Pour rien au monde je ne voudrais revenir à mes 20 ans
Saturday 26 January 2008
Bonjour Alice, bonjour Brigitte. Parmi les livres d’Alice il y en a un que j’ai particulièrement aimé, c’est « L’enfant sous terreur » et notamment tout le passage évoquant l’enfance de Kafka, perceptible dans son œuvre. Je m’identifie au petit Franz, si seul, se sentant si inférieur et incompris, comme le dit si bien le jeûneur en parlant de la confusion du public entre les causes et les conséquences de son jeûne ! Kafka a aussi évoqué dans son œuvre, sans le savoir, combien les adultes imposent leur rythme aux enfants (l’image de l’enfant devant courir pour suivre le pas de l’adulte) et je crois cela actuellement terrible. Sans doute n’ai-je pas encore réalisé émotionnellement combien cela m’avait affectée tout petite car je continue d’en souffrir quotidiennement dans ma vie d’adulte. Et je me sens prise dans un cercle vicieux : pour pouvoir vivre et faire vivre ceux qui dépendent de moi, je dois accepter un travail salarié qui me prend une grande part de mon temps, m’oblige à une certaine intensité, à des tâches répétitives, stressantes, dans un environnement humain tendu, peu chaleureux. Pendant tout ce temps je ne parviens pas à prêter attention à mes besoins. Est-ce que je ne décris pas là ce que vivent beaucoup d’enfants ? Quand je sors de ce travail je ressens certains besoins qui se trouvent en contradiction avec des contraintes domestiques et avec la disponibilité que je tiens à apporter à mes proches, qui me fait du bien aussi. C’est un combat permanent avec l’intensité du rythme de vie dans les grandes villes si bruyantes. Et ce rythme infernal, venant en premier lieu des heures consacrées au gagne-pain, ne facilite par la prise de recul. Si une psychothérapie pouvait m’aider à trouver des solutions grâce à la libération de mes émotions, pour trouver un psy qui n’ait pas peur de ses patients, qui soit naturel, n’impose pas un protocole qui me bloque, il me faudrait du temps aussi, et de l’argent – parce que la sécurité sociale rembourse de moins en moins et que pour voir un psy et lui poser les questions que vous proposez sur votre site, il faut le payer. En tout cas je n’ose pas refuser de le payer.
Pourtant je ressens bien plus mes besoins que les adultes de mon entourage, ce qui m’isole puisque je suis toujours seule à refuser de faire plus d’heures, à refuser de boire du café et d’aller fumer pour masquer mon mal-être. Mais, même si cet isolement et les conflits en général me perturbent beaucoup – ce qui me fait savoir que j’ai besoin d’aide pour me délivrer de l’emprise encore forte de mes parents – pour rien au monde je ne voudrais revenir à mes 20 ans, quand je faisais comme les autres pour être acceptée d’eux et que je me sentais forte d’appartenir à un groupe et manquais de délicatesse envers de plus faibles que moi.
J’ai pris conscience de ce besoin d’un rythme humain quand ma fille était toute petite. J’appréciais tant nos promenades dans les parcs ou les petite rues, à son rythme, elle me tenant par le petit doigt et moi la suivant en m’émerveillant de tout ce que l’on découvre quand on s’abandonne à la contemplation et à l’écoute des êtres simples, instinctifs, innocents que sont les petits enfants et les animaux!
Si je pouvais de nouveau disposer de beaucoup de temps libre et retrouver le ryhtme dont j’ai besoin, j’aurais assez de force pour supporter l’incompréhension ambiante. Mais je ne vois pas comment un employeur, aujourd’hui, accepterait de me payer suffisamment (et je ne suis pas très exigeante) en échange d’un travail à temps partiel sans heures supplémentaires.
De plus en plus je traverse des longues périodes d’endurcissement, où je ressens beaucoup de haine, où je n’ai plus confiance en personne, où je n’arrive plus à pleurer, à soutenir la petite fille en moi. Je me déteste de faire du mal à ma fille quand je déprime ou m’énerve pour un rien, quand je m’aperçois que je ne supporte pas ses critiques, ses désaccords et que je deviens comme mes propres parents…
Il n’y en a pas beaucoup, Alice, des témoins lucides. C’est très dur pour moi de faire des démarches. J’ai peur des médecins et des psys. J’ai peur de leur autorité. Je n’ai jamais réussi à me sentir à l’aise avec aucun d’eux. Je les sens dangereux pour moi. A deux reprises des psys se sont indignées, la première quand j’ai prononcé votre nom, l’autre quand j’ai manifesté mon désaccord avec sa théorie de la frustration nécessaire (je n’ai jamais osé évoquer vos ouvrages avec elle)… et m’ont fait comprendre que soit je partais soit je me soumettais. Donc j’ai arrêté. Ce sont de véritables épreuves dont je remets difficilement. Peut-être que j’y arriverai un jour. Mais aujourd’hui, malgré la tension permanente qui me malmène et les moments de détresse, je n’en suis toujours pas capable. Merci de me lire et, même si vous ne publiez pas ce message, de me répondre par un petit mot.
AM: Je vous remercie pour votre lettre, votre mention de Kafka m’a touchée personnellement car c’est ce travail qui m’a permis de comprendre la souffrance de ma propre enfance. J’ai écrit ce texte il y a 27 ans et vous êtes la première personne qui s’exprime dessus.
Votre lettre est triste, effectivement, mais j’ai l’impression que vous êtes quand même plus proche de vous qu’avant, même avec la haine passagère, même avec l’impatience, vous arrivez à respecter votre sensibilité et n’êtes pas en danger de vous perdre, “pour rien au monde”, comme vous dites.