Ultime trahison

Ultime trahison
Tuesday 23 May 2006

Madame Miller,
Je suis une femme nouvelle de 33 ans, victime d’inceste par mon frère aîné à partir de l’âge de 8 ans jusqu’à mes 14 ans. Nous sommes 4 enfants chez nous. Je suis la troisième, et fille unique. J’ai longtemps gravement détesté ce que j’étais. Ma mère a toujours mis mon père sur un piédestal inatteignable. Ce dernier, supposé avant-gardiste dans son domaine(criminologie), et professeur d’université très apprécié par ses étudiants, aurait pu aider à me reconstruire, et longtemps j’ai cru que lui, plus que quiconque, saurait le faire. C’est pourquoi je me suis confiée à lui alors que je n’avais que 20 ans. Je sentais que les répercussions de cet inceste m’empêchaient de me projeter dans l’avenir, je décevais continuellement mes parents, je n’avais aucune ambition, je croyais que je n’avais aucun talent, aucune habileté bref la perception que j’avais de moi était claire et limpide = INUTILE. J’avais hâte d’avoir l’âge de la retraite…

La réponse de mon père fut sans équivoque: “Tu devrais en parler avec ton frère. Il ne voulait sûrement pas te faire de mal. À cet âge-là un gars se cherche…Surtout, n’en parle pas à ta mère, cela la tuerait”

Mon frère m’a détruite à toutes les fois qu’il a mis la main sur moi.

Mon père, lui, m’a anéantie.

Je n’ai jamais été capable d’achever d’études universitaires et je me suis lontemps détestée pour ça.

Je suis et j’ai toujours été une personne très active, très sportive, très exigeante envers elle-même, mais je me considérais comme paresseuse, lourdaude et brouillonne. Plus maintenant, ça va mieux de ce côté-là. J’ai fait la paix avec cette partie de moi, du moins je l’espère.

Depuis environ l’âge de 12 ans que j’ai mal au bas du dos. À l’époque, le pédiatre a imputé à ma croissance les douleurs que je ressentais. À 26 ans, j’ai dû être opéré d’urgence pour subir une discoïdectomie(on enlève le disque intervertébral causant la hernie). Mon cas était tellement sérieux que je risquais la paralysie. L’intervention chirurgicale fut un succès. À 30 ans, j’ai su qu’une autre hernie discale était apparue et que sa taille augmentait dangeureusement.

À 31 ans, j’ai compris, grâce à plusieurs lectures et à la rencontre d’une intelligente et sensible médecin omnipraticienne que mes maux de dos chroniques avaient un lien direct avec l’inceste dont j’ai été victime. Elle affirmait même que la médecine psychosomatique faisait des avancées importantes et qu’on était en train d’observer que les gens souffrant de maux chroniques ont tous vécu un traumatisme grave durant l’enfance…En février 2006 j’ai lu Notre corps ne ment jamais, confirmant tout ça. Maintenant je ne diminue plus la gravité des gestes qui ont été posé à mon égard. J’ai déjà et longtemps pensé pouvoir étouffer et même éteindre ma souffrance, mais mon dos s’est empressée de la ramener sous un jour différent. Des fois j’ai l’impression que mon corps ne m’a pas donné d’autre choix que celui de comprendre ma réalité, comme vous le dîtes si bien.

Lorsque mes frères ont commencé à avoir des enfants, j’ai su que le temps de tout dévoiler était venu. Depuis que je l’ai fait, tous les membres de ma famille nucléaire savent. Ma mère a promis de nous aimer encore plus tous les deux, mais m’a bien prévenu qu’il n’étais pas question d’ostraciser mon frère agresseur alors que je ne demandais rien de tel. Mon père qui a été fâché longtemps et qui a refusé le mot inceste trop longtemps, est allé consulter des collègues spécialisés auprès d’agresseurs sexuels qui lui ont parlé de dérapage d’adolescent en ce qui concerne mon frère puisqu’il avait de 13 à 19 ans lorsqu’il a posé ces gestes envers moi. Selon lui et ses petits copains, il n’y a aucun danger pour la suite… Mon frère agresseur travaille dans une école secondaire, sa conjointe a une jeune soeur de 10 ans qui dort très souvent chez eux, bref, moi, je suis inquiète mais je sais aussi que je ne peux sauver tous les enfants du monde (même si c’est ce que je voudrais utopiquement faire).

Face à ma famille, j’ai l’impression d’être un punching bag (vous savez, ces longs sacs sur lesquels les boxeurs s’entraînent) depuis toujours, mais cela s’était agravé suite à la dénonciation de mon frère, leurs agressions verbales venaient de toutes parts, à tout moment.

J’ai une tante et deux oncles qui ont aussi été victimes d’inceste par un frère de mon grand-père maternel. Je sais cela mais je sais aussi qu’ils n’ont pas cherché d’aide auprès de gens compétents, et n’ont donc jamais fait face à la musique. Les trois ont toujours vécu avec des problèmes physiques graves. Et ma mère de donner sa soeur victime en exemple auprès de moi: “Ta tante a été capable de passer par-dessus tout ça, faut dire qu’elle est solide…” J’ai tenté d’expliquer que l’inceste est un problème familial, et que la solution doit être familiale si l’on veut que ça cesse vraiment. J’ai tenté d’expliquer toute la destruction insidieuse de l’être provoquée par l’inceste. J’ai expliqué le lien entre mon dos et l’inceste. J’ai dit que je paniquais de constater à quel point l’inceste est un problème énorme, et qu’il était temps de penser aux enfants, à tous les enfants. J’ai même prévenu mes parents de la possibilité que mon frère agresseur aurait pu lui-même être victime d’une agression sexuelle dans son jeune âge, ce qui expliquerait ses gestes, sans les justifier bien sûr. On a ridiculisé et/ou on a diminué mes propos. On m’a dit de passer à autre chose. On m’a dit d’arrêter de dramatiser toujours tout. On m’a dit que je ne pouvais sauver tous les enfants de la terre

Mais dans ce brouhaha injurieux, ma mère a lancé une phrase qui fait toujours écho dans mon cerveau: “Alors tu ne seras plus une bonne fille?”, avec un étrange et discret sourire où semblait se mélanger fierté et crainte.

Et là est le but de ce courriel.

Je n’ai pas répondu à ma mère puisque je ne comprenais pas sa question. Je ne la comprends toujours pas d’ailleurs. Je réalise que ma grand-mère maternelle m’a toujours ordonné d’être une bonne fille dans toutes les cartes d’anniversaire qu’elle me donnait: “Je prie le Seigneur Jésus (éh, oui…) de te donner la santé. Tes parents me disent que tu les aides à accomplir des tâches à la maison, c’est bien. Continue comme ça, ta grand-mère est fière de toi. Sois une bonne fille. Je t’aime bien tu sais”. À chaque année, à peu de chose près, la même rengaine. J’ai lu cela à chaque année de ma vie, de l’âge de 5 à 25 ans environ, et je n’ai jamais sourcillé. Au pire, je ne voyais pas ce que venait faire le Seigneur Jésus à mon anniversaire puisque je n’y ai jamais cru. Au mieux, je la trouvais attendrissante de radoter toujours les mêmes trucs.

Et aujourd’hui je n’en crois pas mes yeux. Ça ne se peut pas, ça ne se peut pas. Je suis née en 1972, pas en 1834. J’ai grandi au Québec, pas au Yémen. Lorsque j’étais enfant, on me disait que j’avais les mêmes droits que les garçons. Je peux étudier aussi longtemps que je veux, je peux être pompière, éboueure, briqueteure, joueure de hockey, etc.

Mais avant tout je dois être une bonne fille? Ou malgré tout ça, je dois être une bonne fille? Mais je ne savais pas. Pas consciemment en tout cas. Cette expression a-t-elle une résonnance particulière pour vous?

Qu’est-ce qu’une bonne fille selon Alice Miller? La femme moderne subit-elle la pression d’être une bonne fille même si elle est p.d.g. d’une multinationale ou neurochirugienne? J’ai lu le texte d’une femme africaine disant que pour être une bonne fille dans son village, il fallait être vierge…Ouf! Je sais que ma grand-mère ne faisait pas référence à cela, ma mère non plus d’ailleurs, mais tout de même je m’interroge à ce sujet et trouve peu de réponse.

Merci de m’avoir lu, je sais que je ne fais pas dans le concis, mais je me suis tue tellement longtemps, et j’ai tellement de choses à dire…

Au plaisir

M-H, Montréal, Québec.
AM: Je vous remercie de votre lettre et vous felicite de votre courage et clarté. Ce n’est pas évident étant donné que votre famille vous a mis sous une pression énorme et essayé de brouiller le cervaux d’une fille très intelligente pour avoir une “bonne fille” stupide. Mais vous n’acceptez plus le silence. Je suis sûre que votre corps qui vous a forcé de voir enfin les liens entre votre souffrance du dos et l’inceste ne cessera pas de vous accompagner et vous aidera enfin à SENTIIR votre douleur et votre RAGE legitime contre la cruauté de vos parents envers vous. Aussitôt que vous puissiez admettre ces émotions le corps se calmera.

Réponse de Brigitte
Votre lucidité tellement bouleversante face à cette famille d’hypocrites qui plus est, managée par un père qui travaille avec des victimes de crimes, nous montre bien combien personne ne veut voir la réalité, même quand les faits sont indéniables.
En vous demandant d’être “une bonne fille”, on vous demande ni plus ni moins de vous nier vous même comme ils vous l’ont appris depuis toujours, votre courage à ne pas vous laisser tomber en gardant les yeux ouvert sur la vérité, vous permettra de récupérer votre liberté physique et émotionnelle.
Bonne continuation
BO