Un cadeau d’adieu

Un cadeau d’adieu
Sunday 28 October 2007

Bonjour ,

Après lecture de votre livre, et après visite chez mes
parents, quand j’ai entendu mon corps brûler :

Ce matin-là fut le premier où Tania entrevit quune part de vérité
se détachait du monde. Était-elle aveugle jusquà ce jour? Peut-être
que dans les limbes, ou dans ce que les gens ont coutume de se
représenter comme étant « la félicité de lenfance », on ne distingue pas
les choses clairement. Des perceptions pour sûr, des émotions, oui,
cest certain, des sentiments quon narrive pas à se dire avec des mots.
Jamais, jusquà ce matin-là, Tania ne sétait dit quelle ne pouvait
pas faire confiance à ses parents.

Si vous laviez regardée jouer, vous auriez vu que rien ne la
distinguait des autres petites filles de son âge : vive, enjouée,
imaginative. Si vous laviez observé un peu mieux, vous auriez constaté quelle
était une enfant solitaire et réfléchie. Et si jamais il vous avait
pris lenvie de vous asseoir près delle et de lui parler, vous auriez
très vite compris quelle était un peu plus mûre quune enfant de six
ans. Si vous aviez pu parvenir à dialoguer avec elle, ce dont je doute,
car elle ne fait pas confiance aux adultes, elle vous aurait dit : « Je
mens, je mens tout le temps, cest la seule façon que jai de rester en
vie. » Et vous auriez su quelle était désespérée.
Mais rien de tout ceci naurait pu arriver, car elle ne vous aurait pas
dit la vérité.

Ce matin-là, Tania savança vers sa mère et lui confia son souci :
elle avait eu une mauvaise note en dictée. Cette dernière lui avait
bien dit : « Dis-nous toujours la vérité à propos de ce quil tarrive !
». Et Tania avait trouvé que cétait une proposition juste. Elle ne
connaissait pas beaucoup ses parents, et à vrai dire, cétait presque
une première rencontre : ils lui apparaissaient quelque peu étrangers
car jusqualors sa grand-mère avait pris soin delle. Bien sûr, ils
dirigeaient sa vie de loin, mais dire quil existait un réel contact
entre eux et elle, ça, Tania naurait pas pu laffirmer.
Ce matin-là, Tania prit une raclée mémorable. De celles quelle avait
en horreur. À choisir, elle préférait les sautes dhumeur de sa
mère aux fessées codifiées de son père : elle savait quelle allait
devoir subir, déculottée sur les genoux de son géniteur, dix coups. Elle
savait aussi quil allait compter jusquà dix, et que si elle ne
savançait pas, librement consentante vers la sanction avant quil ait fini de
compter dix, ça serait un coup supplémentaire pour chaque seconde de
retard. Vraiment, elle préférait quand sa mère lui balançait ce
qui lui tombait sous la main en écumant de rage car là, au moins, elle
pouvait tenter desquiver. Les chaussures, les assiettes, les couteaux,
ce serait mentir si Tania vous disait que ça ne lui faisait pas peur.
Mais elle ment, de toute façon. En tous cas, ça lui faisait moins
peur que les fessées. Mais elle préférait encore ça à être soulevée
par les cheveux et battue. Peut-être que sa mère, quand elle lui
coupait les cheveux court pour la punir, alors quelle aurait tant aimé
les avoir longs, tentait de la protéger ?
Ce matin-là, Tania se jura de ne plus jamais dire la vérité à ses
parents, et puisquon y était, de ne plus jamais dire la vérité du
tout, à qui que ce soit, sauf à sa grand-mère. Mais las, celle-ci
mourut. Tania avait dix ans, dix coups, je compte jusquà dix. Et elle avait
honte de se sentir orpheline auprès de ses parents, mauvaise fille
ingrate, sale et sans c½ur. Pourtant, le soir, en se couchant, elle
réfléchissait : « Qui faire mourir en premier ? Son père ? Sa mère ?
» À vrai dire, elle ne les aimait pas. Et tous ses mensonges ne
pouvaient pas recouvrir ce sentiment quelle rejetait, car cétait le signe
quon était vraiment perdue : ne pas aimer ses parents, fallait être
bien mauvais ! Elle était leur fille unique, elle leur devait respect et
obéissance, honte sur elle. Elle marchait dans les limites imparties
que tracent la crainte et la culpabilité, Tania si laide, si
décevante, si difficile quil fallait la dresser. À coup de coups, Tania
méchante, dinstitutions, Tania infernale, de punitions damour, Tania
décevante, de glace et dignorance, Tania je te renie. Mais elle ne vous
laurait pas dit, puisquelle ne disait plus rien de vrai. Si vous vous
étiez assis à ses côtés, à ce moment-là, elle vous aurait dit « quand
le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », ou encore : « le
navire glissant sur les gouffres amers ». Car oui, Tania avait la fibre
littéraire et déroulait ses fariboles, loin de son être, comme
oripeaux ou guirlande, senchantant de la musique des mots.
Avait-elle disparu, portée dans les courants des paradis artificiels ?
Peut-être, avec cette violence quon évoquait pour la caractériser,
murait-elle avec génie chaque pore douverture, jusquà mourir à tout
jamais ?

Sans doute, vous qui êtes assis à ses côtés, percevez-vous le
tourment incessant que Tania sinflige : rien nest trop violent pour faire
taire la douleur. Mais Tania vous rit au nez. Là où elle est, nul ne
peut la toucher.

Ce matin-là, Tania se sentit vieille dun milliard dannées de
mensonges : « Rien ne bougeait au front des palais endormis » fit-elle. Et
elle ouvrit les yeux.
La douleur qui la submergea, elle lappréhenda comme une vague
mortelle. Suffoquant, Tania, noyée, émergea. Sur la plage, ses vieux parents
requéraient son aide et lappelaient, déroulant les mêmes litanies
qui lavaient bercée, ce poison insidieux quelle avait refusé davaler
jusquà devenir squelettique, ce bâton aux lanières tellement
brouillées, quil la faisait devenir folle.
Si vous aviez été à ses côtés, vous lauriez entendue pleurer : «
Un empire pour des cachets, brûlure dans mes veines, un rasoir pour
les trancher ! ». Mais Tania est une menteuse ! Elle vous fait croire
quelle est une femme vive, enjouée, intelligente et dévouée. Et forte
comme un roc. Et qui ne voudrait pas croire au concept arrangeant de «
résilience » ?

La vérité dégueule de tous les pixels du ciel, du sable et de la
mer, de tous ses pores, de toute son âme, cri de douleur, de colère.
Vengeresse, elle fouette, au nom de toutes les peines subies, ses parents
qui implorent son aide et la somment, une fois de plus, une fois de
trop, dobéir, de soublier, de servir, de mentir. Loin, elle rejette, les
coups et les humiliations. Tout cet oubli pour survivre. Mais cest
juste pour sendormir quelle se raconte des histoires comme ça : « Qui
faire mourir en premier ? Son père ? Sa mère ? » .
Quand bien même Tania écrira incessamment des mots pour penser ses
maux, présente elle sera, honorant père et mère. Jusquà leur mort.
Mais pas au-delà.

Ce matin-là, Tania fut réveillée par sa mère : « Jai peur, je
mourrais bientôt ! Dis-moi que tu vas me rassurer en me disant la vérité
de ton amour ! »
oui », mentit Tania.
Peut-on dire à ses parents de quatre vingt dix ans quon ne les a
jamais aimé parce quils nous ont terrorisé ?

Si vous vous étiez approché de Tania à ce moment-là, vous auriez su
que tout était donc à refaire.
AM: J’étais très touchée par l’histoire de Tania et sa souffrance, surtout la souffrance de n’avoir pu dire la vérité. C’est pourquoi je pense que s’ouvre à elle, si elle peut, une grande chance de pouvoir dire encore maintenant à ses parents: “j’aurais tellement voulu vous aimer, mais comment pouvais-je aimer les parents qui m’ont battus et fait souffrir si souvent? Alors j’ai menti. Maintenant je ne veux plus vous mentir, je vous dois enfin la vérité. C’est bien qu’on puisse se dire adieu en s’offrant la vérité. Comme ça je peux garder le respect pour vous après votre mort”.

Réponse de Brigitte:
Je peux vraiment entendre la souffrance de Tania qui hurle si fort de douleur et je peux aussi comprendre qu’elle se soit ainsi trahie pour survivre à l’invivable. Mais aujourd’hui Tania a une chance inouïe de pouvoir vivre en paix en répondant avec toute sa sincérité à la dernière exigence de sa mère. OUI, vous pouvez dire à vos parents même de 90 ans qu’ils ne vous ont jamais permis de les aimer, ils ne vous ont seulement permis que d’en avoir très peur en étant battu. C’est elle qui vous a interdit de l’aimer, parce que Tania sait très bien que l’on ne peut pas aimer une personne qui vous traite avec autant de mépris. C’est une occasion unique de pouvoir dire ça à son parent justement avant de mourir. Même si vous avez abandonné Tania en la bâillonnant dans son isolement, vous pouvez encore la sauver en lui restituant sa parole et en la laissant se défendre. Vous pouvez écrire à votre mère la VÉRITÉ, c’est le plus beau cadeau que vous pouvez faire à Tania et c’est certainement une chance aussi pour votre mère d’entendre la vérité aussi tragique soit elle, que mourir dans le mensonge et l’ignorance. Bonne continuation. BO