Rester sonner
Monday 19 January 2009
Lettre à Alice Miller et Brigitte O.
Bonjour
Tout d’abord j’aimerais vous remercier pour l’ensemble de votre œuvre et travail qui ont comme arraché une porte en moi.
Je suivais déjà une thérapie mais je ressens différemment les choses depuis que je vous ai lue.
Je suis si prés de ce que vous décrivez. Les maltraitances que j’ai vécues, je n’éprouve aucun sentiment quand j’en parle et les décris. A tel point que j’ai toujours du mal à croire (à part dans de rares instants) qu’il s’agissait de maltraitances.
Les maltraitances c’était pour les autres. Les pauvres petits gars de mon école quand j’avais 8 ans, dix ans et qui se faisaient tabasser par leur père à coup de ceinture, ceux encore qui se roulaient par terre de faim, ceux encore qui tuaient déjà leur camarade en le jetant d’un toit sur lequel ils jouaient aux cartes ; et le frère du mort racontait à la meute de gosses affamés et stupéfaits de violence que nous étions l’état du cadavre de son frère.
Moi ce n’était rien. Une claque de temps en temps. Redoutable c’est vrai mais de la rigolade. Une claque qui me laissait sourd. Je ne savais même pas d’où elle venait. Si rapide, puissante. Et mon père riait quand je demandais qui a fait ça ;« c’est ta mère ». Bien sur que c’était mon père. Ca l’amusait beaucoup. Ma mère ne disait rien. J’avais huit ans. Sept ans. Dix ans. Je me plaignais seulement. Je ne me roulais pas par terre. Souvent c’était dans le parking glauque sentant le cafard de la tour glauque où nous vivions (au 20ème étage) ; parce que nous partions sans joie pour une campagne sans joie, une heure de route où mon père abrégissait sur les autres conducteurs (et sans doute sur nous aussi) sa violence. Ambiance tendue, angoissante. Personne n’était joyeux. On allait à la campagne une heure de route aller puis retour dans la journée, parce qu’il le fallait, c’était tout. Là bas il fallait marcher.
Je détestais. Je voulais rester à la maison.
Un jour à dix ans, ma grande sœur m’avait déguisé en fille. Elle voulait avec une de ses copines que j’aille voir les voisins et me fasse passer pour une vendeuse de produits de beauté ou quelque chose comme ça. Mon père n’a pas voulu. J’ai dit « quel emmerdant ce père » murmuré. Il y avait un couloir. J’étais dedans. J’ai senti quelque chose dans mon dos. J’ai cru que c’était mon chat. Mais qui aurait démusérement grossi. Non c’était mon père. Il m’attrapa en hurlant entre ses dents « ne redis jamais ça, jamais ». On aurait dit que je l’avais violé. Il suffoquait de rage. M’attrapa par les cheveux, me balança sur mon lit, me plaqua la tête contre le mur, la frappa un peu je ne sais à quelle force. Puis partit, puis revint, puis partit, puis revint. Trois fois, quatre fois ? Ma grande sœur restait dans sa chambre. Après je ne sais pas dans quel état je suis, ce que je fais. Si on me console, quand, si j’ai peur, si j’ose sortir, jouer, est-ce que je pleure (oui) mais combien de temps. Cette scène s’est répété dix fois je pense d’autant que je me souvienne. Ma mère lui a fait la remarque mais sans plus. Elle c’est un autre chapitre, de froideur. Je ne me souviens pas de gestes d’affection et me dis que j’exagère.
Mon père jouait avec moi. Surtout à la bagarre. Mon jeu préféré. Quand j’avais … huit ans je crois. Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours huit ans quand je pense à l’enfance. On jouait. Il frappait. Je frappais en rigolant. Mais a un moment, ce n’était plus du jeu. Il devenait fou. Il avait une voix de vieille femme ultra violente. « putain arrête, arrête »Et il frappait pour de vrai pour faire mal. Car sans faire exprès j’avais du frapper son visage , lui faire mal, dans l’enthousiasme du jeu.
Mais quand je pense à tout ça, qui est arrivé plusieurs fois, je ne ressens aucune émotion, ni colère, ni tristesse, ni sentiment de gravité. J’ai le sentiment que c’est incroyablement banal. Non : que ce n’est rien. Rien.
Petit, à 15 jours, j’ai failli mourir du staphilocoque doré. Après on m’a sauvé mais ma mère m’a cru mort. C’est ce qu’elle me raconte. Je crois non je sais que je suis resté plusieurs jours sans elle à l’hôpital. Après j’ai été à un an opéré d’une hernie.
A 7 ans j’ai été opéré des yeux (ptosis). J’avais peur de devenir aveugle et me suis réveillé après l’anesthésie générale aveugle. On m’avait mis un bandeau sur les yeux bien serré et on ne me l’avait pas dit. J’ai du hurler, me débattre pour qu’on me l’enlève et que je réalise que je voyais encore. Je ne les croyais pas.
Après, plus tard, je suis passé sous une camionnette, j’ai dévalé 150 mètres la tête la première en Autriche lors d’un séjour en montagne dont je ne voulais pas (je haïssais le ski que je trouvais vexant, je me vexe facilement). Blessé au front superficiellement (10 points de sutures), le visage tuméfié, un peu défiguré. Mes parents ne sont pas venus me chercher. Ont suivi une série d’accidents du même genre où je me suis cru mort à chaque fois. Comme lorsque je suis passé par dessus un pont et j’ai fait une chute de vingt mètres avant de tomber dans l’eau. La moto de mon meilleur ami sur laquelle j’étais assis à l’arrière avait percuté le pont à vive allure.
A treize ans j’ai su que ma mère attendait une petite sœur. J’en étais ravi. Tout le monde. Mais mon père a quand même tabassé ma grande sœur qui avait alors seize ans pour être rentrée plus tard, pendant deux heures sous mes yeux. Et rien n’a fait. Ni que je le supplie d’arrêter, ni que je pleure. Il lui frappait le crâne avec la paume de la main. Il lui tirait les cheveux et je ne sais plus. Mon père a des mains de buffles. Ancien marin. Ancien aussi bagarreur du parti communiste.
Ma petite sœur a été adulée. Elle a quand même été victime d’un pédophile à 6 ans auquel elle a échappé (le mec de la meilleure amie de ma mère). Ma mère nous a tout raconté 6 ans plus tard (trop tard) ; elle a alors vu un psy qui lui a conseillé de ne rien dire. Ce pédophile avait adopté une petite algérienne. Et ma mère n’a rien dit. Je ressens une telle honte.
Beaucoup d’autres choses encore.
J’ai ressenti parfois de la colère, de la honte, mais c’est si rapide. En même temps depuis l’âge de 14 ans je suis secoué de manière irrégulière par ce que j’appelle des attaques de tête. Je ne sens plus mes membres. J’ai peur. Je crois que je vais mourir. Je ne suis plus là. Je n’ai jamais été là.
Mon visage s’est couvert en trois gros points (au centre) d’eczéma (ou psoriasis) les dermatologues incapables de me l’enlever hésitent de l’un à l’autre sur le diagnostic convenable. Je hais ces marques sur ma face.
Je suis aussi saisi de brusques crises de violence et de colère que je ne relie à rien (par exemple un objet m’a contrarié, ou alors quelqu’un (ma femme par exemple) me dit que le regard des autres compte trop pour moi.
J’ai compris mon père le jour où je l’ai vu avec mon petit garçon que j’aime plus que tout au monde et que j’essaye de ne pas élever selon les préceptes inconscients de la pédagogie noire.
La première remarque que lui dit mon père qui ne l’avait pas vu depuis 1 an c’est, alors que mon fils lui donnait quelque chose, je sais plus quoi, c’est ; « c’est bien tu es sage ». Après je voyais que mon père bouillonnait quand le petit ne répondait pas immédiatement à ses désirs (de partir vite par exemple car l’endroit était surchauffé (la crèche)). Mon petit aime jouer, rentrer dans des casiers, prendre un vélo, traîner. Je suis loin d’être un père parfait, mais j’ai appris à le laisser prendre son temps, à respecter ses jeux, et ses envies de compagnie aussi. Si on doit y aller absolument, j’essaye de l’en informer gentiment, en rigolant. Mais mon père ne supporte pas ça. Avec lui c’est l’armée. Et j’ai senti mon petit tout brimé par cet homme. Ca m’a fait de la peine. Car l’enfant n’avait pas l’habitude, il le regardait surpris (il avait 20 mois). Mais j’ai ressenti la possibilité d’un tel univers pour un petit à cet instant. Un univers où l’on se bride en permanence. De mémoire je ne me suis jamais roulé par terre, petit. Ce n’est pas pour ça que j’ai pris des claques ; je n’en ai pas eu le temps ; je vivais dans un univers où l’on avait appris aux enfants que se rouler par terre est un luxe.
J’aimerais que mon eczéma parte. J’aimerais ne plus me sentir envahi de violence.
Je suis chanteur dans un groupe. Avant l’enfant, mon rêve était de faire de longues tournées pleines de succès. Ce succès arrive doucement. Je n’ai plus aucune envie de me séparer longtemps ni de mon fils, ni de ma femme (qui a été battue à mort, méprisée, humiliée au quotidien quand elle était petite fille, ça n’a pas été facile pour elle, elle se bat, c’est elle qui m’a fait découvrir vos livres et travaux).
Merci encore. J’avais envie de parler des enfants avec vous.
Réponse de Brigitte:
Votre lettre est bouleversante par les scènes de cruautés que vous subissiez vous et votre soeur. Vous avez donné une description tellement réelle des actes de violence de votre père que l’on peut ressentir l’étourdissement du petit garçon que vous étiez sous la folie des coups. C’est parce que vous êtes resté sonné, qu’aujourd’hui encore vous n’arrivez pas à croire que vous avez été maltraité et qu’il vous semble n’avoir aucun sentiment quand vous en parlez.
Votre corps SAIT TOUT, dans vos attaques de tête et SENT très bien la peur de mourir du petit enfant de jadis sous l’acharnement de votre père. De la même façon que vos crises de violence et de colère vous racontent l’impuissance dans laquelle vous étiez soumis et que vous tentez de vous défendre aujourd’hui au travers des objets ou de votre femme.
En connectant ces moments d’angoisses et de violences à la souffrance du petit garçon, vous retrouverez sans aucun doute vos émotions qui vous libèreront de ce dramatique passé. Bonne continuation à vous dans la recherche de vous-même. BO
Meric pour votre réponse.
Vous y avez employé un mot que je n’avais jamais réussi à formuler : “sonné”
Cela correspond si bien à mes sensations
Oui je suis resté sonné.
Me concentrer est si difficile pour moi. Mai vie s’est elle arrêtée lors de ces situations de violence ?
Je me sens sonné. C’est vraiment ça. Sonné. K.O.
Ce mot m’a ouvert des portes. En fait il y a cette conitunuité de sensation d’être sonné entre la violence de mon père et celle des accidents.
La sensation est la même :K.O. deux situations d’impuissance où l’on reçoit le monde dans toute sa puissance contre soi et sa fragilité.
Les étreintes de mon père, me griffant le coup, me serrant, me criant dessus ont en fait le même goût – du moins c’est mon impression après avoir rencontré ce mot “sonné” que la terre et la glace qui me déchirait le visage quand je dévalais un pente glissante en Autriche; le même goût que le sol
bétonné et chaud et l’odeur des pneus et du moteur quand je suis passé sous une camionette. Un goût griffant. le même goût que mes écrochures
au visage qui griffent aussi.
Quelque chose comme ça.
En quatre ans de travail thérapeutique le mot “sonné” n’avait pas surgi.
Merci à vous.