« Notre corps ne ment jamais » – un défi

par Alice Miller

« Notre corps ne ment jamais » – un défi
Tuesday 01 February 2005

(Traduit de l’allemand par Pierre Vandevoorde)

Bien que presque tous mes livres aient suscité des réactions opposées, ce qui frappe pour celui-ci, c’est l’intensité des émotions que déclenche son contenu, que ce soit pour l’approuver ou pour le rejeter. Mon impression, c’est qu’indirectement, cette intensité indique si le lecteur se trouve plutôt proche ou loin de lui-même.

Après la parution de « Notre corps ne ment jamais » en mars 2004, de nombreux lecteurs m’ont écrit pour me dire combien ils étaient heureux de ne plus avoir à s’imposer des sentiments qu’ils ne ressentaient pas en vérité, et aussi leur bonheur d’enfin ne plus avoir à s’interdire d’éprouver les sentiments qui sans cesse renaissent en eux, inchangés. Mais certaines réactions, surtout dans la presse, témoignent assez souvent d’une incompréhension fondamentale, à laquelle je peux avoir moi-même contribué par l’utilisation du mot « maltraitance » dans un sens beaucoup plus large que son usage courant.

L’évocation de ce mot est habituellement associée à l’image d’un enfant au corps meurtri – en partie ou entièrement – dont les blessures renvoient explicitement aux lésions subies. Mais ce que je décris dans ce livre et auquel je donne le nom de maltraitance, ce sont plus encore les lésions de l’intégrité psychique de l’enfant qui au départ restent INVISIBLES. Leurs séquelles ne se manifesteront souvent que des dizaines d’années plus tard, et même alors le lien avec les blessures subies dans l’enfance ne sera que rarement établi et pris au sérieux. Les personnes concernées elles-mêmes, tout comme la société (les médecins, les avocats, les enseignants et malheureusement aussi de nombreux thérapeutes), ne veulent rien savoir des origines de ces « troubles » ultérieurs ni de certains « comportements bizarres » qui nécessitent de remonter à l’enfance.

Quand j’appelle maltraitance ces blessures invisibles, je trouve le plus souvent en face de moi résistance et indignation ouverte. Je peux parfaitement comprendre ces sentiments, parce que je les ai longtemps partagés. Autrefois, j’aurais protesté violemment si quelqu’un m’avait dit que j’ai été une enfant maltraitée. C’est seulement maintenant, grâce à mes rêves, grâce à ma peinture et bien évidemment grâce aux messages de mon corps, que je sais avec certitude qu’enfant, il m’a fallu endurer pendant des années des lésions psychiques dont adulte je n’ai pendant très longtemps pas voulu prendre conscience (voir p.26). Comme tant d’autres, je me disais: « Moi ? mais je n’ai jamais été battue. Les quelques tapes que j’ai reçues, ça n’a pratiquement aucune importance. Et puis ma mère s’est donnée tant de mal pour moi » (le lecteur trouvera des affirmations du même type à la page 80).

Mais justement, il ne faut pas oublier que les graves séquelles laissées par les blessures précoces invisibles résultent de la minimisation des souffrances de l’enfant et du déni de leur signification. Tout adulte peut facilement s’imaginer la frayeur et l’humiliation qu’il ressentirait s’il se trouvait soudain agressé par un géant furieux huit fois plus grand que lui. Mais quand il s’agit d’un petit enfant, nous considérons qu’il ne ressent pas la même chose, bien que nous soyons à même de constater à quel point il est éveillé, et la justesse de ses réponses aux sollicitations de son environnement (cf. Martin Dornes, « Der kompetente Säugling », Jesper Juul, « Das kompetente Kind »). Les parents pensent que les tapes ne font aucun mal, qu’elles sont juste un moyen de transmettre des valeurs bien précises aux enfants, et l’enfant reprend cela à son compte. Certains enfants apprennent même à en rire et à utiliser leur connaissance intime de l’humiliation et de l’avilissement pour railler leur douleur. Une fois adultes, ils s’accrochent à cette raillerie, ils sont fiers de leur cynisme, ils en font même de la littérature, comme nous pouvons le voir chez James Joyce, Frank McCourt, etc.… Si ils viennent à connaître angoisse ou dépression, ce que la répression des sentiments vrais refoulés rend inévitable, ils trouvent facilement des médecins pour les soulager un temps à l’aide de médicaments. C’est ainsi qu’ils peuvent tranquillement préserver leur auto-ironie, cette arme éprouvée et appréciée contre tous les sentiments qui remontent du passé. Par là même ils se conforment également aux exigences de la société, qui tient la protection des parents pour un précepte majeur.

Une thérapeute, qui a lu et compris mon dernier livre en profondeur, m’a rapporté les résistances qu’elle rencontre chez presque tous ses clients quand elle essaye, maintenant plus clairement qu’auparavant, de leur faire voir les blessures causées par les parents. Elle m’a demandé si le Quatrième Commandement pouvait suffire à expliquer la force de cet attachement aux parent idéalisés.
Je pense qu’il faut que les enfants soient déjà assez âgés pour que le Quatrième Commandement puisse jouer un rôle. Ce seuil de tolérance élevé (parfois à peine imaginable pour des tiers) ne peut cependant s’expliquer qu’en remontant au tout premier âge de la vie. La raison en est que le tout petit enfant a déjà appris à nier la douleur que les parents ne perçoivent pas (« une tape ne peut pas faire de mal »), à en avoir honte, à s’en accuser, ou, comme je l’ai montré plus haut, à la tourner en dérision. Plus tard non plus, la victime ne doit pas sentir qu’elle a été une victime. De cette façon, dans la thérapie, le client est dès le départ bien incapable de déterminer le vrai coupable. Même si les émotions réprimées arrivent à remonter à la surface, elles auront du mal à disputer la place aux mécanismes précocement acquis. C’est qu’ils ont servi tellement longtemps à minimiser la douleur, et prétendument à se libérer d’elle. Ne plus le faire, cela veut dire nager contre le courant; non seulement cela fait peur, mais cela fait naître aussi dans un premier temps des sentiments d’isolement. On s’expose au reproche d’apitoiement larmoyant sur soi-même. Et pourtant c’est ici que commence le chemin qui mène à la maturité.
Un patient qui dès le début de sa thérapie sait, et peut prendre au sérieux la certitude que ses parents l’ont profondément blessé, est de ce fait une exception rarissime. Les femmes et les hommes dont les parents ont dès le départ pris au sérieux les sentiments de l’enfant n’ont plus tard pas tellement de difficultés pour arriver à prendre au sérieux et leur vie et leur souffrance. Dans la majorité des cas, les mécanismes précocement acquis restent actifs, c’est à dire que ces personnes s’acharnent à minimiser leur souffrance, même dans le cadre d’une thérapie. De ce fait, elles peuvent rester fidèles à l’esprit de la pédagogie noire et de la société dans laquelle elles vivent, mais souvent en étant très éloignées d’elles-mêmes. Mon opinion, c’est qu’une thérapie qui se veut efficace devrait aboutir à diminuer cette distance par rapport à soi-même.

Il faut dire aussi que de nombreux thérapeutes, mais heureusement pas tous, font tout ce qu’ils peuvent pour détourner leurs clients de leur enfance. Pourquoi et comment, c’est ce que je montre très clairement dans ce livre, même si je ne sais pas quel pourcentage de la profession ils représentent, on ne dispose pas de statistiques là-dessus. Sur la base de ma description, le lecteur pourra s’orienter seul, et sera à même de déterminer si, sur ce chemin vers sa vérité, il a trouvé un accompagnateur ou quelqu’un qui l’en éloigne. C’est malheureusement le dernier cas qui est le plus courant. Un auteur très considéré dans les milieux de la psychanalyse affirme même dans son livre qu’il ne saurait y avoir de vrai Soi, que cette notion serait une tromperie. Comment un adulte dont l’accompagnement thérapeutique se fait dans ce cadre peut-il accéder à sa réalité d’ancien enfant ? Comment peut-il retrouver l’état d’impuissance qu’il a vécu alors ? Son désespoir au fur et à mesure que les blessures se répétaient, des années durant, sans qu’il lui ait été permis de percevoir la réalité, parce qu’il n’y avait personne pour l’aider à la voir. Alors il ne reste plus à l’enfant qu’à tenter de trouver son salut par lui-même, en cherchant refuge dans le désarroi, et quelquefois aussi dans la raillerie. Si plus tard l’adulte ne réussit pas à se libérer de ce désarroi au cours de thérapies qui ne bloquent pas l’accès aux sentiments oubliés, il restera prisonnier de cette auto-dérision.

Mais si la possibilité lui était donnée de se servir de ses sentiments d’aujourd’hui pour accéder aux émotions élémentaires, puissantes et légitimes du petit enfant, et de les expliquer comme des réactions compréhensibles aux atrocités (intentionnelles ou non) commises par les parents ou leurs substituts, alors l’envie de rire leur passerait, la raillerie, le cynisme et l’auto-ironie disparaîtraient. Et en général, les symptômes avec lesquels ce luxe a été payé disparaissent en même temps. C’est alors que le vrai Soi, c’est à dire les sentiments et besoins authentiques de la personne, peuvent être vécus. Quand je regarde en arrière, je suis moi-même ébahie de la détermination, de l’endurance et de l’inflexibilité dont mon Moi vrai s’est montré capable pour venir à bout de toutes les résistances externes et internes, et qu’aujourd’hui encore il continue à le faire sans l’aide de thérapeutes, parce que je suis devenue mon propre témoin lucide.

Naturellement, il ne suffit pas de renoncer au cynisme et à l’auto-ironie pour que disparaissent les séquelles d’une enfance atroce. Mais c’est là une condition nécessaire et indispensable. En revanche, quelqu’un qui serait installé dans l’autodérision pourrait faire un grand nombre de thérapies sans être plus avancé pour autant, parce que les sentiments vrais continueraient à rester enfermés, et avec eux l’empathie pour l’enfant que l’on fut. Cela revient alors à payer (ou à faire payer les caisses d’assurance maladie) pour un accompagnement qui aidera surtout à fuir sa propre réalité, ce qui en toute logique ne saurait susciter de véritables changements.

Il y a plus de 100 ans, en accusant explicitement l’enfant et en protégeant les parents, Sigmund Freud s’est soumis sans réserves à la morale dominante. Il en fut de même pour ses continuateurs. Dans mes trois derniers livres, j’ai mis l’accent sur le fait que la psychanalyse s’est davantage ouverte à la réalité des mauvais traitements et des abus sexuels dont les enfants sont victimes, et qu’elle s’efforce d’intégrer ces données dans son élaboration théorique, mais que le respect du Quatrième Commandement fait malheureusement bien souvent échouer ces tentatives. Le rôle des parents dans l’apparition des symptômes chez l’enfant continue à être édulcoré et dissimulé. Ce qui nous est présenté comme une extension du champ de perception de la majorité des thérapeutes a-t-il réellement modifié leurs convictions profondes, je ne saurais en juger, mais la lecture de leurs publications me donne l’impression que la réflexion sur la morale traditionnelle n’a pas encore eu lieu. Le comportement des parents continue à être défendu non seulement pour ce qui est de leurs actes, mais aussi dans la production théorique. C’est ce que m’a confirmé la lecture du livre d’Eli Zaretsky (« Secrets of the Soul », Knopf 2004), une histoire complète de la psychanalyse jusqu’à aujourd’hui (qui n’aborde pas du tout la question du Quatrième Commandement). Voilà pourquoi, dans « Notre corps ne ment jamais », j’ai accordé une place assez marginale à la psychanalyse.

Les lecteurs qui ne connaissent pas mes autres livres ont peut-être du mal à voir en quoi consiste la différence entre ce que j’écris et les théories psychanalytiques. Car évidemment, les analystes aussi s’intéressent à l’enfance et font de plus en plus de place à l’idée que les traumatismes précoces influencent la vie ultérieure, mais ils éludent souvent la question des blessures dont les parents sont responsables. Parmi les traumatismes les plus fréquemment évoqués, on trouve le décès des parents, les maladies graves, les divorces, les catastrophes naturelles, les guerres etc.… Là le patient sent qu’on ne le laisse pas seul, l’analyste n’éprouve aucune difficulté à s’imprégner de sa situation et peut l’aider en tant que témoin lucide à surmonter des souffrances d’enfant qui lui rappellent rarement les siennes. Il en est autrement quand il s’agit de blessures que la plupart des personnes ont eu à subir, quand il s’agit en fait de percevoir la haine de ses propres parents, mais aussi plus tard l’hostilité des adultes à l’égard des enfants.

Le livre méritoire de Martin Dornes (« Psychanalyse et psychologie du premier âge », PUF) montre à mon avis très clairement à quel point il est difficile de concilier les conceptions traditionnelles des analystes avec les résultats des études les plus récentes sur les nourrissons, bien que l’auteur fasse de gros efforts pour convaincre le lecteur du contraire. Il y a à cela de nombreuses raisons dont je parle dans mon livre, mais je considère que la cause essentielle est à rechercher dans l’efficacité des blocages mentaux (voir AM « Libres de savoir », pp. 113-135) qui s’allient au Quatrième Commandement pour éloigner de la réalité de l’enfance. Déjà Sigmund Freud, mais plus encore Mélanie Klein, Otto Kernberg et leur continuateurs, de même que Heinz Hartmann avec sa psychologie de l’Ego déconnectée de la réalité, tous ont mis sur le nourrisson la charge totale de ce qui leur a été dicté par leur propre éducation dans l’esprit de la pédagogie noire, à savoir que par nature, les enfants sont méchants ou « pervers polymorphes » (Dans «  »La connaissance interdite », j’ai repris un long passage d’un livre de Glover, un analyste toujours fort bien considéré, qui montre comment il voit l’enfant). Cela a peu de rapport avec la réalité vécue par un véritable enfant, et moins encore avec celle que connaît un enfant blessé et souffrant, ce qui vaut indiscutablement pour la majorité, du moins tant que les châtiments corporels et et autres types de blessures psychiques seront considérées presque partout comme légitimement constitutifs d’une bonne éducation.

Des analystes tels que par exemple Ferrrenzi, Bowlbly, Kohut et d’autres encore, qui se sont orientés dans cette direction, sont restés confinés aux marges de la psychanalyse parce que leurs travaux venaient contredire clairement la théorie des pulsions. Pourtant, aucun d’entre eux n’a à ma connaissance démissionné de l’API (Association Psychanalytique Internationale). Pourquoi ? parce que tous avaient probablement l’espoir, comme beaucoup d’autres aujourd’hui encore, que la psychanalyse ne soit pas un système dogmatique, mais un système ouvert, capable d’intégrer les résultats des travaux nouveaux. Je ne veux pas fermer cette possibilité pour l’avenir, mais je pense que le préalable à sa réalisation serait de se donner la liberté de percevoir la réalité des blessures psychiques, de la maltraitance, des nouveaux-nés, et de reconnaître que les parents minimisent les souffrances enfantines. Cela ne sera possible que lorsque le travail sur les émotions sera admis dans la pratique psychanalytique, lorsque leur puissance cessera de faire peur et pourra être mise au service de la découverte, ce qui n’implique en rien la nécessité de procéder de la même façon qu’en thérapie primaire. Alors le survivant peut arriver à affronter ses blessures premières et trouver le chemin de ses origines, de son Soi véritable, grâce à l’aide du témoin lucide et aux messages de son corps. Autant que je sache, cela ne s’est encore jamais produit dans le cadre d’une psychanalyse.

Dans mon livre « Libres de savoir » (2001), j’ai illustré ma critique de la psychanalyse à l’aide d’un exemple concret (pp.156-162) J’ai pu montrer que même Winnicott, que j’apprécie beaucoup en tant qu’homme, n’a pu vraiment aider son collègue Harry Guntrip en analyse, parce qu’il lui était impossible de percevoir la haine de la mère envers le petit Harry. Cet exemple montre nettement les limites de la psychanalyse, qui m’ont en son temps amenée à rompre avec la Société Psychanalytique et à rechercher mes propres voies, ce qui m’a établie pour toujours dans la position d’une hérétique rejetée. Il n’y a rien de vraiment agréable à se trouver rejetée et incomprise, mais d’un autre côté, ma situation d’hérétique m’a procuré de grands avantages. Elle s’avéra très productive pour mes recherches, elle m’a donné une grande liberté, que j’ai mise à profit pour approfondir les questions qui me préoccupaient. Voici donc que toutes les pistes m’étaient ouvertes, et personne ne pouvait me prescrire comment je devais -ou même devrais- penser, ce que j’étais autorisée à voir et ce qui ne devait l’être en aucun cas. Cette possibilité de penser librement m’est particulièrement chère.

C’est cette liberté nouvelle qui m’a donné entre autres la possibilité de cesser de protéger les parents qui détruisent l’avenir de leurs enfants. Ce faisant, c’est par-dessus un grand tabou que je suis passée. En effet, cette transgression n’est pas tabouisée uniquement dans la psychanalyse, elle l’est aussi dans toute notre société aujourd’hui autant qu’hier, ce qui signifie qu’en aucun cas il n’est permis de désigner l’institution « parents » , ni la famille, comme sources de la violence et de la souffrance. La crainte que cette connaissance inspire est nettement observable dans la plupart des émissions de télévisions qui ont la violence pour thème (j’ai récemment mis en ligne sur mon site Internet plusieurs articles à ce sujet).

Les données statistique sur les mauvais traitements infligés aux enfants, mais aussi le grand nombre de faits rapportés en thérapie par des clients, ont contribué à la reconnaissance de nouvelles formes de thérapie qui vont plus loin que l’analyse en se concentrant sur le traitement du traumatisme et sont pratiquées dans de nombreux établissements. Mais dans ces thérapies aussi (même là où l’accent est mis sur l’accompagnement empathique du thérapeute), les sentiments authentiques de la personne et le véritable caractère de ses parents peuvent être masqués, et les exercices mentaux (cognitifs et d’imagination) ou de consolations spirituelles peuvent servir à ça. Ces prétendues interventions thérapeutiques détournent la personne de ses sentiments authentiques et de la réalité qu’elle a vécue enfant. Mais le client a besoin des deux (l’accès à ses sentiments et par là même à ce qu’il a vécu réellement) pour accéder à sa vérité et se libérer ainsi de la dépression. Autrement certains symptômes peuvent certes disparaître, mais ils réapparaissent sous la forme de maladies physiques par exemple, aussi longtemps que la réalité initiale de l’enfant est ignorée. Celle-ci peut aussi se trouver ignorée dans des thérapies corporelles, surtout lorsque le thérapeute craint encore ses parents et continue de ce fait à les idéaliser.

On dispose maintenant de nombreux témoignages de mères [dans les forums « ourchildhood » (« notre enfance »), de pères aussi], qui racontent honnêtement à quel point ce qu’elles ont subi dans leur enfance les a empêchées d’aimer leur propre enfant. Il y a là de quoi apprendre, et cela devrait nous amener à cesser enfin d’idéaliser l’amour maternel. Alors rien ne nous contraindra plus à caractériser le nourrisson comme un monstre hurleur et nous commencerons à comprendre son monde intérieur, à prendre la mesure de la solitude et de l’impuissance d’un enfant à qui il a fallu grandir auprès de parents qui lui ont refusé toute forme de communication aimante parce qu’elle leur était inconnue. Nous pourrons alors entendre dans les hurlements du nouveau-né une réaction logique et justifiée à l’attitude cruelle des parents, en général inconsciente, mais réelle et constatable dans les faits, une cruauté que la société n’a pas encore reconnue comme telle. Tout aussi naturelle est la réaction de désespoir qu’un homme ou une femme peut avoir devant sa vie gâchée, et qu’un certain type de thérapie des traumatismes va chercher à apaiser par la création d’images mentales positives, alors que ce sont justement des sentiments forts comme celui-là qui permettent d’accéder à la compréhension de ce qui s’est passé pour les enfants maltraités tout comme pour les parents qui n’ont pas voulu savoir.

La cruauté parentale ne se manifeste pas toujours par des coups (même si environ 85% de la population mondiale a été battue dans son enfance). Elle s’exprime aussi et surtout par le manque d’attention et de communication, par l’ignorance des besoins de l’enfant et de ses souffrances psychiques, par des punitions dénuées de sens et perverses, par des abus sexuels, par l’exploitation de l’amour inconditionnel de l’enfant, par le chantage émotionnel, par la destruction de la confiance en ses capacités propres et par des formes innombrables de prise de pouvoir. La liste est infinie. Et le pire, c’est que l’enfant doit apprendre à considérer tout cela comme un comportement normal, parce qu’il ne connaît rien d’autre. En dépit de tout cela l’enfant aime ses parents inconditionnellement, quoi que ceux-ci fassent de lui.

L’éthologue Konrad Lorenz a décrit avec beaucoup de sensibilité les sentiments de fidélité qu’inspirait sa botte à une de ses oies. Elle était en effet la première chose qui était apparue au caneton à sa naissance. Un tel attachement est dicté par l’instinct. Mais si le comportement humain était déterminé pour toute la vie par l’empreinte d’un instinct naturel (tout à fait nécessaire au premier âge de la vie), nous resterions à jamais des enfants bien gentils incapables de profiter des privilèges de la vie adulte, au nombre desquels on compte la conscience de ses actes, le libre arbitre, l’accès à ses propres sentiments et la capacité de comparer. Que les églises et les gouvernements trouvent un intérêt à freiner cette évolution et à maintenir les gens dans la dépendance de figures parentales, c’est de notoriété publique. On sait moins que le corps paye un prix élevé pour cela. Car où cela nous mènerait-il, si nous voulions percer à jour les forfaits des parents ? Et qu’adviendrait-il des figures parentales, si leur pouvoir ne trouvait plus à s’exercer ?

De ce fait l’institution « parents » jouit toujours d’une immunité totale. Si cela change un jour (ce qui est le postulat de ce livre), nous serons alors en état de sentir ce que la maltraitance parentale nous a fait. Nous comprendrons mieux alors les signaux que notre corps nous envoie et nous vivrons en paix avec lui, non pas comme les enfants aimés que nous n’avons jamais été et que nous ne serons jamais, mais comme des adultes ouverts, conscients et peut-être aimants qui n’ont plus à craindre leur histoire, parce qu’ils la connaissent.

Parmi les réactions que j’ai pu lire, j’ai relevé d’autres points d’incompréhension, mais je voudrais n’en aborder que deux ici. Il s’agit d’une part de la distance à établir avec les parents maltraitants en cas de dépressions graves, et d’autre part de mon histoire personnelle.

Tout d’abord je souligne le fait que dans le livre je parle toujours des parents introjetés, rarement des parents véritables et jamais de parents « méchants ». Je ne donne pas de conseils, même pas à Hänsel et Gretel de fuir leurs parents cruels, mais je plaide pour que l’on prenne au sérieux les sentiments vrais réprimés depuis l’enfance, et qui depuis lors subsistent enfouis au fond des cœurs. On peut comprendre que des chroniqueurs sans aucune formation psychologique ne sachent rien de cela et pensent naïvement que je monte les lecteurs contre leurs « méchants » parents. J’espère cependant que le mot « introjetés » n’aura pas échappé aux lecteurs un peu plus intimes avec la vie intérieure.

Naturellement j’aimerais bien aussi que ce que je rapporte de mon enfance puisse être lu de façon nuancée, et non pas superficiellement et en bloc. Depuis que je travaille sur la maltraitance des enfants, ceux qui me critiquent me reprochent de la voir partout, parce que j’ai moi-même été victime de maltraitance. Ma première réaction fut l’étonnement, parce qu’à l’époque, je savais encore peu de choses de ma propre histoire. Aujourd’hui je suis évidemment en situation de comprendre que c’est justement le rejet de ces souffrances qui m’a poussée à travailler sur ce sujet. Mais en commençant à explorer ce domaine, je n’ai pas simplement trouvé mon propre destin, mais celui de très nombreuses personnes. Au fond ce sont eux qui m’ont conduit, leurs histoires m’ont amené à commencer à relâcher mes défenses, à regarder autour de moi, à prendre conscience de la négation générale et obstinée de la souffrance des enfants et à en tirer des conclusions qui m’ont aidée à me comprendre. Voilà pourquoi je suis très reconnaissante envers ces femmes et ces hommes.

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief