Des origines de la violence éducative à l’espoir de sa fin

par Olivier Maurel

Des origines de la violence éducative à l’espoir de sa fin
Tuesday 01 January 2002

Quand on évoque les origines de l’humanité et les différents périodes de la préhistoire, personne ne parle jamais du moment, pourtant capital, où les hommes se sont mis à utiliser la violence pour éduquer leurs enfants.
Ce moment, en effet, a été une véritable rupture. Aucune espèce de primate proche de l’homme ne frappe ses petits. Renseignements pris auprès de chercheurs du zoo de Planckendael à Anvers, où se trouve une colonie de bonobos (les singes les plus proches de nous), les mères bonobos, ignorent même le geste de frapper à main ouverte, comme pour gifler ou fesser, geste qui nous semble si spontané. Quand son petit risque de se mettre dans une situation dangereuse, la mère l’éloigne du danger mais ne le frappe jamais. C’est seulement lorsque leurs petits sont devenus adolescents, presque adultes, qu’elles s’attaquent à eux s’ils menacent de s’en prendre aux petits. Il est donc à peu près certain que les parents humains, aux origines les plus lointaines de l’humanité, ne frappaient pas non plus leurs petits. Le geste de frapper n’est pas inné. Il appartient à notre culture humaine et non à notre nature animale.
Il faut ajouter que, dans ses comportements innés, non seulement rien ne prépare le petit primate qu’est le bébé humain à subir la violence de la part de sa base de sécurité, mais même le comportement inné qui prépare l’organisme à se défendre en cas d’agression devient destructeur lorsque l’agression vient de sa mère. En effet, le comportement inné de sauvegarde qui prépare en quelques dixièmes de seconde le primate que nous sommes à fuir ou à combattre est totalement inadapté à une menace venant de sa base de sécurité. Les expériences de Henri Laborit (cf. le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique) ont montré que, dans une situation où un animal ne peut ni fuir ni combattre, les hormones destinées à préparer l’organisme à ces comportements deviennent autodestructrices et attaquent notamment les neurones. Or, cette situation est exactement celle de l’enfant frappé par sa mère. La combattre lui est impossible et il ne peut la fuir puisqu’il en est entièrement dépendant et que tout le ramène à elle.
Pourtant, il y a eu dans la préhistoire ou dans l’histoire de l’humanité un moment où les parents humains se sont mis à agir contre leur propre nature et contre celle de leurs enfants en les frappant. Et ce comportement est devenu quasiment universel. Il remonte au moins aux toutes premières civilisations (le témoignage le plus ancien date de Sumer) et très probablement avant, puisque la violence éducative se constate aussi aujourd’hui dans des sociétés sans écriture.
On peut supposer que cela s’est produit lorsque les comportements sociaux se sont éloignés à un tel point des comportements innés qu’il a fallu forcer les enfants pour qu’ils acceptent de s’y plier. Il n’est pas impossible que ce moment date des premiers rites d’initiation cruels (circoncision, excision et autres) auxquels il fallait contraindre les enfants par la force. Toutefois, certaines sociétés sans écriture semblent avoir échappé à cet usage si l’on en croit Margaret Mead et Claude Lévi-Strauss qui disent ne pas avoir observé de châtiments corporels respectivement chez les Arapesh de Nouvelle-Guinée et les Nambikwaras d’Amazonie.
Quoi qu’il en soit, à partir du moment où les parents humains se sont mis à frapper leurs enfants, un changement radical s’est produit pour tout le reste de l’histoire de l’humanité, et cela en une génération ou guère plus. En effet, si c’est vraisemblablement une cause extérieure (les rites d’initiation par exemple) qui a provoqué ce changement, lorsque la génération suivante, la première à avoir été battue, a eu elle-même des enfants, elle n’a plus eu besoin de cause extérieure pour les battre. Elle l’a fait simplement poussée par une cause intérieure : la compulsion de répétition qui l’amenait à reproduire ce qu’elle avait subi enfant. C’est-à-dire qu’en quelques générations, peut-être en une seule, l’humanité s’est enfermée dans un cycle de violence dont elle n’a plus pu sortir et dont nous ne sommes toujours pas sortis. Chaque génération assurait la reproduction de l’usage des châtiments corporels en les pratiquant sur sa progéniture.
Qui a jamais tenu compte de ce changement fondamental dans l’histoire de l’humanité?
Or, cette révolution capitale a introduit un brouillage radical de notre vision de nous-mêmes. Pendant des milliers d’années, on a édifié des religions, des philosophies, des morales à partir de conceptions de l’homme qui ne tenaient aucun compte du fait que tous les hommes avaient été battus comme plâtre dans leur très jeune âge. Considèrerait-on que quelqu’un qui n’a connu que des chevaux et des chiens battus dès leurs premières années et donc rendus pathologiquement peureux ou pathologiquement violents par ce traitement, connaît les chevaux et les chiens tels qu’ils sont? Nous avons des hommes la même connaissance illusoire et nous devrions réexaminer toutes nos religions, nos philosophies et nos morales en tenant compte de ce paramètre.
Si personne jusqu’à nos jours, plus précisément jusqu’à Alice Miller, n’a pris conscience de cette révolution et du brouillage qu’elle a entraîné dans la connaissance que nous pouvions avoir de nous-mêmes, c’est qu’une autre de ses conséquences est d’avoir produit dans le psychisme des hommes un point aveugle, un angle mort de la vision qui les empêche de tenir compte de la manière dont les enfants sont traités et des conséquences que cela provoque. Dans les sociétés où tous les enfants sont soumis à la violence éducative, ce qui a été le cas pendant des millénaires, les enfants frappés n’ont pas d’autre possibilité que de s’identifier aux parents qui les frappent, d’accepter les jugements dont ils les accablent et de considérer qu’ils sont justement frappés. Devenus adultes, ils n’ont plus la possibilité de remettre en question la manière dont on les a traités et ils traitent de la même manière leurs propres enfants sans se poser la moindre question. Ils voient donc la source de la violence non pas dans la violence éducative mais dans l’enfant à qui elle est appliquée. C’est le cas de ceux qui croient à un péché originel, à une animalité brutale et violente qui habiterait l’enfant, à des pulsions qui le pousseraient au parricide ou à l’inceste, à la pulsion de mort, à la “cruauté du nouveau-né”, à la violence fondamentale, etc.
Nous commençons à peine, depuis deux ou trois siècles, à sortir, très lentement et progressivement, de ce cercle de violence. Les premiers signes d’une évolution sont apparus au moment de la Renaissance en Europe. Mais on ne contestait en général que la violence éducative scolaire et la violence parentale restait tabou. Cette évolution a pris plus d’ampleur à partir du XVIIIe siècle. Quelques écrivains (Bernardin de Saint-Pierre, Legouvé, Jules Vallès) ont commencé à parler de la violence parentale. Plus tard, des médecins, quelques psychanalystes, des manuels de puériculture adressés aux parents ont commencé à la déconseiller. Le seuil de violence à partir duquel on commençait à parler de maltraitance s’est abaissé progressivement. Si bien que, dans la deuxième moitié du XXe siècle, dans les pays européens où cette évolution a eu lieu, un bon nombre d’enfants n’ont connu que des châtiments corporels assez faibles par rapport à ce qui se pratiquait auparavant et à ce qui se pratique dans la majorité des autres régions du monde et une petite minorité même n’a jamais subi de coups. Cette atténuation de la violence éducative n’est probablement pas pour rien dans le fait que ces pays n’ont plus connu de guerre depuis près de cinquante ans. En revanche, les régions de l’Europe où l’éducation est restée très traditionnelle et donc violente connaissent encore des conflits violents ou des actes fréquents de terrorisme (Irlande, ex-Yougoslavie, Pays Basque).
Sur le plan mondial, tous les pays, à l’exception des Etats-Unis et de la Somalie, ont signé la Convention relative aux droits de l’enfant. L’article 19 de cette Convention fait obligation aux Etats de protéger les enfants contre toute forme de violence, y compris la violence éducative, si faible soit elle. Tous les Etats signataires sont tenus de présenter tous les cinq ans au Comité des droits de l’enfant des Nations unies un rapport sur les progrès de l’application de cette Convention.
Si les individus, les associations, les médias se mobilisent pour obtenir que cette Convention soit rapidement appliquée, que les châtiments corporels infligés aux enfants soient interdits partout et pour qu’une aide soit apportée aux parents en difficulté, il est très vraisemblable qu’en un petit nombre de générations, on considérera comme barbare le fait d’avoir frappé les enfants et les relations humaines s’amélioreront considérablement à tous les niveaux. Car les châtiments corporels n’ont pas seulement pour effet de rendre violents ou soumis à la violence ceux qui les subissent, ils affaiblissent leur capacité de compassion (la compassion s’apprend par la compassion qu’on a soi-même reçue), ils perturbent leur sens moral en leur faisant confondre le bien et le mal (“je te fais mal pour ton bien”) et ils enferment leur intelligence dans des limites qui les empêchent de sortir de la culture de la violence, exactement de la même façon que les femmes qui ont subi l’excision sont les premières à exiger que leurs filles la subissent à leur tour.
Au contraire, le fait que les enfants n’auront pas acquis dès leur plus jeune âge, par la violence éducative, le réflexe conditionné de la violence ou de la soumission à la violence, libérera leur imagination et leur permettra de trouver des solutions de compromis pacifiques aux conflits qui naissent inévitablement des relations humaines.
Le cycle de violence dans lequel l’humanité s’est enfermée en une ou deux générations il y a quelques milliers d’années peut ainsi se rompre, ce qui lui assurera, s’il en est encore temps compte tenu des dégâts déjà causés à la planète, un avenir sensiblement meilleur que ce qu’a été son passé.

Muriel Salmona
Alice Miller
Thomas Gruner
Olivier Maurel
Jean Claude Snyders
Robert Maggiori
Eric de Bellefroid
Jacques Trémintin
Zaida M. Hall
J.-F. Grief