Article dans « Libération »: Seule au coeur des ténèbres
Saturday 08 March 2008
Violée, battue, torturée pendant vingt-huit ans, Lydia Gouardo a eu six enfants de son père, aujourd’hui décédé. Tout le village savait, et aucune autorité, école, médecins ou services sociaux, n’est jamais intervenue.
Par Ondine MILLOT
QUOTIDIEN : mercredi 9 mai 2007
Coulommes (Seine-et-Marne), envoyée spéciale
Midi sonne à la cloche de l’église de Coulommes, 396 habitants. Malgré le soleil et les vacances de Pâques, la place du village est déserte, comme les quelques rues qui l’entourent. Il faut frapper aux portes pour rencontrer les habitants, les informer de l’objet de notre visite. Et, de porte en porte, recueillir la même réaction, souvent les mêmes mots. «Gouardo, c’est celui qui faisait des enfants à sa fille. Bien sûr qu’on savait. Tout le monde savait.»
Sur le perron de sa maison en pierre, cette dame explique que ce n’était tout de même pas à elle d’ «intervenir pour empêcher le père de coucher avec sa fille. Moi je pense qu’il faut rester chacun chez soi», ajoute-t-elle. Le maire de Coulommes, Prudent Delagarde, dit lui que les Gouardo avaient «sûrement des choses à se reprocher». Mais «moi, j’ai bien fait attention à ne jamais me mêler des histoires de ces gens-là» , répète-t-il . Une autre dame, plus gênée, évoque, dans l’embrasement de sa fenêtre, «une défaillance des services sociaux, rapport à toutes ces grossesses engendrées par son papa». Une voisine décrit un homme «violent», qui injuriait sa famille «à longueur de journée». «Il ne s’en cachait pas d’être le père des enfants de sa fille. Il s’en vantait même, dit un voisin. Mais que vouliez-vous qu’on fasse, c’était à elle de réagir», lance-t-il sans ciller.
«Personne n’a cherché à savoir»
Elle, c’est Lydia Gouardo, 44 ans aujourd’hui, 8 ans à l’époque des premiers viols paternels. Elle habite à quelques mètres de la place où se dressent l’église et la mairie, une ancienne ferme en longueur. Elle a de grands yeux bleus, des épaules larges, un visage doux. Elle propose un café. Puis s’assied et raconte vingt-huit années de viols, tortures, coups, brûlures infligés quotidiennement par son père, Raymond Gouardo, jusqu’à ce qu’il meure d’un arrêt cardiaque, en novembre 1999. Vingt-huit années pendant lesquelles ni l’Education nationale (Lydia est retirée de l’école par son père à l’âge de 7 ans), ni le service d’aide sociale à l’enfance de Meaux (qui pourtant la suit de ses 10 à 18 ans), ni les gendarmes de la brigade voisine (plusieurs fois alertés), ni les nombreux médecins qui soignent ses brûlures ne viennent à son secours. Vingt-huit années pendant lesquelles naissent six enfants, six garçons aujourd’hui âgés de 13 à 24 ans. «Quand, à la maternité, on me demandait qui était le père, je répondais la vérité, »le père, c’est mon père » , dit Lydia. Personne n’a cherché à en savoir plus. Mon père assistait à tous mes accouchements, et cela ne semblait pas poser de problème.»
Ces vingt-huit années de calvaire, la justice vient enfin de partiellement les reconnaître, en condamnant la belle-mère de Lydia pour non-empêchement de crime. Le 12 mars, le tribunal correctionnel de Meaux a prononcé une peine de trois mois de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende à l’encontre de Lucienne Ulpat, 67 ans. Ce jugement ne porte que sur la période allant du 10 août 1998 au 19 novembre 1999, les faits antérieurs étant prescrits. La plainte d’une amie de Lydia, également violée par Gouardo, ainsi que celle d’un des fils de Lydia qui se plaint d’agressions sexuelles infligées par Lucienne Ulpat ont été rejetées. Le parquet de Meaux a décidé de faire appel de l’ensemble de la décision.
Assis à côté de Lydia, Sylvain Skirlo, son compagnon, le père de ses deux derniers enfants, soupire : «Ce n’est pas seulement la belle-mère qu’il faut condamner, mais tous ceux qui étaient censés protéger Lydia, les services sociaux, les médecins, les gendarmes.» Depuis leur rencontre en 2000, lors de l’une des premières «sorties libres» de Lydia, Sylvain a aidé sa compagne à entreprendre des démarches judiciaires, à réaliser que ce qu’elle avait vécu n’était «pas acceptable». «Quand j’étais jeune, j’ai fait de nombreuses fugues, dit Lydia. J’ai été placée temporairement dans des foyers mais, à chaque fois, les éducateurs m’ont ramenée à la maison. Du coup, c’est devenu compliqué pour moi de demander de l’aide. De savoir ce qui était normal ou pas. Je ne suis pas allée à l’école. Je n’ai jamais rien connu d’autre que cette vie avec mon père.»
«Peur de lui et du monde extérieur»
Lydia naît le 13 novembre 1962 à Maisons-Alfort. Sa mère, la première épouse de Raymond Gouardo, meurt peu de temps après sa naissance. Lydia passe les trois premières années de sa vie en foyer tandis que Raymond Gouardo, lui, purge une peine de prison pour vol à main armée. A sa sortie, il récupère Lydia, son frère Bruno et sa soeur Nadia, et s’installe avec ses trois enfants à Beauval, un quartier HLM de Meaux, où ils restent jusqu’à leur déménagement à Coulommes en 1975. Lucienne Ulpat, qu’il a rencontrée par l’intermédiaire d’une petite annonce alors qu’il était en prison, s’installe aussi dans l’appartement. Elle se fait appeler «maman», mais Lydia sait qu’elle n’est pas sa «vraie» mère. Ce n’est que bien plus tard, à 18 ans, que la jeune femme apprendra que Raymond Gouardo, son père légitime, qui l’a reconnue à sa naissance, n’est pas non plus son «vrai» père biologique. «Au moins, comme ça, mes enfants sont normaux», dit Lydia.
Lydia a 8 ans lorsqu’elle est grièvement brûlée aux jambes. Elle explique que sa belle-mère, pour la punir, l’a plongée dans une baignoire d’eau bouillante, puis a frotté ses jambes avec une brosse dure. Lucienne Ulpat, elle, parle d’un accident : l’enfant aurait spontanément sauté dans l’eau. Après une hospitalisation de plusieurs semaines, Raymond Gouardo décide que Lydia n’ira plus à l’école. «C’est en changeant mes pansements qu’il a commencé. A me toucher. Puis les viols.»
Lydia a décrit aux enquêteurs le détail des sévices qu’elle a subis. L’un d’eux dit n’avoir «jamais rien entendu d’aussi atroce» malgré «des années de métier». Viols, violences, mais aussi pénétrations vaginales et anales à l’aide d’outils, chignole, scie, marteau, lame de rasoir… Avant de la violer, Gouardo lui faisait parfois sniffer de l’éther ou ingurgiter de l’alcool. Si elle résistait, il la brûlait avec un chiffon imbibé d’acide chlorhydrique. Son corps marqué, ainsi que les registres de plusieurs hôpitaux faisant état de nombreuses admissions pour brûlures entre 1971 et 1999 (1) accréditent son récit.
Le frère et la soeur de Lydia, Bruno et Nadia, vivent le même calvaire. A 15 ans, Bruno se plaint aux services sociaux de maltraitances et obtient son placement en foyer. Personne ne s’inquiète pour autant de ses soeurs. Nadia quitte la maison à 20 ans et n’y revient plus jamais. En 1996, elle porte plainte à la gendarmerie de Crécy-la-Chapelle pour les viols et tortures subis durant son enfance et son adolescence. Sa plainte ne sera jamais instruite. Face à ce «silence» des institutions, Lydia finit par se résigner. «Tant que je n’avais pas d’enfants, je fuguais. Ensuite, je suis restée pour mes enfants. Et parce que j’avais peur, de lui et du monde extérieur.»
Ce fameux «monde extérieur» semble définitivement aveugle et sourd. Dans les documents conservés par Lydia, on trouve une copie d’un jugement du tribunal pour enfants de Meaux daté du 22 septembre 1980. Il ordonne la fin d’une mesure de placement prise trois mois auparavant «à la suite de nombreuses fugues». «Bien qu’il nous soit permis de douter de la réalité et du caractère durable de « ces retrouvailles » entre le père et la fille, il y a lieu néanmoins de donner une suite favorable à la demande de M. Gouardo», écrit sans autres précisions le juge. On trouve aussi un article du journal Détective de 1992, qui s’insurge contre les brûlures de Lydia, mais pour mieux saluer le combat d’un père pour sa fille.
Dès 1971, Raymond Gouardo s’est en effet lancé dans une bataille judiciaire contre l’office HLM de Meaux. Il veut obtenir des dommages et intérêts en invoquant «un système d’eau chaude défectueux» à l’origine de «l’accident» de la baignoire. Seize années de procédure infructueuse feront de lui «le personnage le plus connu du tribunal de Meaux», admettent aujourd’hui plusieurs sources au palais, qui reconnaissent avoir entendu des «rumeurs» concernant la filiation des enfants de Lydia. Un des nombreux avocats épuisés par Gouardo évoque d’ailleurs, dans un courrier par lequel il se désiste du dossier, les «ragots quant à votre vie personnelle». Quant à l’article de Détective qui soutient la croisade du père, il précise que, dans les mois qui ont suivi l’accident, Lydia criait «si fort» de douleur «que les voisins ont porté plainte». Une plainte, donc, pour nuisance sonore. Mais pas de signalement.
Dans les archives de Lydia, on trouve encore un rapport d’expertise de 1975 de l’institut médico-judiciaire attestant que l’enfant a été «directement plongée» dans l’eau bouillante. Puis, plus rien jusqu’en 1997, où Raymond Gouardo et Lucienne Ulpat sont finalement déclarés responsables des brûlures de l’enfant. Ils produisent alors un faux acte de renonciation aux poursuites au nom de Lydia, et obtiennent un non-lieu.
De ses classeurs, enfin, Lydia extrait un tract, avec une photographie imprimée. C’est elle, à 8 ans, nue, sur un lit, dans une pose ambiguë, ses jambes ensanglantées au premier plan. Le cliché est difficilement soutenable. Il a pourtant été distribué dans toutes les boîtes aux lettres de Meaux, affiché sur les murs de la ville par Raymond Gouardo sans que personne ne s’en émeuve. Sur le parking du centre commercial La Verrière, dans le quartier de Beauval, on se souvient «des affiches». Elles recouvraient la camionnette commerciale de l’imprimerie Gouardo stationnée là tous les jours de 7 heures à 19 heures. L’homme y vendait des faire-part, cartes de visite et autres travaux d’impression. Des commerçants se souviennent de Lydia, cette enfant qui passait «toutes ses journées dans la camionnette». Deux d’entre eux parlent aussi des «rumeurs» à propos des viols. «Y en avait même qui disaient en voyant la camionnette : « ça remue bien là-dedans. »»
«Lydia était suivie»
Le 12 février, lors du procès contre Lucienne Ulpat, le tribunal correctionnel de Meaux a décrété le huis clos sans qu’il ait été réclamé, et malgré l’opposition insistante de la partie civile. Seul journaliste alors présent, Bruce de Saint-Sernin, de l’hebdomadaire local la Marne, s’est insurgé contre cette «énième chape de plomb». Puis a décidé d’alerter lui-même certains de ses confrères. Il fallait «s’attaquer au silence», dit-il. D’après Bruce de Saint-Sernin, il faut chercher les causes de ce «silence» dans la personnalité de Raymond Gouardo. «Il a tellement harcelé la justice et les notables de Meaux que personne n’a jamais voulu se confronter à lui directement.» D’après Christine Balducci-Guérin, l’avocate de Lydia, «Gouardo faisait peur. On dit qu’il chassait les gendarmes et les services sociaux à coup de fusil». Martine Nisse, la psychothérapeute spécialiste des violences sexuelles qui suit Lydia depuis 2001, avance elle l’hypothèse d’une «sidération générale» : «Parfois, quand les affaires sont tellement énormes, les intervenants, sociaux ou autres, n’arrivent plus à penser. Plus c’est horrible, moins c’est crédible.» Pour la directrice actuelle de l’ADSEA (Association départementale pour la sauvegarde de l’enfant à l’adulte) de Meaux, qui reconnaît que «Lydia Gouardo était en effet suivie», ces vingt-huit années de supplice et de silence sont tout simplement «inexplicables», puisque «le dossier a été détruit».
(1) Les dates d’hospitalisation ont été retrouvées par les enquêteurs, et une expertise médicale, réalisée lors de l’instruction, corrobore également son récit.
AM: Merci pour cette information!!! Effectivement, je pense qu’il faudrait porter plainte contre tout ce village, y compris les juges et le maire, si nous vivions dans une monde JUSTE.