Le rôle décisif des témoins lucides dans notre société

par Alice Miller

Le rôle décisif des témoins lucides dans notre société
Sunday 01 December 1996

Intervention au colloque « Enfance et Violence », Paris, Décembre 1996

J’aimerais remercier les organisateurs de ce colloque d’avoir choisi le thème « Enfance et Violence », un sujet dont, à mon avis, on ne s’occupe pas encore suffisamment. Presque dans tous mes livres, j’ai essayé de démontrer que la violence subie dans l’enfance peut se perpétuer dans toute la société avec des conséquences catastrophiques. Je pense aujourd’hui qu’effectivement pendant toute ma vie j’ai essayé de comprendre l’origine de la violence et de la haine et que c’était l’expérience de mon enfance qui m’a imposé cette préoccupation.

Depuis 1933 je me suis posée la question: Pourquoi y-a-t-il des gens qui prennent du plaisir à humilier les autres? Le fait qu’il y ait aussi des gens sensibles à la souffrance des autres, prouve que la tendance destructrice n’est pas une partie indispensable de la nature humaine. Mais pourquoi les uns tendent à résoudre leurs problèmes par la violence et les autres non?

Mes études de philosophie ne m’ont pas apporté la réponse à cette question et la théorie freudienne de la pulsion de mort ne m’a jamais convaincue. Par contre, c’est en examinant profondément les paysages d’enfance des meurtriers, surtout des meurtriers de masses, que j’ai commencé à comprendre ou et comment le mal et le bien se produisent : pas dans les gènes, comme on aimerait le voir, mais souvent dans les premiers jours, semaines et mois de la vie. Aujourd’hui, je ne peux m’imaginer qu’un enfant venu au monde chez des parents attentifs, aimants et protecteurs puisse devenir un monstre prédateur. Cependant, dans l’enfance des meurtriers qui sont devenus dictateurs plus tard, j’ai trouvé régulièrement une horreur épouvantable, une histoire de mensonges et d’humiliations continuelles, qui a poussé après, la personne devenue adulte, à des actions de vengeance impitoyable contre la société. Ces revanches étaient toujours camouflées par des idéologies hypocrites qui prétendaient que le dictateur ne cherchait que le bonheur de son peuple. De cette façon il a juste inconsciemment imité ses parents qui jadis aussi avaient insisté sur le fait que les coups qu’ils avaient appliqués à l’enfant, n’étaient que pour son bien. Il y a cent ans, cette croyance était encore très répandue, surtout en Allemagne.

Il m’a semblé logique qu’un enfant battu souvent et à un age très précoce apprenne tôt le langage de la violence. Ce langage devient pour lui le seul moyen de communication qu’il juge efficace. Mais ce qui me paraissait logique ne l’était pas apparemment pour la plupart des gens.

Quand j’ai commencé à illustrer ma thèse en utilisant les exemples d ‘Hitler et de Staline, quand j’ai essaye de montrer quelles conséquences a eues la maltraitance des enfants pour la société, j’ai rencontré les résistances les plus profondes. Beaucoup de gens m’ont dit : « Mais moi aussi j’ai été un enfant battu et je ne suis pas devenu un criminel ». Quand j’ai demandé des détails sur leur enfance à ces gens-là, ils m’ont toujours parlé d’une personne qui les aimait bien, même si elle n’était pas capable de les protéger. Quand même, cette personne leur a donné, au moins par sa seule présence, une notion de confiance et d’amour. J’appelle ces personnes les témoins secourables. Par exemple, chez Dostoïevski dont le père était très brutal, on trouve une mère aimante. Elle n’était pas assez forte pour le défendre contre son père mais elle a transmis à son fils la notion de l’amour sans laquelle les romans de Dostoïevski auraient été impensables. Il y a aussi des gens qui ont rencontré en plus des témoins lucides et courageux, des personnes qui pouvaient les aider a reconnaître l’injustice subie et à articuler leurs sentiments de colère, d’indignation ou de douleur à propos de ce qui leur était arrivé. Ces gens-là ne sont jamais devenus criminels.

Chaque personne qui s’intéresse au problème des mauvais traitements des enfants sera probablement confronté a un fait très étrange : On a constaté récemment que des parents qui maltraitent leurs enfants ont tendance à les maltraiter et les négliger de la même façon qu’ils eux mêmes étaient traités enfants, sans pouvoir se rappeler de ce qui était passé auparavant. Il est connu que les pères exerçant leur pouvoir sur leurs enfants en les exploitant sexuellement, ne sont souvent pas au courant du fait que la même chose leur a été faite. Ce n’est que pendant la thérapie, même si elle est imposée par la justice, qu’ils découvrent, tout à fait stupéfaits, leur histoire. Ils réalisent à ce moment-là qu’ils ont essayé depuis des années de mettre en scène leur propre histoire pour se débarrasser d’elle. Comment expliquer cela? Apres des années d’études sur ce sujet, il me paraît évident, que les informations sur la maltraitance subie pendant l’enfance restent enregistrées dans les cellules de notre corps comme une espèce de souvenir inconscient, liées à l’angoisse refoulée. Si ces souvenirs ne passent pas à la conscience grâce à l’aide d’un témoin lucide, ils poussent souvent la personne vers des actes violents qui reproduisent les actes subis pendant l’enfance et refoulés jadis pour survivre. Le but est d’éviter l’angoisse d’être impuissant envers un adulte brutal. On peut alors éviter cette angoisse pour un moment, si on réussit a créer des situations où on joue un rôle actif, le rôle de celui qui a le pouvoir, envers un être impuissant.
Or, de cette façon, on ne réussit pas facilement à se débarrasser des angoisses inconscientes à long terme. C’est pourquoi on ne cesse de répéter l’offense. Il faut toujours de nouvelles victimes, comme l’a montré récemment l’affaire de pédophilie survenue en Belgique. Hitler a gardé jusqu’aux derniers jours de sa vie l’idée que seule la mort de tous les juifs du monde pourrait le protéger du souvenir angoissant et quotidien de son père brutal. Comme celui-ci était à moitié juif, toute la nation juive devait être exterminée. Je sais qu’on peut se révolter contre une telle interprétation de l’Holocauste mais jusqu’aujourd’hui je n’ai pas trouvé d’explication qui me semble plus convaincante. De plus, le cas d’Hitler montre que la haine et la peur ne peuvent pas se résoudre par le moyen du pouvoir, même gigantesque, aussi longtemps que la haine est transposée sur des boucs émissaires. Par contre, si la vraie cause de la haine est reconnue et vécue avec les émotions qui accompagnent cette reconnaissance, la haine aveugle envers les innocents peut se dissoudre. Les criminels sexuels cessent de répéter leurs actes destructeurs, s’ils arrivent à sortir de leur anesthésie et à déplorer leur histoire, grâce a la présence d’un témoin lucide. Les blessures anciennes peuvent guérir si elles deviennent conscientes. Elles ne seront plus évacuées par la vengeance.

Une équipe de documentaristes japonais a filmé le travail thérapeutique dans une prison en Arizona dont la méthode est fondée entre autres sur mes livres. On m’a envoyé la cassette vidéo et je trouve que les résultats sont très éclairants. Les détenus travaillent en groupes, ils parlent beaucoup de leur enfance et quelques uns disent :  » J’ai couru le monde et assassiné quelques personnes innocents pour ne pas ressentir ce que je ressens maintenant. Mais je vois que je peux supporter mes sentiments dans le groupe où je me sens en sécurité. Je n’ai plus besoin de courir et de tuer, je suis chez moi, je sais ce qui s’est passé. Le passé s’éloigne, et ma colère aussi.  »

Pour que ce processus soit possible, l’adulte qui a grandi sans témoins secourables dans son enfance a besoin du support des témoins lucides, des gens qui ont compris et reconnu les conséquences de la maltraitance envers l’enfant. Dans une société informée, les adolescents pourront apprendre à verbaliser leur vérité et à se découvrir dans leur histoire. Ils n’auront pas besoin de se venger violemment pour leurs blessures ou de s’empoisonner par les drogues s’ils ont la chance de pouvoir parler avec d’autres de ce qui leur est arrivé jadis, s’ils peuvent saisir la pleine vérité de leur tragédie. Pour cela il leur faut des interlocuteurs qui connaissent la dynamique des mauvais traitements subis pendant l’enfance et qui puissent les aider à prendre leurs sentiments au sérieux, les comprendre et les intégrer comme une partie de leur histoire, au lieu de se venger contre des innocents.

A tort, on m’attribue souvent la thèse selon laquelle chaque victime devient nécessairement un bourreau, une thèse qui, à mon avis, est tout a fait erronée, même absurde. Il est prouvé que beaucoup d’adultes ont eu, heureusement, la chance d’interrompre le cycle de l’abus en devenant conscients de leur passé. Mais j’insiste, il est vrai, sur le fait que je n’ai jamais rencontré des bourreaux qui n’étaient pas eux mêmes victimes pendant leur enfance, même si la plupart ne le savent pas parce que leurs émotions restent bloquées. Cependant, plus les criminels les ignorent, plus ils présentent un danger pour la société. Il me semble alors primordial que les thérapeutes puissent saisir la différence entre la phrase fausse  » Chaque victime devient plus tard un bourreau  » et la phrase, qui est a mon avis correcte :  » Chaque bourreau était victime dans son enfance « . Le problème est qu’ils n’en savent rien parce qu’ils ne ressent rien. C’est pourquoi les sondages ne révèlent pas toujours la vérité. Mais la présence d’un témoin lucide et chaleureux (thérapeute, assistante sociale, avocate, magistrat) peut aider le criminel à dénouer les sentiments bloqués et à établir la libre circulation de la conscience. C’est ainsi qu’un processus puisse s’enclencher qui permettra de sortir du cycle de l’amnésie et de la violence.

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief