Vivre dans la terreur

Vivre dans la terreur
Tuesday 24 April 2007

Chère Alice Miller,

Vos ouvrages sont une de mes voies de salut. Vous ne partirez pas sans avoir délivré de nombreuses personnes. Je me réjouis de voir régulièrement s’étoffer les rayons des librairies avec vos livres. Enfin !

Mon histoire est celle d’une prise d’otage. Mon père est diplomate et depuis ma naissance, nous avons perpétuellement déménagé. En dépit d’un équilibre à installer, en dépit de quelques relations à peine nouées, en dépit d’une école avec laquelle se familiariser et d’un décor à adopter, ma sœur est moi avons été systématiquement arrachées à chaque contexte. On nous dit souvent : quelle belle vie, quelle diversité de lieux et de cultures vous avez connus, quelle ouverture d’esprit vous avez sans doute, remerciez votre père etc. En vérité c’est tout le contraire. C’est un isolement total que nous avons connu, parfois dans une foule asiatique parfois dans un désert Nord-Américain.

Et si nous avions eu, dans cet isolement, une belle autarcie, une famille heureuse et joyeuse, ça aurait compensé peut-être cet esseulement permanent. C’était tout sauf ça. Mes parents se sont mariés sur un malentendu, ça n’aurait du être qu’une amourette d’une saison mais ma mère est tombée enceinte de ma sœur. Elle avait 19 ans et mon père à peine plus. Dès sa naissance, ma sœur a été punie (déposée, fesses nues, sur le poêle à chauffer parce qu’elle pleurait trop) et sans doute aussi frappée parce que c’était une « pleureuse » qui les agaçait. Ma mère était encore étudiante et mon père à la recherche d’emploi, ils vivaient dans un quartier sordide sous un climat pluvieux. Ils se disputaient sans cesse et si j’ai bien compris, mon père était violent également avec ma mère. Un jour, elle a cessé de prendre la pilule et j’ai été conçue. Par chance (?), peu avant ma naissance, mon père, d’un coup de piston de sa famille, est devenu diplomate et nous avons entamé notre interminable voyage. Il était heureux d’enfin commencer une carrière, ma mère se réjouissait de fuir son pays natal et ma naissance a eu lieu dans ce contexte d’ « essor ». Selon ma mère, j’ai fait mes nuits dès le premier jour, je n’ai presque pas pleuré et si jamais je pleurais, un peu de musique classique (qu’aujourd’hui je ne supporte pas) et je me « calmais ». Parlant de moi, ma mère disait : « c’est la réincarnation de bouddha ». Je souriais tout le temps, je ne disais rien. J’étais soit disant une « observatrice ». A l’école, rien à dire, ça marchait comme il faut. Ma sœur continuait à être une « récalcitrante » et recevait des coups régulièrement. L’inégalité de traitement que nous recevions était si flagrante que j’acceptais sans lui en vouloir tous les coups qu’elle me donnait, motivés par sa jalousie. Si elle me frappait devant eux, ils la rossaient. S’ils la rossaient, j’avais les représailles, quand ils avaient le dos tourné. Bien sûr, je me souviens aussi de fessées et claques reçues en direct de mes parents. Notamment de ma mère. Ses gestes étaient particulièrement violents et douloureux et ses paroles haineuses. Mon seul refuge, dans les 7 premières années de ma vie c’était les domestiques. Eux ne me frappaient pas. Ils m’aimaient peut-être. C’est mon seul bon souvenir de toute mon enfance. C’est la seule exception à l’isolement que je décris.

Ensuite, les disputes entre eux me sont apparues de plus en plus envahissantes parce qu’il n’y a plus jamais eu de domestiques pour m’en distancier. Dès l’âge de 7 ans, j’ai du prendre parti. Ma mère m’a lancé en mission : la défendre contre mon père, la protéger, l’écouter, la soutenir. Dès cet âge, j’ai commencé à être insomniaque. De ma vie rien ne comptait, on m’accompagnait tous les jours en retard à l’école, on omettait de m’emmener à d’éventuelles activités extra scolaires, on ne venait pas me voir aux spectacles de fin d’années, on ne prenait jamais de photos de moi, on me laissait des années avec des poux sur la tête et des verrues au pied. Et pour ce qui est de m’écouter, comme je ne parlais pas, tout allait bien.

Et puis, tout s’est intensifié quand mon père, une fois de plus a trahi ma mère et que pour se venger elle nous a emporté avec elle dans son pays natal, négligeant notre scolarité et nos attaches éventuelles. Nous emportant comme des valises dans sa minuscule voiture pour faire des centaines d’heures de route. Comme si on ne déménageait pas assez ! (le rythme habituel de 3 ans ne semblait pas suffire). Elle m’a remontée davantage encore contre mon père, oubliant bien sûr de me raconter qu’elle aussi le trahissait. De manière générale, les hommes étaient des « bourreaux ».

Pendant ce temps, comme j’étais la fidèle fille de ma mère, j’accusais toujours les coups de ma sœur. Pourtant aux yeux de ma mère, je n’en ai jamais fait assez. Elle me soupçonnait de m’allier secrètement à mon père. Quand j’étais étudiante à l’université, elle me faisait rédiger des documents contre mon père pour leur procès de divorce, me faisait chercher des témoins qui auraient pu écrire contre lui (j’ai inventé des témoins parce qu’il n’y en avait pas vraiment), tout ça à des moments où je devais préparer des examens, compromettent de cette façon ma réussite. J’ai quand même réussi, au rattrapage chaque année et à la remise des diplômes, j’étais seule avec ma joie d’avoir réussi. Tout comme j’étais seule avec ma joie de m’épanouir dans mon travail. Tout comme j’étais seule avec ma joie de me marier. Ma mère ne supportait pas mes joies et j’avais peu d’amis, pour avoir déménagé si souvent, je n’avais guère que des relations épistolaires. Et je pensais que cette pauvreté relationnelle était due à ma façon d’être.

Aujourd’hui j’ai 31 ans, je vis dans le même pays depuis ma majorité (à part un séjour d’un an et demi en Asie que j’ai écourté, tant il m’a rappelé de douloureux moments de mon enfance). En restant longtemps, j’apprends à tisser lentement ma toile et à faire de ce terrain un lieu stable et sûr. Je ne vois plus ma mère et ma sœur depuis des mois et des mois et cette distance me fait du bien. Ma mère tente, par le biais de ma belle famille de m’envahir à nouveau, avec sa peau de chagrin. Maintenant que je m’en suis éloignée, ma vie l’intéresse… et je sens qu’elle viendra bientôt, avec son droit de grand-mère etc. Bien sûr, la plupart des personnes me disent : « c’est quand même ta mère » (notamment ma sœur !), mais ça et là, quelques rares personnes qui l’ont connue me révèlent qu’ils avaient vu combien elle nous négligeait (sans parler de mon père). Mais de toute façon désormais, c’est mon opinion qui compte, concernant la vérité sur mon enfance, et personne ne me forcera plus à m’incliner devant elle, ni devant d’autres d’ailleurs.

Comme d’autres qui vous écrivent, ces deniers temps je pleure presque en permanence. Je me sens toujours sur le bord des larmes. Je lis les récits des autres sur votre site, je pleure. Je raconte quelque chose de beau, je pleure. J’entends un discours, je pleure. Je chante une belle chanson, ma voix s’étrangle. Je respire encore peu, j’ai encore le dos voûté, je ne dors pas encore avec toute l’insouciance que j’aimerais. Je me trouve souvent inadaptée socialement.

Et pourtant, depuis que ces larmes m’envahissent, je suis aussi plus souvent habitée par la joie parce que je sais que je suis sur le bon chemin. Avec votre éclairage et l’aide de la thérapie EMDR que j’ai commencé depuis quelques mois, je suis confiante que peu à peu les effets de cette enfance dévastatrice s’estomperont et laisseront mes potentiels s’exprimer sans entrave. Grâce à ces avancées, mon fils et ceux qui suivront peut-être auront une enfance digne de ce nom. Grâce à cette table rase, la place est libre pour créer une nouvelle façon d’être parent, basée cette fois-ci non pas sur la répétition mais sur une réflexion profonde et généreuse et un ardent désir de contribuer à une société qui se fera meilleure, j’en suis sûre grâce notamment à des personnes comme vous.

Je vous remercie de toute mon âme.
Réponse de Brigitte:

Vous avez été traitée de façon si abominable par des parents tellement dangereux que je n’ai pas de mal à croire que vous vous êtes tenue au rang du silence et de la sagesse dès le premier jour de votre vie. C’est dans le ventre de cette mère que vous étiez déjà figée dans la terreur de ne pas commettre la moindre incartade qui aurait pu vous coûter la vie. Cette femme a agi avec vous avec beaucoup de monstruosité, en détruisant votre soeur elle a réussi à l’utiliser pour qu’elle se venge sur vous, de cette façon vous étiez au service de tout le monde, c’est ignoble. Comment pourrait-on dormir tranquille dans une ambiance si insécurisante ! N’importe quelle personne aurait été dans la peur et la méfiance des représailles y compris la nuit, dans une famille comme ça.

J’espère que votre thérapie vous permettra de ressentir cette peur immense dans laquelle vous avez habité toute votre vie d’enfant pour retrouver des nuits plus reposantes et que vous vous approcherez de ces larmes qui coulent sans fin pour faire entendre son histoire si douloureuse. Bonne continuation. BO