Frenzy – Enfance, haine et pulsion de meurtre

par Thomas Gruner

Frenzy – Enfance, haine et pulsion de meurtre
Tuesday 01 March 2005

dans le livre de Jonathan Pincus, Base Instincts: What Makes Killers Kill?

Alfred Hitchcock a intitulé Frenzy son dernier film, réalisé dans les années 1970. Le célèbre cinéaste hollywoodien décrivait ainsi l’état du personnage principal, une forme particulière de folie qui le poussait à étrangler des femmes. La culture populaire met fréquemment en scène des personnages qui transgressent les conventions morales pour commettre des crimes horribles, apparemment sans motif et selon un scénario souvent compliqué. On en trouve un autre exemple dans le film Le Silence des agneaux, où le tueur Hannibal Lector décapite ses victimes et les mange. Si on laisse de côté les tendances de l’industrie du divertissement, l’intérêt du grand public pour cette thématique révèle l’étrange fascination qu’exercent sur beaucoup de gens ceux qu’il est convenu d’appeler les fous, les “cinglés”, les “psychopathes” (Psychose est d’ailleurs le titre du film Frenzy en français) – comme si ces gens voulaient nous dire quelque chose qui nous demeure incompréhensible, mais qui pourtant nous concerne, fût-ce de très loin.

Le neurologue américain Jonathan Pincus a interrogé dans les prisons américaines un grand nombre de criminels violents et de meurtriers en série en attente d’exécution. Dans la plupart des cas, il avait été chargé par les avocats de la défense d’effectuer des examens neurologiques pour appuyer une demande de commutation de la peine de mort en prison à perpétuité.

Dès le début de sa carrière, Pincus s’est intéressé à la recherche sur les origines de l’extrême violence. Dans les premiers temps, il ne se concentrait pas systématiquement sur l’histoire familiale des détenus. Il n’en attendait pas un résultat précis, et, manifestement, ce n’est qu’au cours de son travail que l’ampleur des mauvais traitements subis dans l’enfance et la durabilité de leurs conséquences se sont peu à peu imposées à lui. Les résultats de cette enquête ont été livrés au public américain dans un livre, Base Instincts, publié en 2001.

Dans chaque cas, les entretiens avec les criminels violents ou les serial killers et les membres de leur famille ont montré de façon concluante et significative que :

1. tous les auteurs de ces crimes avaient été exposés dans leur enfance à la violence physique et sexuelle la plus extrême de la part de leurs parents,

2. dans la très grande majorité des cas, le scénario concret des meurtres reflétait la forme de violence subie dans l’enfance,

3. l’incapacité à contrôler l’agressivité et les sentiments de haine accumulés depuis l’enfance n’était pas due à un défaut génétique, mais aux dommages subis par le cerveau et à son mauvais développement par suite de mauvais traitements dès la petite enfance, voire pendant la grossesse lorsque la mère consommait des drogues,

4. la pauvreté et la précarité sociale peuvent renforcer les pulsions agressives et favoriser le passage à l’acte, mais n’en sont pas la cause première (une part non négligeable des meurtriers en série sont issus de familles blanches des classes moyennes, la production de la haine et des perversions traverse donc toutes les couches sociales),

5. à l’origine de tous les meurtres, il y a le besoin de se venger et de rendre le mal subi,

6. aucun des criminels interrogés n’osait mettre en cause explicitement ses parents maltraitants pour les violences subies dans son enfance, même lorsqu’il conservait le souvenir de faits précis,

7. les perversions sexuelles abréagies dans les actes commis étaient identiques aux perversions des parents dont l’enfant avait été autrefois victime,

8. la biographie des meurtriers représente une sorte de système fermé où l’horreur est renvoyée à la société dans son ensemble, puisqu’il faut que des innocents et leurs familles soient torturés et souffrent comme eux-mêmes ont souffert enfants.

L’argumentation de Pincus ne se rattache à aucun dogme idéologique ou psychothérapeutique. Il pose des questions simples, mais très claires, et fait surgir des réponses aussi significatives qu’évidentes. Je ne sais pas quel a été l’impact de ce livre sur l’opinion américaine. Il constitue nécessairement une provocation, puisqu’il met en question le mythe américain de la famille saine et heureuse en montrant que la destruction de la société peut aussi venir de l’intérieur, qu’elle commence dans la famille, qu’il n’y a pratiquement rien de sain dans ce “paradis”. Il est fort possible que l’auteur lui-même ait été effrayé par cette découverte. (Je n’ai trouvé qu’un seul commentaire, celui d’un médecin légiste allemand professant une curieuse opinion : d’abord, que les faits révélés par Pincus seraient connus depuis longtemps, ensuite, qu’ils ne pouvaient pas être vrais, car il était impossible que la maltraitance des enfants atteigne de telles proportions…).

Selon moi, la valeur de ce livre se situe moins dans ses conclusions (qui devraient depuis longtemps faire partie du savoir commun, mais, de fait, sont encore fréquemment ignorées ou tournées en dérision) que dans la force de démonstration, la logique implacable des biographies décrites par Jonathan Pincus. Ce qui est décisif, c’est que l’on peut transposer cette logique à l’histoire de tout être humain maltraité ou délaissé dans son enfance. Toute biographie est le miroir d’une enfance : l’être humain vit comme on l’a traité jadis. Chacune des facettes de sa vie d’adulte raconte la vie de l’enfant qu’il était.

A propos du traitement des perversions graves et des pulsions agressives extrêmes, l’auteur s’intéresse surtout à la prescription médicamenteuse, qui peut sembler s’imposer dans la mesure où il faut d’abord protéger la communauté, y compris les codétenus, de ces meurtriers en série. Mais le livre laisse ouverte la question de savoir si les affections psychiques et mentales extrêmes peuvent être “guéries”, et jusqu’à quel point. En d’autres circonstances – la lecture des lettres de l’assassin d’enfants Jürgen Bartsch au journaliste Paul Moor –, je me suis longuement posé cette question : n’aurait-il pas été possible à Bartsch de se libérer de sa compulsion à répéter le scénario de ses meurtres par le seul fait d’être revenu au plus près de son histoire d’enfance et d’avoir pu exprimer publiquement l’horreur authentique que lui inspiraient ses propres crimes ? Je ne fais que poser une question à laquelle il n’y a pas de réponse. Je ne suis pas capable d’imaginer comment un Jürgen Bartsch conscient de sa culpabilité aurait pu poursuivre son existence.

Qu’un être humain ait eu affaire à la destructivité me paraît en tout cas un facteur déterminant, car, bien sûr, cela ne s’exprime pas seulement dans le meurtre ou dans la violence envers ses propres enfants, mais souvent aussi dans des schémas de comportement autodestructeurs dont il faut probablement chercher l’origine au tout début de la vie, à un âge dont la mémoire ne garde habituellement aucun souvenir. Nous n’en sommes qu’au tout début de la réflexion sur les moyens de lutter contre les effets d’une imprégnation aussi précoce et aussi profonde. Cela passe sans doute par l’identification de l’adulte avec son histoire d’enfance, mais ensuite, ce qui a été acquis et inculqué de force dans l’enfance ne peut pas être purement et simplement désappris, oublié, annulé.

Pincus montre cependant que, dans bien des cas, l’évolution vers le passage à l’acte violent pourra être empêchée à temps. Dans son livre, il décrit l’expérience d’un organisme de “santé sociale” de l’Etat d’Hawaï qui a suivi sur une longue période des “familles à problèmes” en leur offrant une assistance thérapeutique et sociale intensive, avec pour résultat un remarquable changement des types de comportement observés jusque-là chez la plupart des enfants. On aidait les parents à gérer leur propre tendance à l’agression, essentiellement en leur expliquant que les enfants avaient des besoins qu’il fallait satisfaire. Si un tel soutien a pu déclencher en un temps relativement bref, sans recours à des notions psychologiques complexes, une évolution positive, quels résultats n’obtiendrait-on pas dans une société où ce qu’on sait des effets dévastateurs de la maltraitance des enfants serait enfin reconnu, où l’on imaginerait et financerait les moyens nécessaires pour y remédier ! Mais il est évident que les systèmes politiques actuels ne s’intéressent pas du tout à cette question, et qu’ils préfèrent continuer à gaspiller les ressources existantes au profit de catégories relativement limitées.

Base Instincts n’ayant pas encore été traduit, il m’a semblé important de présenter longuement ce livre, aussi pour compléter mon article Perversion und Gesellschaft (“Perversion et société”) paru il y a un an sur ce site. J’ai choisi de traduire des extraits de l’histoire de Whitney Post, l’assassin de prostituées, parce que ce “cas” étudié par Pincus confirmait directement, sans autre analyse ou information, les huit points que je formulais dans cet article. (Voir Base Instincts, chap. 6 : “Anatomy of Evil”, pp. 128-156 de l’édition en poche.) Je n’ajoute ici que quelques commentaires en introduction et en conclusion.

Face aux crimes sexuels “bizarres”, l’opinion publique et les médias réagissent par une incompréhension ostensiblement affichée. On rapporte les plus horribles avec des détails spectaculaires, pour les oublier aussitôt. Personne ne s’intéresse, hélas, à la logique interne de ces crimes violents et à l’enchaînement des causes qui y conduisent.

Avec presque toutes ses victimes, Post a commencé par établir une sorte de relation de confiance. Il les invitait à monter dans sa camionnette et les emmenait dans les faubourgs de la ville. Avant de se montrer violent, il avait plusieurs fois recours aux services de ces professionnelles, qui se sentaient donc en sécurité avec lui et étaient prêtes à d’autres concessions dans le domaine des pratiques sexuelles. Les perversions de Post sont connues par le témoignage de quelques femmes qui ont survécu à ses attaques.

Les femmes étaient enchaînées selon un rituel méticuleux, toujours de façon à ne pas voir leur assassin, les mains dans le dos, les jambes liées ensemble. Post manifestait un intérêt sexuel essentiellement pour leurs pieds. Ensuite, il frappait certaines femmes jusqu’au sang avec divers objets, dont sa propre ceinture. Plus les femmes hurlaient de douleur, plus elles étaient paniquées, plus il devenait brutal, mordait et mutilait leurs pieds. Lorsqu’il les tuait, il finissait généralement par leur trancher les pieds – et, dans un cas, les seins.

Les survivantes s’accordent à dire que, pendant ces tortures, elles se sont évanouies, ou que, dans leur terreur, elles sont tombées dans une sorte d’état “dissocié”. C’est leur silence total qui leur a sauvé la vie. Après son acte, Post s’est excusé auprès de certaines victimes, essayant de consoler avant de les ramener en ville.

Le déchaînement de la haine raconté au procès de Post par sa première victime, la prostituée miss Griffith

« Je lui ai demandé de ne pas me mordre aussi fort… mais il a fait le contraire, il m’a mordue de plus en plus fort. Et puis, il a commencé à me mordre non seulement les pieds, mais les mollets… en descendant des genoux aux pieds. C’était très violent, et plus je criais, plus il mordait fort… Je criais, je pleurais, je lui demandais pourquoi il faisait ça. Je disais que j’allais lui rendre son argent. Je me souviens que j’étais enrouée à force de crier. Je ne sais pas si je ne m’entendais plus crier, ou si plus rien ne sortait quand j’ouvrais la bouche… il m’a mordu le sein droit… il avait quelque chose de coupant, je n’ai pas bien vu ce que c’était, mais ça coupait assez pour entamer la plante des pieds…. ça ressemblait à un ouvre-boîte… Il m’a coupée sous les pieds… d’abord, il m’a mordu les jambes et les pieds pendant un moment, et puis il a commencé à m’entailler la plante des pieds. Il disait qu’il allait me couper les seins, ou les fesses, il m’a laissé le choix. J’ai choisi les fesses… J’ai essayé de m’échapper, mais… je perdais mes forces… j’étais attachée trop serré. Je me souviens que j’étais toute trempée à force d’essayer de me libérer. Je n’avais plus aucune force. Et puis je me suis sentie comme séparée. Je me souviens qu’à ce moment-là, je ne pouvais plus rien dire ni rien faire, je ne bougeais plus du tout. C’est là qu’il s’est arrêté… Il… il m’a détachée… et il est sorti de la camionnette. Je me suis habillée aussi vite que j’ai pu. J’ai vu que mes pieds saignaient, mais je n’avais rien pour arrêter le sang, alors j’ai juste remis mes bas et mes chaussures… Après, je lui ai demandé : “Pourquoi tu as fait ça, depuis le temps qu’on se connaît ? Pourquoi tu me laisses partir ?” Il a dit : “Je n’ai jamais tué personne de ma vie…” Il m’a ramenée jusqu’à l’endroit où je lui ai demandé de me déposer. Et quand je suis descendue, il m’a dit au revoir en m’embrassant sur la joue. »

Whitney Post est un Blanc de la classe moyenne ; au moment de l’enquête, il avait 32 ans, il était marié et travaillait à son compte. Il a tué six prostituées et torturé plusieurs autres femmes. Tous les autres faits ont été rapportés par lui-même ou par ses frères et sœurs.

Un foyer pieux, des parents pervers, des enfants terrifiés

« Le père [de Post], Hubert, était pasteur d’une Eglise fondamentaliste. La lecture et l’exégèse de la Bible faites par son père étaient appliquées à tous les domaines de la vie de la famille. Le respect des parents était la règle cardinale. Whitney n’aimait donc pas parler avec sa mère, Rodina, parce que, s’il n’était pas d’accord avec elle, elle considérait qu’il lui “répondait” et elle lui ordonnait : “Va dans ta chambre et attends que ton père rentre à la maison !” Whitney décrit sa chambre comme une prison où il attendait sa punition. Son père, Hubert, rentrait parfois plusieurs heures après. Pendant tout ce temps, Whitney attendait en tremblant les coups promis.

« La punition avait un côté rituel. Lorsque le père arrivait, il plaçait Whitney à plat ventre ou à genoux sur son lit, les mains attachées dans le dos par une corde ou une ceinture de façon qu’il ne puisse pas s’en servir pour se protéger. Hubert baissait le pantalon de Whitney jusqu’aux chevilles, ce qui lui immobilisait donc également les jambes. Whitney n’avait le droit ni de s’agiter, ni de protester, ni de pleurer, sous peine de recevoir des coups supplémentaires. Il devait cacher son visage dans l’oreiller, parce qu’il n’avait pas le droit de voir son père le frapper à coups de ceinture. Il recevait dix à vingt coups de ceinture sur les fesses, le dos, les cuisses, la plante des pieds. Les coups duraient plusieurs minutes, et il en a reçu deux à trois fois par semaine pendant environ dix ans, de l’âge de cinq ans à l’âge de quinze ans…

« J’ai interrogé l’une des jeunes sœurs adoptives de Whitney, Michelle… Elle m’a dit : “Papa nous donnait la fessée, et il devenait fou de rage. Il était tout le temps fou de rage [in a frenzy]. Il nous frappait avec une ceinture. Pas seulement deux ou trois coups, mais un grand nombre, à une cadence rapide… Il fallait s’agenouiller devant lui avec les mains dans le dos… Avec Papa, seuls les garçons devaient baisser leur pantalon, mais Maman tapait sur les fesses nues et sur les pieds des filles comme des garçons, avec une tapette à mouches. Il me l’a fait à moi aussi, mais c’est surtout sur Whitney qu’il tapait fort. On aurait pu croire qu’il se serait senti mal après avoir frappé quelqu’un aussi longtemps. Mais lui, il avait l’habitude – ça lui plaisait… Souvent, je priais pour qu’il ait un accident de voiture et qu’il se tue avant d’arriver à la maison…” »

Le poison de l’abus : l’exploitation sexuelle comme seule marque d’affection, une hypocrisie omniprésente

« Whitney a dit que sa mère le frappait avec un cintre. C’était un cintre en fil de fer… elle s’en servait comme d’un fouet – un instrument vraiment tordu. D’autres fois, son père le corrigeait, lui et ses frères et sœurs, en leur pinçant les bras… jusqu’à leur causer des hématomes et des contusions… Quand il faisait ça, son père avait “un regard fou”. Les autres frères et sœurs s’accordent à dire que c’est Whitney qui recevait les pires corrections.

« La culture familiale réprouvait tout ce qui concernait le sexe. On ne pouvait faire allusion à aucune fonction des organes sexuels ni les nommer d’aucune façon. Pourtant, il existait un comportement de séduction considérable, souvent mêlé aux punitions. Le massage faisait partie de la vie familiale. Il n’y avait aucune marque physique d’affection, prendre dans les bras ou autre, la seule occasion de contact physique était le massage, source de plaisir, mais aussi de douleur, avec souvent une charge sexuelle. C’était Hubert qui massait les enfants… En réalité, il les frappait plus qu’il ne les massait… Les frères et sœurs de Whitney disent qu’ils y prenaient plaisir… mais ils s’accordent tous à dire que les massages étaient souvent douloureux. La sœur aînée, Susan, a déclaré que ses parents étaient extrêmement puritains, que la sexualité et tout ce qui se passait dans la partie du corps comprise entre la taille et les genoux était mal considéré. Elle a dit que pour empêcher ses fils de commettre le “péché impardonnable” (la masturbation), Hubert leur mettait de la sauce piquante sur le pénis. Elle a reconnu aussi que plusieurs fois, pendant un massage, les mains de son père s’étaient aventurées sous sa culotte et qu’elle avait eu très peur. Susan dit qu’elle avait peur parce qu’elle “ne savait pas ce qui allait se passer”. Elle a refusé de dire que son père avait jamais commis le moindre abus sexuel envers elle. Elle m’a aussi déclaré très nettement, au début de l’entretien, qu’elle ne dirait rien qui puisse faire de la peine à ses parents. Elle tenait beaucoup à leur éviter tout ennui supplémentaire. Elle a reconnu que sa mère avait l’habitude de se promener autour de la maison et dans le jardin vêtue seulement d’une petite culotte très mince à travers laquelle on voyait ses fesses et ses poils pubiens. Enfants, Susan et l’autre sœur aînée de Whitney, Sherry, étaient obligées par leurs parents à se promener nues dans la maison. Elles se sentaient mal à l’aise… mais elles n’avaient pas le droit de désobéir.

« Tous les enfants savaient que Rodina refusait les relations sexuelles avec Hubert parce que cela lui faisait mal. Ils savaient tous que Hubert se sentait sexuellement insatisfait. Il m’a paru remarquable que ces détails intimes de la relation entre les parents soient connus de tous les enfants, dans une maison qui se prétendait aussi puritaine.

« Selon Michelle, chaque fois qu’il avait battu un enfant, son père… sortait de la maison seul, pour revenir un peu plus tard. Un jour qu’il était à la maison, pendant le week-end, Hubert a fessé méchamment plusieurs enfants, puis est sorti de la maison. Michelle l’a suivi en cachette. Elle l’a vu entrer dans un appentis derrière la maison et se masturber. Michelle avait alors environ sept ans. Stupéfaite, elle est venue demander à sa mère : “Qu’est-ce que c’est, quand un monsieur a son pantalon ouvert et son truc sorti, et qu’il le tient dans la main et qu’il joue avec ?” Rodina a répondu : “… Tous les hommes sont abominables et affreux, ils font des choses dégoûtantes aux femmes, et toi, tu ne dois pas les laisser te faire ça ni te toucher.” »

Les effets fatals de la loyauté d’un fils dépositaire des perversions parentales

« Je cherchais à comprendre d’où venait l’intérêt de Whitney pour les pieds, au-delà du fait que ses deux parents l’avaient frappé sur les pieds et les jambes. Il m’a déclaré que c’était lui qui était chargé de masser les pieds de sa mère. Je lui ai demandé de me décrire ces séances. Il m’a alors raconté qu’elle se couchait à plat ventre, dans sa chambre à elle, en slip, et qu’elle lui demandait de lui frictionner les pieds. Il détestait ça et essayait d’abréger autant que possible, mais elle lui disait de continuer. Pendant qu’il frottait ses pieds, elle gémissait et haletait doucement. Il se sentait très mal à l’aise et pensait que ce serait plutôt le rôle de son mari. Mais il ne pouvait pas refuser, car elle aurait considéré qu’il “répondait” et aurait pu le punir en le battant. Il était donc entraîné malgré lui dans une relation incestueuse avec une forte charge sexuelle…

« Whitney m’a raconté qu’il se masturbait avec les pieds des prostituées. Elles étaient nues, couchées à plat ventre sur la banquette avant, ou à genoux, tournées vers l’arrière du véhicule. Il se mettait à califourchon sur elles, leur tête dans son dos, et plaçait son pénis entre leurs pieds.

« Je lui ai dit qu’à mon avis, il devait y avoir eu dans sa famille beaucoup d’abus sexuels dont il ne m’avait peut-être pas parlé, faute de s’en souvenir… Il m’a répondu, littéralement, qu’il préférerait mourir plutôt que de raconter en détail à qui que ce soit ce que ses parents lui avaient fait… Michelle… m’a raconté qu’elle avait vu son père abuser sexuellement d’une autre sœur adoptive, Teresa : “… Je venais vers la maison. Ma sœur Teresa était là, penchée en avant, à côté de la salle de jeux, et Papa était debout derrière elle. Elle pleurait, elle avait sa culotte baissée. J’ai poussé un grand cri. Il s’est arrêté, il a refermé ses vêtements, et après, il m’a donné une fessée. Il m’a dit que personne ne me croirait. Il m’a enfermée dans la salle de jeux. Après, il est revenu et m’a donné une autre fessée.” »

L’innocence des parents et les habits blancs de la piété

« Quand j’ai dit à Hubert ce que Michelle m’avait raconté, il a répondu de façon incohérente : “Je n’y crois pas. Michelle ne dit pas la vérité. Je ne peux pas la croire… Elle a peut-être dit certaines choses sans intention de mentir. Peut-être m’a-t-elle vu en train d’uriner…”

« Dans mon entretien avec lui, Hubert a dit très clairement qu’il préférait voir son fils Whitney exécuté plutôt que d’être mis dans l’embarras par les “fausses accusations” portées contre un père aussi affectueux que lui… Quand je lui ai appris que Whitney, de son côté, m’avait dit préférer mourir plutôt de mettre son père dans l’embarras, Hubert s’est mis à pleurer et a paru soulagé d’un grand poids… A ma question : “Etes-vous bien en train de dire que vous n’avez pas fait ce qu’ont déclaré Michelle et Teresa ?”, il a répondu : “Si j’avais fait une chose pareille… Je ne sais pas ce que Whitney avait dans la tête quand il a fait ça. Je ne me suis jamais couché sans avoir demandé pardon pour le mal que j’avais pu faire dans la journée. Whitney était sous l’influence du diable. Il ne suivait pas les enseignements de l’Eglise…”

« … Rodina a commencé la conversation en disant : “Mes parents étaient des gens très bien considérés… Mon père se mettait facilement en colère. Il pouvait se laisser emporter par son élan : un jour, j’étais toute petite, je pleurais. J’ai reçu une gifle sur la bouche qui m’a fait saigner les dents. Pour lui, ça a été terrible, parce qu’il avait très bon cœur. Il était honnête. Un jour, un homme qui réparait le toit chez nous a pissé du haut de la maison… Papa l’a frappé si fort qu’on a dû appeler une ambulance… Ils ont cru qu’il était mort… Mon père était cultivé, il avait reçu une bonne éducation…” »

Pulsion mystérieuse ou panique devant les sentiments authentiques de l’ancien enfant ?

« J’ai cherché à savoir quel était l’état mental de Whitney au moment des meurtres… Il se sentait désespéré, impuissant, sa vie n’avait aucune valeur : “Je tournais en rond dans ma tête, sans aucun résultat. Mes affaires marchaient bien, mais je sentais que je n’avais pas d’avenir. Je ne pouvais pas m’empêcher d’aller voir des prostituées. Je voulais arrêter, je me sentais coupable. J’étais affolé [in a frenzy], désespéré, complètement perdu.” Pendant la période des meurtres, Whitney avait perdu douze kilos… Il décrit aussi des périodes de dépression qui duraient des semaines, où il se sentait découragé et coupable, où il se haïssait et songeait à se mutiler. L’alcool lui permettait de se décoincer, de se sentir plus audacieux, il pouvait dire ce qu’il voulait, exprimer sa sexualité… Il portait de nombreuses cicatrices, mais ne savait pas d’où venaient la plupart d’entre elles. Il en avait une tout le long de l’avant-bras droit, une de trois centimètres à la saignée du coude droit, une autre au-dessus du coude gauche, une bosse posttraumatique sur la face interne de la jambe gauche, des cicatrices sur l’omoplate droite. Les cicatrices horizontales qu’il présentait sur les flancs, le dos, les fesses et derrière les deux genoux étaient probablement la marque de coups reçus…

« Avec la dépression, son sentiment d’être une victime s’était accru. Ses pulsions perverses aussi devenaient toujours plus fortes, il allait souvent en ville voir des prostituées, jusqu’à plusieurs fois par jour. Il n’en avait pas seulement besoin pour le sexe, mais aussi pour les dominer. Pouvoir les contrôler soulageait son sentiment d’être une victime… Son attitude à l’égard du meurtre des prostituées était très ambivalente. Dans la plupart des cas, il refrénait son besoin de les tuer, pesant le pour et le contre, parfois pendant des heures, tandis qu’elles étaient attachées nues dans son véhicule. Leur terreur augmentait son désir de les torturer… »

La juxtaposition de ces quelques paragraphes tirés du livre Base Instincts fait apparaître clairement, me semble-t-il, que le besoin de détruire et la fureur destructrice (au sens littéral de ces expressions) ont une origine et peuvent être expliqués – ce qui ne signifie pas les cautionner ni en minimiser la gravité. Les gens interrogés par Pincus ont souvent utilisé le terme frenzy pour qualifier non seulement leur propre état d’esprit, mais aussi celui de leurs parents au moment des violences qu’ils leurs infligeaient dans leur enfance. Ce terme, qui n’a pas d’équivalent exact en allemand [il vient du mot français “frénésie”, lui-même issu du grec phrenesis, “délire”], désigne un état de folie furieuse, d’ivresse démente – et les déclarations de Post comme celles de ses frères et sœurs montrent clairement comment cet état d’esprit s’est imposé à l’enfant à travers les actes de ses parents. L’esprit de l’enfant est comme un territoire occupé, où il n’a rien ou presque qui lui appartienne. En dernier recours, il ne restera plus à l’adulte que le langage de la cruauté pour exprimer ce que l’enfant a subi.

(Au passage, Pincus apporte un éclairage révélateur sur une thèse chère à certaines féministes : aucun enfant mâle ne naît avec la haine des femmes, cette haine est le produit de circonstances bien réelles et concrètes. Lorsqu’on lit les déclarations des prostituées victimes des agressions de Post, on ne peut s’empêcher de se poser des questions sur une société capable, comme l’a fait l’Allemagne, de considérer la prostitution comme une “profession ordinaire”. Il n’y a rien à redire au fait que les prostituées aient été libérées de la stigmatisation morale et qu’elles aient désormais accès à la sécurité sociale. Mais sont-elles des travailleuses comme les autres ? J’en doute fort. Cette position et d’autres du même genre défendues par certains groupes sociaux me paraissent être bien davantage l’expression d’une perversion fondamentale de la sensibilité et de la pensée.)

L’histoire de Whitney Post est aussi l’histoire pitoyable d’un petit garçon forcé de grandir dans un système de terreur panique et de brutalité, sans échappatoire possible. A la lecture des nombreuses biographies analysées par Pincus, j’en suis venu à penser qu’il n’y avait pas de limite au degré de cruauté des actes commis contre les enfants (y compris par les mères). Plus les tortures infligées à l’enfant ont été extrêmes, plus la destructivité de l’adulte sera plus tard extraordinaire, incompréhensible et brutale. En vérité, on devrait pouvoir juger une société à la façon dont elle traite ses enfants.

Les prisons américaines renferment un si grand nombre de tueurs en série qu’il ne saurait s’agir de cas isolés. Par ailleurs, on ne parle jamais de la maltraitance physique et sexuelle des enfants qui s’exerce quotidiennement dans le secret des familles, y compris chez les “gens bien”, avec des conséquences graves. Le livre de Pincus montre une fois de plus avec évidence combien la société américaine tout entière est traumatisée par la violence. Cela se manifeste aussi à travers la production massive de films et de séries télévisées dont le thème principal est une violence généralisée et pratiquement érigée en norme – violence dont ce pays ne peut se débarrasser, puisqu’il ne peut en appréhender les causes et les conséquences, d’autant que la société se protège d’une prise de conscience qui fait cruellement défaut par une idéologie de la liberté presque entièrement vidée de son sens. De même, les humiliations extraordinaires infligées en 2004 à des prisonniers irakiens par des membres des forces armées “démocratiques” ont montré à quel point les liens étaient étroits entre politique et perversion.

La situation en Allemagne, et en Europe en général, connaît visiblement la même évolution. On parle de plus en plus souvent, par exemple, d’actes violents commis par des adolescents contre des camarades de classe. Les reportages se succèdent dans les journaux sur les cas d’enlèvement, de viol et de meurtre de jeunes enfants. Il n’est pas rare de lire dans les faits divers qu’un père ou une mère “excédé” a jeté son enfant par la fenêtre parce qu’il criait. Un article d’un journal berlinois rapportait récemment le cas de parents qui avaient frappé à coups de pied et battu à mort leur petite fille de six mois. En cette occasion, un psychologue des services d’aide sociale à l’enfance a déclaré que les violences à enfant étaient malheureusement courantes, mais qu’il était en fin de compte impossible de leur trouver une cause réellement convaincante.

Quant à l’inflation des sites Internet privés ou commerciaux de pornographie infantile, je n’ai pas besoin d’y revenir une fois de plus. Le responsable invoqué pour toute cette violence est généralement l’existence d’un “Mal” indéterminé. On se dit : tout cela est abominable, mais c’est ainsi, on n’y peut rien. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de nous révolter davantage, comment pouvons-nous tolérer, littéralement parmi nous, un tel degré de destruction et de violence ? L’industrie florissante de la pornographie infantile et du commerce des enfants a-t-elle réellement rendu si évidente, tel un Onzième Commandement admissible par tous, l’idée que, bon ou mauvais, tout ce qui rapporte de l’argent est permis ?

Début 2002, dans un lycée d’Erfurt, un jeune homme de 19 ans, pris d’une crise de folie furieuse, a tiré sur un grand nombre d’autres élèves et sur des professeurs : aussitôt, tous les journaux, même les plus sérieux, sont partis en quête du “gène du tueur”. Les autorités religieuses se sont exprimées en nous rappelant, l’index doctement levé, le commandement : Tu ne tueras point. Pensait-on sérieusement que les tueurs fous et violeurs potentiels allaient docilement graver ce conseil dans leur mémoire et renoncer à leurs “sinistres pulsions” ? La classe politique est elle aussi intervenue dans les médias, exprimant son dégoût quasi unanime et assurant qu’il était impossible de comprendre et d’expliquer l’acte de ce jeune homme. Le livre de Jonathan Pincus prouve exactement le contraire. Au lecteur de tirer les conclusions qui s’imposent.

© Thomas Gruner, Berlin, mars 2005

© www.alice-miller.com

Traduit de l’allemand (et de l’anglais pour les citations) par Catherine Barret, janvier 2006.

Paul Moor, Jürgen Bartsch – Selbstbildnis eines Kindermörders, 2003 (réédition d’un livre paru en 1972). En français, voir le chapitre consacré à Jürgen Bartsch dans Alice Miller, C’est pour ton bien.

On trouvera les citations originales et les références du livre de Jonathan Pincus dans la version anglaise de l’article figurant sur le site www.alice-miller.com (N.d.T.).

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