Les deux mondes

Les deux mondes
Wednesday 31 October 2007

J’ai toujours entendu dire que les rescapés d’un attentat, d’une guerre, d’un camp de concentration se sentait coupable et se demandait sans cesse : « pourquoi moi ? »
C’est ce qui m’arrive aujourd’hui. Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je la seule à voir la folie familiale. Pourquoi mon enfant et moi-même sommes les seuls à ne plus être dans le noir. Pourquoi ?
Quand j’étais petite, je m’étais persuadée qu’il existait deux mondes : celui dans lequel je vivais avec ma famille : froid, lourd, douloureux et l’autre, peuplés d’être remplis de douceur, d’amour, et de malice. Un monde où les étoiles me parlaient. Je me sentais en sécurité dans cet autre monde, personne ne pouvait venir m’y chercher. Personne. Quand je partais là-bas, j’étais sûre d’y être tranquille.

Aujourd’hui, j’ai encore l’impression qu’il existe deux mondes. Je le ressens lorsque je sors dans la rue, c’est presque palpable. Mais ce n’est plus le monde magique de mon enfance. Fini la douceur, les fées, les étoiles qui me parlent… Aujourd’hui, ce que je perçois ce sont les mondes des « je ne vois pas »(= je ne ressens pas) et des « je vois »(= je ressens). Il me semble qu’en étendant la main, je pourrai toucher la frontière sur laquelle je suis parfois assise, parfois debout.
Je sens derrière moi, le monde des « je ne vois pas », et devant moi le monde des « je vois » séparés d’un mur invisible. Dans « je ne vois pas » vivent la famille de mon enfance et tous ceux qui ne veulent pas m’entendre, dans « je vois » vivent mon fils, moi-même et ma thérapeute.
C’est deux monde finalement me font terriblement souffrir. Dans le premier où j’ai vécu enfant, je n’avais pas le droit de voir ma souffrance, pas le droit d’aller mal. Je devais faire semblant que tout allait bien pour rassurer ma mère. J’ai étouffé une partie de moi-même pour survivre. Dans le deuxième, je peux enfin voir mais je me sens terriblement impuissante. Je dois choisir mon monde, mon camp. C’est difficile. En, même temps je sais au fond de moi que j’ai choisi le monde des « je vois » parce que dès lors que le voile à commencé à se lever j’ai su qu’il me serait impossible de retourner en arrière. Je le savais avant même d’entamer une thérapie : ce serait un long voyage sans possibilité de retour. Jamais. Et seule.

Je dois laisser derrière moi les « je ne vois pas » parce que je ne peux rien faire pour eux. Pour voir il faut d’abord le vouloir. Les « je ne vois pas » ne veulent pas non plus, pour la plupart, entendre. Ils ont fermés tout leur corps en même temps que leurs yeux. C’est terrifiant. J’ai le sentiment de devoir les abandonner à une lente agonie. Je me sens lâche. Mais que puis-je faire pour eux ??? J’ai déjà tant de mal à me sauver moi-même. Mon neveu de 8 ans ne va pas bien. J’ai brusquement compris ce matin, brutalement basculée dans le monde des « je vois ». Mon frère ainé et sa femme n’ont pas su prendre soin de leur fille, qui va mal. Mais ils ne veulent pas voir. Ma nièce doit porter leur part sombre. C’est ainsi dans ma famille et, semble-t-il, dans celle de la femme de mon frère ! A chaque génération, une fille est désignée pour porter tout le mal sur elle, pour ensuite le transmettre une fois adulte à sa propre fille. Terrifiant. Mon neveu a pour charge d’être un enfant parfait, de porter le bien. Et accessoirement de donner à ses parents l’image qu’ils sont de « bons parents » et que ma nièce est donc seule coupable. Chaque personne dans la famille porte le bien OU le mal. Mon frère aîné a porté le bien, moi, la fille, le mal. Mon neveu va mal de trop devoir porter le bien. Je voudrais ne rien voir. Je ne peux pas, je ne peux plus.
Que puis-je faire contre ça ? Pourquoi ai-je reçu ce qui ressemble à une lumière « divine » ?
Je ne comprends pas pourquoi la lumière me semble aussi lourde que l’obscurité. Que dois-je faire aujourd’hui pour ne plus ressentir cette impuissance ? Ce quelque chose qui m’a donné la force de vivre dans le monde des « je vois », ne peut-il me dicter ce que je dois faire aujourd’hui pour ceux qui sont dans l’obscurité ? Pourquoi certaines personnes sont destinées à « voir  » et d’autres non ?
Pourquoi ne puis-je simplement détourner mon regard et me dire : « Après tout, qu’ils se démerdent ! Ils n’ont rien fait pour moi ! »

Je ne peux pas. Je ne peux pas abandonner mon neveu à la souffrance sans me sentir terriblement lâche. Est-ce que je pleure pour lui ? Est-ce que je pleure pour moi ? Tout me semble confus. Je suis entre le monde des « je ne vois pas » et des « je vois ». Je vois et je ne peux pas voir pas en même temps. Je me sens mélangé à ma famille. Comme si j’étais eux parfois, et eux moi. Comme si nous étions tous une seule personne, enchaînée lourdement.
Je voudrais tant retourner dans mon monde de petite fille, celui peuplé de fées, de douceur et d’amour. Je voudrais me réfugier quelque part où seule la lumière jaillit. Je voudrais que tout brille dans la rue, que tout soit joyeux, léger, doux. Je voudrais me couper des « je ne vois pas », ne plus les voir, ne plus les entendre, ne plus les sentir. Qu’ils n’existent pas. Je voudrais ne plus sentir ces deux mondes quand je suis dans la rue. J’ai parfois le sentiment d’être un peu folle. Suis-je donc la seule quand je sors dans la rue à avoir cette impression si étrange que deux mondes parallèles se côtoient ? … Non, je ne suis pas folle…

Je vais devoir choisir mon monde : je ne pourrais pas éternellement rester à la frontière. Je vais devoir vous abandonner, vous ma famille d’avant, et vous qui ne voulez pas m’entendre, m’écouter, je crois. Mon cœur se déchire. Je pleure. Le jour où je plongerai totalement dans le monde des « je vois », la frontière se fermera à jamais. Il n’y aura plus deux mondes pour moi, il n’y en aura plus qu’un. J’ai peur. Je ne sais pas pourquoi. Le monde des « je vois » me paraît effrayant parce que j’ai peur d’y être seule, avec mon fils. Qui connait le monde des « je vois » ? Je connais beaucoup de monde qui vivent dans le monde des « je ne vois pas », peu qui vivent dans le monde des « je vois »
Quand serais-je capable d’aller définitivement dans le monde des « je vois » ?
Il me faut aujourd’hui accepter d’avoir refusé de vivre dans le mensonge et la souffrance.

En tout cas merci à vous Alice Miller pour vos livres qui m’ont éclairé et aidé à trouver la « bonne » thérapeute. Il me reste du chemin à faire mais j’ai sauvé mon fils et notre relation. Aujourd’hui je ne reproduis pas avec lui ce que j’ai vécu. Je sais ce que veux dire aimer et j’en tire du bonheur.
Réponse de Brigitte:

Votre témoignage est tellement réel, il y a véritablement deux mondes et ce n’est pas facile d’être spectateur de la cruauté de la rue ou des médias quand nous connaissons la douleur et que nous savons comment elle se transforme. C’est décourageant d’être confronté à l’incapacité de compréhension et la force à nier l’évidence par la vulgarisation de ces traitements. Vous ne laissez tomber personne en vous restant fidèle, vous êtes juste confronté à la triste réalité qu’ils ne veulent rien savoir de votre monde à vous et vous ne pouvez pas y amener des visiteurs s’ils ne veulent pas monter dans l’avion.
C’est vrai que dès lors que l’on récupère son discernement on ne peut plus se laisser tromper ou malmener et ni supporter des relations dans laquelle il n’y a pas de sincérité, de respect mutuel et de compréhension. Vous avez eu le cran d’ouvrir les yeux sur la dure réalité de votre passé, malgré la douleur et les peurs que cela a réveillées pour construire ce monde tant rêvé de votre enfance. Vous avez mis tellement de coeur à récupérer votre vue que vous ne pouvez plus rester avec les aveugles, aujourd’hui vous pouvez vous réjouir des couleurs, des distances et de votre assurance de ne pas trébucher tout le temps.
Vous avez gagné votre monde des « je vois », il vous permet déjà de connaître le sens de l’amour, le goût du bonheur et une belle relation avec votre fils, cela vaut la peine d’être vécu. BO