Travailler avec des ignorents

Travailler avec des ignorents
Wednesday 20 August 2008

Bonjour,

Depuis une année, j’interviens dans un CEF (Centre Educatif Fermé) qui
reçoit des mineurs entre 16 et 18 ans ; il s’agit d’un placement
judiciaire d’au moins 6 mois, « dernière chance » avant l’incarcération
puisque ces enfants encourent au moins 2 ans de prison ferme. Nous avons
11 garçons et nous sommes en tout une trentaine d’éducateurs et
d’intervenants dans ce lieu clos d’environ un hectare perdu dans la
campagne. J’y suis une journée par semaine pour animer un atelier
d’infographie.
J’ai souhaité travailler dans ce lieu bien que je ne sois ni
enseignante, ni éducatrice.
Au bout d’un an, je fais le constat suivant : la pédagogie noire, la
grise et la blanche fonctionnent à plein régime en ce lieu. L’adage
« c’est pour ton bien » est la ritournelle qui, constamment, justifie
toutes les pratiques désastreuses qu’Alice Miller délabyrinthe si bien
dans ses livres (que j’ai d’ailleurs tous relus ces derniers mois).
Un seul exemple : l’un des jeunes travaille en apprentissage dans un
restaurant. Lors de son jour de congé hebdomadaire, l’éducateur le
laisse dormir le matin pour qu’il récupère. A l’approche du déjeuner de
midi, il va le réveiller… mais le jeune a du mal à se lever. Bref, il
arrive au réfectoire, lavé et soigneusement vêtu vers 12h45… Nous
avons quasiment terminé le repas. Le même éducateur l’accueille avec ces
mots : « tu es gonflé d’arriver si tard, c’est trop tard, pour qui tu te
prends, on n’est pas au club med ». Et de lui refuser tout net le repas
(le gamin n’a donc rien dans le ventre depuis la veille au soir et devra
attendre le goûter de 16h). Soumis et désabusé, l’enfant quitte le
réfectoire et va dans la salle de télé. Je parle alors en aparté à
l’éducateur : « je pense qu’on ne doit en aucun cas priver un enfant de
nourriture, quel que soit le motif. Si tu considères que ce jeune en
prend à son aise avec les horaires, il y a d’autres moyens de le lui
faire comprendre, par exemple en lui demandant d’aider le cuisto à
ranger la cuisine, mais tu n’as aucune raison ni aucun droit de le
priver de ce qui est un besoin vital ». Il me répond qu’il comprend mon
émotion, car « je suis une mère », mais « ce ne sont pas tes enfants, il
faut que tu prennes plus de distance »… Mes collègues ne réagissent pas
et leur silence me fait penser qu’ils sont d’accord ou qu’ils n’osent
pas contredire un collègue. Alors, désemparée, je retourne dans ma salle
et je fonds en larmes. J’ai de la peine pour la cruauté qu’on inflige
bêtement à cet enfant, je m’en veux de mon impuissance, et je redoute la
passivité de l’équipe. Je remarque aussi que l’enfant s’est résigné.
La semaine suivante le chef de service, qui a été mis au courant (pas
par moi) souhaite me parler. Il commence par affirmer qu’on ne doit pas
priver un enfant de repas et qu’il approuve mon opinion à ce sujet, puis
il se lance dans une démonstration assez sophistiquée pour aboutir à la
même conclusion que l’éducateur et que l’équipe la semaine passée :
« crois-en mon expérience depuis plus de 15 ans, si on accepte cela pour
ce jeune, il faudra l’accepter pour tous, tout le temps, et alors, il
n’y aura plus de cadre, etc… » et il conclut par cet axiome : « oui à
l’empathie, non à la sympathie »….
A cet instant, j’ai vraiment compris à quel point ce monde éducatif est
en grande souffrance de sa propre enfance ! J’ai eu tellement fort le
sentiment qu’il y avait tout, absolument tout, à reconstruire dans ce
monde, et dans sa tête que je suis restée bouche bée… Et je me suis
demandé ce que je faisais là… pourtant, je crois être la seule avec
qui les enfants n’ont jamais aucun comportement déplacé, agressif, ni
parole insultante. Eux et moi sommes constamment dans l’échange, échange
de silences, échanges de musiques, échanges de moments de vie. Echanges
de bon procédés… Pourtant, je connais leur casier judiciaire qui est
rempli de choses graves. Quant à leur parcours « familial » !!! A peine
entrés dans la vie, ils ont déjà subi tellement d’atteintes, de
trahisons, d’abandons, de ruptures, entendu tant d’insultes, reçu tant
de coups ! Si je ne puis faire qu’une seule chose : ne pas leur nuire
davantage, c’est déjà beaucoup. Si je parviens à les toucher
(physiquement aussi) sans qu’ils aient peur, si je puis leur montrer
qu’un adulte peut être digne de foi, tenir sa parole, ne pas les
rabaisser, c’est merveilleux. Ces jeunes qui, bien que fracassés et
parfois fracassants, nous mettent à nu en dix secondes, nous leurs
éducateurs, me donnent sans s’en douter beaucoup de trésors. Un jour, un
jeune kurde de 17 ans, déraciné et facilement violent, m’a demandé, en
tête à tête : « Dites, pourquoi vous êtes gentille ? ».

Réponse de Brigitte:

Vous devez vous sentir bien seule en effet dans ce monde totalement ignorent et ça doit être un réel combat pour vous de rester fidèle à vos convictions honorables dans une équipe aussi inexpérimentée que stupide. Sur ces 30 éducateurs, ces jeunes mineurs si désemparés ont au moins la CHANCE d’avoir une adulte lucide, pleine de bon sens et de compréhension et pour ça, je vous encourage à continuer ce qui semble vous tenir vraiment à coeur. BO