C’est la connaissance qui nous sauve

C’est la connaissance qui nous sauve
Sunday 25 February 2007

Chère Madame Miller,

Je me décide à vous écrire après la lecture des autres témoignages, dont la teneur me semble bien plus tragique que ma propre histoire. Pourtant, l’état actuel de mes souffrances, doublé d’une lecture très exhaustive de vos ouvrages (!) m’encouragent à rompre mon habituel silence souriant de petite fille sage et sans reproche.
Je sors de plusieurs années de dépression, qui n’ont pas été traitées au début d’une autre manière que par un replatrâge chimique très convaincant. De l’avis de tous, j’avais absolument tout pour moi, une enfance parfaite, des parents attentionnés, un « potentiel » énorme qu’il n’appartenait qu’à moi de faire fructifier… Les brillants résultats à tous mes examens, même sans travail et avec une prise massive d’antidépresseurs, semblaient en effet confirmer l’hypothèse familiale d’une folie intrinsèque face à mon désarroi. Je n’étais certainement pas légitime à souffrir autant, moi la bénie des dieux… Comme vous l’analysez avec une telle puissance de raisonnement dans « L’avenir du drame de l’enfant doué », la grandiosité est l’envers (ou la belle face, selon le point de vue) de la médaille. Loin d’écouter les signaux de mon corps, principalement de mon cerveau qui semblait traversé par une hâche, je me suis lancée corps et âme dans des entreprises prestigieuses destinées à compenser mon malaise ancien et l’impression de ne pas avoir le droit d’exister… hors de la performance, et si je ne donnais pas tout de ma substantifique moëlle à autrui. Cela ne vous étonnera sûrement pas si je vous apprends que l’une de ces opérations concernait un public de femmes handicapées, pour lesquelles j’ai organisé un événement très réussi où elles ont pu prendre une sorte de revanche sur la vie et le regard que l’on porte sur elle… Sauf qu’au dernier moment, j’ai été mise au rancart, niée dans ma participation tant humaine que financière et tout simplement rayée de la liste des organisateurs pour m’être insurgée contre les scandaleuses manoeuvres des groupes concernés pour s’approprier l’image vertueuse d’un tel événement. Comme durant l’essentiel de ma vie, toute réaction de ma part, désobéissance à l’odre établi engendre une sanction disproportionnée qui réactive mes blessures d’enfance…

Une enfance où l’excellence ne suffisait pas à combler les terribles carences narcissiques de mon père, qui profitait de chacune de mes erreurs (faux pas, langue qui fourche, manque d’exactitude sur un point historique, problème de précision dans le vocabulaire) pour rire bruyamment ou proférer une remarque assassine, lui qui en public serait prêt à se cacher sous la table pour fuir le jugement des autres ou émettre une opinion différente des personnes en présence. Lui qui ne connaît pas l’amitié, ses joies et ses brûlures, ni le risque, issu d’une curiosité avide qui nous pousse vers le monde. Un homme qui erre dans un passé à jamais révolu et fortement idéalisé, sans avoir la possibilité de se donner à ceux qui existent er respirent à ses côtés. Un homme qui en huit ans ne m’a pas adressé un seul coup de téléphone de sa propre initiative, juste pour savoir comment j’allais, et m’a traitée d’esclavagiste et de personne indigne l’unique fois où j’ai supplié son aide pour m’aider à déménager, dans l’espoir de me prémunir moi-même de ma tentation suicidaire, de plus en plus attirante.
Toutes mes victoires, je les lui ai offertes, dans l’attente permanente d’une reconnaissance… qui ne viendra jamais. Un terrible chagrin d’amour, vis-à-vis d’un être aussi mutique et énigmatique que lui, a occulté pendant cinq ans, sous forme de dépression et d’angoisse, les vraies causes de ma tristesse. Quand on découvre cela, je ne sais pas si l’on souffre moins, en tout cas commence-t-on à souffrir pour les vraies raisons… Mais l’on brise aussi l’omerta autour de l’ordre établi et l’on s’expose dans un premier temps à de très vives réactions dans sa famille. Il était si facile auparavant de maintenir et sauvegarder l’écologie du système, en sacrifiant à la folie le membre le plus réceptif aux besoins des autres. Qu’il se révolte, on lui tendra un miroir destructeur où il pourra contempler à loisir sa méchanceté, sa trahison et ses déséquilibres…

Et la mère dans tout cela ? Ma mère est une femme blessée, abandonnée à plusieurs reprises suite au décès prématuré de sa propre mère et à la trahison d’un père mis sur un pied d’estal. Elle m’a toujours dit lui avoir « tout pardonné ». Comment cela est-il possible, après avoir été déboutée de ses droits de fille au profit d’une belle-mère tyrannique ? Ma mère m’a dit beaucoup de choses. Trop. Sur ses malheurs dans le couple parental, sur sa solitude, sur sa tendance à planquer ses chagrins à coup de lexomil et de whisky. Elle m’a rendue dépendante à force d’angoisse, soufflant très facilement le chaud et le froid pour éviter toute rupture. A chacune de mes tentatives d’autonomie, elle est prise de vomissements qui ne s’arrêtent qu’après avoir acquis la certitude que je vais continuer à la nourrir. Ma première expérience sexuelle ? Vômissements de sa part. Un départ dans un pays lointain ? Vômissements. Etc, etc.

Quoi de plus naturel dans ce contexte que d’avoir reporté dans l’enfance tous mes besoins de tendresse et de contact charnel sur ma tante, soeur de mon père, elle-même phobique sociale mais qui m’a portée aux nues et prise dans ses bras avec tant d’exaltation… Une tata gâteau…qui s’est transformée en monstre après avoir obtenu la garde de deux enfants de la DASS, violés par leurs parents dans leur plus tendre enfance, et qu’elle a matraqués de coups avec une brutalité sadique digne de la Gestapo. Mon père, ma mère, les adultes de la famille étaient au courant mais ont fermé les yeux sciemment sur ces scènes de crime qui ressemblaient d’ailleurs étrangement à des viols ( coups de pied dans les fesses, enfournement de fourchettes dans la bouche pour soi-disant vaincre l’anorexie de l’un de ces enfants, etc.). Et moi dans tout cela ? Je n’ai pas réussi immédiatement à rompre avec ma tante, malgré les visions d’horreur auxquelles j’ai assisté en tant que « fille de coeur », fréquemment conviée que j’étais lors des vacances scolaires et désireuse d’échapper à l’ennui de la maison familiale. J’étais camée à la reconnaissance de cette tante autrefois adulée, qui continuait habilement à me garder dans ses filets en me prédisant que de « grandes choses » m’attendaient…
En fait de grandes choses : dépression, chômage et solitude. Sans oublier la culpabilité morbide, cela va de soi. Je me sens pillée, exploitée, vidée. Je peine à imaginer l’avenir, à l’âge où tout le monde fait des projets de vie (j’ai 27 ans).

Je voudrais toutefois terminer sur une note d’espoir. J’ai rencontré des personnes extraordinaires sur mon chemin, qui m’ont remise en selle pour un temps. Telle cette femme devenue « coach » après un parcours d’excellence et qui m’a parlé comme si elle lisait dans mon âme… J’ai enfin découvert, il y a un an, que je pouvais être moi-même sans prendre trop de risques, dans la mesure où une personne pouvait si bien me comprendre. J’avais cessé d’être une « alien », c’est-à-dire à la fois aliénée et étrangère. C’est d’ailleurs elle qui m’a mise sur la voie de vos ouvrages…
Depuis mon départ de Paris, j’ai fait la connaissance d’un analyste qui me réentraîne dans ce chemin de la découverte de l’intime, et je commence à voir émerger un sens dans tout ce chaos. En une semaine, j’ai rêvé à deux reprises de mon propre enterrement. Dans le premier cas, il était déguisé sous la forme de la mort d’une soeur (je n’en ai pas en réalité) qui portait toute la part de lumière du tandem : humour, joie de vivre, satisfaction. Seule la fille sage et docile, rongée de l’intérieur (moi quand je m’écrase), survivait et pouvait lors de l’enterrement obtenir un modeste serrement de la main de la part de son père (roi d’Angleterre dans mon rêve !). Dans le deuxième rêve, le refoulement était moins marqué, c’est toute ma personne que l’on enterrait. Je ne pense pas pouvoir trouver de symbole plus explicite du destin de mon « vrai-self » à ce jour…

Madame Miller, vous m’avez apporté le doute, la remise en question et déclenché la quête de ma vérité intérieure, soyez-en mille fois remerciée. Je préfère de beaucoup reprendre le fil de mes désirs au prix de l’angoisse, que de continuer à me cogner dans les murs, telle une aveugle dans une cellule obscure, en quêtant sans fin l’approbation des autres.
Bien à vous, ML
AM: Vous dites: “Quand on découvre cela, je ne sais pas si l’on souffre moins, en tout cas commence-t-on à souffrir pour les vraies raisons”. Vous avez absolument raison et j’aime votre façon de le dire, j’aimerais seulement ajouter qu’en connaissant les raisons de notre souffrance nous nous approchons sans doute de sa résolution, plutôt qu’en prenant les antidépresseurs et en errant dans l’inconnu. Je vous félicite d’avoir osé regarder la vérité. Au moins le début. En allant plus loin vous ne direz plus que votre histoire est moins grave que celles des autres racontées ici.