous était nécessaire de le faire en tant qu’enfants. Aujourd’hui, nous savons : même si nos parents doivent changer, rien ne peut soigner le traumatisme de la prime enfance à moins que NOUS changions. Cela n’a pas de sens de vouloir changer nos parents. Eux seuls pourraient changer leur attitude et leur comportement. Nos symptômes représentent le langage non entendu de l’enfant. L’enfant connaît l’entière vérité et aspire à notre respect. Si au moins nous nous efforcions de ne plus abandonner notre enfant intérieur, mais de lui donner le respect auquel il aspire depuis si longtemps, notre corps n’aurait plus besoin de symptômes à l’avenir. Notre enfant intérieur a besoin de faire l’expérience de notre rébellion non équivoque, évitant les si et les mais. C’est pourquoi nous avons besoin d’un compagnon, un témoin éclairé, qui sache partager notre rébellion contre nos parents, qui nous donne un soutien et ne doive pas se cacher derrière la neutralité analytique par peur d’une punition venant de ses propres parents.

En me référant aux biographies de Franz Kafka et d’autres écrivains, j’ai expliqué dans L’enfant sous terreur que, bien que leur créativité les aidait à survivre, elle ne suffisait pas à libérer complètement l’enfant emprisonné et à lui restituer sa vitalité et la sécurité qu’il avait jadis perdues. La présence d’un témoin éclairé est indispensable pour permettre cette libération.

J’ai pu observer ce mécanisme de dissociation de la conscience et de manifestation de la vérité refoulée en littérature dans le cas de nombreux écrivains. La pratique de l’art permet à l’artiste de cacher la vérité, de sorte qu’il n’ait pas à craindre le jugement moral de la société, parce que dans le domaine artistique tout est permis. Mais souvent, le prix du déni de l’écrivain est très élevé, comme le montrent de nombreux exemples. Aujourd’hui, cela ne serait pas incontournable, si seulement nous prenions les connaissances existantes au sérieux.

Les personnes qui ont été aimée sans condition dans leur enfance n’ont pas à se forcer, une fois devenues adultes, pour donner à leurs parents cette même affection qu’ils ont jadis reçue. Par contre, les personnes qui ont été maltraitées et trahies en tant qu’enfant développent une haine latente, s’en prennent à leurs enfants et propagent l’opinion selon laquelle les fessées sont nécessaires et sans danger. Ils répandent ces opinions sans hésiter, bien que le contraire ait été démontré depuis longtemps. Ils font cela parce que le Quatrième Commandement leur impose de dénier les dommages qui leur ont été fait, les dommages causés à leur cerveau et à leur capacité innée à ressentir de la compassion. Malheureusement, sans cette compassion, ils sont capables de fesser leurs enfants sans pour autant ressentir leurs souffrances, et ils acceptent leur propre mutilation sans se plaindre, de sorte qu’ils puissent ” honorer leurs parents “. Ils obéissent aux commandements de leurs parents du fait d’un sentiment de respect qui découle surtout de leur attente que leurs mères et pères deviennent enfin ces parents que l’enfant attendait. En conséquence, la loyauté infantile de l’adulte associée à un discours moraliste (” J’ai mérité ces châtiments “, ” Tous les parents font parfois des erreurs “) conduit souvent à l’hypocrisie et à la violence envers des personnes innocentes.

Qu’obtenons-nous en obéissant au Quatrième Commandement ? Un commandement est-il susceptible d’engendrer une compassion véritable ? Pouvons-nous dicter un sentiment d’amour à un être humain dont le corps a enregistré la violence au lieu de l’amour au cours des premières années, cruciales, de sa vie ? Nous savons qu’une telle personne réprime ses sentiments véritables au profit de la morale, ce qui souvent engendre des affections comme le cancer ou les maladies cardio-vasculaires. En effet, nous ne pouvons nous débarrasser, une fois pour toutes, de cette haine réprimée que nous retournons souvent contre nous-mêmes, bien que nous tentions de le faire en faisant usage de la morale. C’est pourquoi il est rare que quelqu’un ait le courage de dire clairement et honnêtement : ” Je n’ai jamais reçu d’amour de ma mère et donc je ne ressens pas d’amour pour elle. En vérité, elle est une étrangère pour moi. Elle est seule et aurait peut-être besoin d’un fils aimant, mais je ne veux pas mentir pour lui donner cette illusion. Je lui dois, ainsi qu’à moi-même, la vérité que je ne peux ressentir un sentiment d’amour véritable pour elle en tant qu’adulte, parce que j’ai tellement souffert de son aveuglement en tant qu’enfant. ” Une personne osant dire cela ne mettra plus ses enfants en danger et n’aura vraisemblablement plus à craindre de maladies graves, parce qu’elle est en mesure de comprendre les messages de son corps avant qu’il ne soit trop tard.

Comme j’ai pu vérifier cela dans ma propre biographie de fille puis de mère et dans la vie d’autres personnes, j’ai compris pourquoi la thérapie primale ne pouvait pas m’aider. Dans le cercle vicieux de la douleur déchirante répétée, j’ai pu, en fait, parvenir à retrouver des fragments de l’histoire de mon enfance, mais je n’ai pas été en mesure d’abandonner la position de l’enfant sans défense, qui reste prisonnier de son impuissance. La psychanalyse ne pouvait m’aider non plus parce qu’elle prend le parti des parents et augmente en conséquence les sentiments de culpabilité et de dépendance.
Ayant lu de nombreuses biographies et plus encore des témoignages enflammés sur les forums internet “Notre enfance”, je suis parvenue à des conclusions que j’aimerais brièvement exposer.

(1) Les sentiments que l’enfant jadis abusé porte à ses parents, et que nous appelons généralement de l’amour, n’est pas un amour authentique. Il s’agit plutôt d’un attachement émotionnel chargé d’attentes, d’illusions et de dénis qui se paie d’un prix élevé pour toutes les personnes concernées.

(2) En premier lieu, nos propres enfants paient le prix de cet attachement. Ils doivent grandir dans un esprit d’hypocrisie, parce que nous sommes automatiquement tentés d’infliger les mêmes ” méthodes éducatives ” à nos enfants. Mais souvent nous payons également ce déni par des dommages causés à notre santé, parce que notre ” reconnaissance ” est en contradiction avec la connaissance qu’a notre corps.

(3) L’échec de nombreuses thérapies s’explique par le fait que la majorité des thérapeutes sont piégés par la morale traditionnelle et essayent de manipuler leurs clients de cette manière, parce qu’ils n’ont jamais appris autre chose. Dès qu’une cliente commence à revivre ses sentiments et parvient, par exemple, à condamner les agissements incestueux de son père sans ambiguïté, sa thérapeute se met à craindre la punition de ses propres parents parce que sa cliente ose réaliser et articuler sa propre vérité. Comment expliquer autrement que le pardon soit offert en guise de remède ? De même que les parents le firent pour leurs enfants, les thérapeutes suggèrent souvent de pardonner dans le but de s’apaiser eux-mêmes. Et comme cela résonne si familièrement, la cliente mettra du temps à ne plus se laisser tromper par cette pédagogie. Et lorsqu’elle aura finalement découvert en quoi consiste les méthodes éducatives de sa thérapeute, elle pourra difficilement la quitter, parce qu’entre temps un nouvel attachement toxique se sera développé. Maintenant, la thérapeute est comme une mère pour elle, puisqu’elle a facilité sa renaissance émotionnelle, qu’elle lui a permis de ressentir à nouveau ses émotions. En conséquence, elle continue d’attendre le salut de sa thérapeute, au lieu de reconnaître les messages de son corps qui lui offre son aide.

(4) Mais si un client, accompagné d’un témoin empathique, est en mesure de trouver et de comprendre sa peur de ses parents et éducateurs, il pourra graduellement dissoudre cet attachement destructeur. Il n’aura pas à attendre longtemps avant que son corps manifeste une réaction positive et que ses messages ne deviennent de plus en plus intelligibles, parce que le corps cessera de s’exprimer par le biais de symptômes mystérieux. Le client sera alors en mesure de réaliser que ses thérapeutes (le plus souvent involontairement) l’ont et se sont eux-mêmes abusés, car le pardon inhibe presque entièrement la cicatrisation des blessures psychiques. L’obsession qui vous pousse à reproduire les dommages qui vous furent infligés ne s’arrête pas avec le pardon.

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief