Torturer un bébé

Torturer un bébé
Monday 21 May 2007

Bonsoir,

Je ne sais pas trop comment vous nommer : Madame Miller, Alice… Peu importe. J’ai lu deux livres de vous : C’est pour ton bien et Notre corps ne ment jamais (que je suis en train de finir).

Comment vous dire ce que j’ai pu ressentir à la lecture du premier. J’ai reconnu des paroles, des comportements d’adulte blessants envers l’enfant que j’étais. J’y ai lu la peur et l’angoisse de l’enfant devant l’adulte incontrôlable et imprévisible. Je m’y suis retrouvée. Et pourtant… je n’ai jamais été battue. Non, ma mère avait des manières de me faire du mal bien plus subtiles. Petite, dès la naissance, j’étais couverte d’eczéma sur tout le corps. Elle a trouvé des tas de traitements miracles : vinaigre sur les plaies, décapage au gant de crin ou au gros sel… Elle ne me frappait pas mais lorsqu’elle me démêlait les cheveux (longs et un peu crépus), elle en arrachait de pleines poignées, et si je me plaignais ou pleurais, elle me disait : “Pour être belle, il faut souffrir ma fille… et toi, tu n’es même pas belle, alors ne te plains pas”. J’avais et j’ai toujours un père aussi et une grande soeur. Mon père s’est arrangé pour ne rien voir, pour ne pas entendre lorsque je lui disais ma souffrance. Il était pris par son travail, et il l’a laissée régner en despote sur ma vie. Ma grande soeur est partie de la maison très jeune, elle a “sauvé sa vie” et la mienne par la même occasion. Je ne lui serai jamais assez reconnaissante de m’avoir donné de l’amour, même si nous n’avons commencé à parler de ce que nous subissions que depuis quelques années (j’ai presque 40 ans).

Je suis en psychothérapie depuis deux ans, parce que je ne pouvais plus manger ni dormir. Pourtant, je vis loin de mes parents, j’ai une petite famille à moi qui va bien et qui rayonne de bonheur, et une belle-famille formidable. La rencontre avec ma belle-famille a été un vrai choc: alors oui, une famille peut être un lieu de joie, de soutien, de partage. Le contraste a été saisissant et salvateur. Pour revenir à la psychothérapie, j’ai mis 6 mois à parler de ma mère à la psy. Je n’y arrivais pas. Alors, un jour, j’ai écrit ce que j’avais sur le coeur, et je lui ai lu. Et en m’écoutant, en écoutant la petite fille blessée en moi, l’adulte a pleuré de douleur, de peur, de rage et de haine. La psy qui m’accompagne est quelqu’un de bien : le jour où j’ai osé lui dire, d’une toute petite voix que je n’aimais pas trop ma mère, elle m’a permis d’exprimer ce que je ressentais vraiment : de la haine et de la souffrance. Haine de ce qu’elle m’a fait : quoi qu’elle ait vécu, c’était à elle, l’adulte d’aller chercher de l’aide si elle ne pouvait pas assumer son rôle de mère (c’est ce que j’ai fait personnellement quand j’ai eu des difficultés avec mes enfants). Souffrance de comprendre enfin que la mère que je cherchais n’existe pas et n’existera jamais. Je ne peux rien faire pour qu’elle m’aime, je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi.

Depuis 6 mois, j’ai écrit à mes deux parents en leur disant que je ne voulais plus de cette relation avec eux, qu’elle me faisait trop souffrir et m’épuisait. Je leur ai interdit tout contact avec moi. Bien sûr, il y a des moments de peine : anniversaires, fêtes de famille. Il y a des craintes : comment vais-je réagir le jour où l’un deux tombera malade ou décèdera ? Je n’ai pas de réponse à tout cela. La seule chose que je sais, c’est que depuis cette lettre, je vais mieux. Mes douleurs constantes du dos se sont apaisées, je peux manger et dormir, je sens le vent sur ma peau, je peux être heureuse sans crainte.

La maltraitance que j’ai vécue ne se voit pas, elle n’a jamais laissé de traces sur mon corps : mais mon corps m’a alertée en me faisant terriblement souffrir pendant des années, malgré l’amour que je reçois de mes proches. J’ai décidé de m’écouter, j’ai décidé de choisir ma vie, j’ai décidé de devenir adulte et d’être heureuse. Je suis une formation pour exercer le métier dont j’ai toujours rêvé : assistante sociale. Je suis à quelques semaines du diplôme. Je suis une des étudiantes les plus brillantes de ma promotion, et j’en suis fière. Pour la première fois de ma vie, je suis fière de ce que je fais pour moi. Mais j’ai encore peur. Peur qu’on découvre que je suis un imposteur (puisque c’est ce qu’elle m’a toujours dit : “ceux qui t’aiment ne te connaissent pas comme je te connais”). Alors je lutte contre ces peurs, je me bats chaque jour pour gagner le combat contre mes démons intérieurs, et chaque petite victoire me rend plus forte, plus grande. Un jour, je serai plus grande qu’elle, je n’aurai plus peur d’elle. Ce jour-là, je serai guérie, enfin…

Madame Miller, merci pour vos livres, merci de m’avoir montré que je ne suis ni seule, ni folle. Merci de m’avoir permis de trouver mon chemin dans le labyrinthe de mon enfance. Il est plus que temps que notre société ouvre les yeux sur les enfants maltraités. Personnellement, je suis passée à deux doigts de la reproduction. C’est par la présence de mon mari, par des petits signaux d’alarme dans ma tête, et par l’amour que je porte à mes enfants que eux et moi avons pu y échapper, de justesse. Aujourd’hui ils sont adolescents, nous nous parlons beaucoup, et je découvre qu’être mère est certainement la plus belle aventure au monde. Rien ne peut donner des raisons ou le droit à un adulte d’abîmer un enfant, RIEN !!

J’attends votre prochain livre avec impatience, et en attendant je vais me plonger dans le reste de votre bibliographie.

Toutes mes amitiés,
LB

Réponse de Brigitte:

N’importe quel enfant qui reçoit un tel venin dans ses veines: “ceux qui t’aiment ne te connaissent pas comme je te connais”, serait durablement terrifié dans sa vie. Ces peurs que vous ressentez sont tout à fait légitimes, imaginez-vous déposer de l’alcool à 90° sur une plaie ouverte, vous hurleriez de douleur, c’est exactement ce qu’il s’est passé alors que vous étiez un tout petit bébé quand votre mère vous badigeonnait de vinaigre et vous récurait au gant de crin. Vous subissiez d’immenses tortures sans pouvoir rien y faire. La “sauvagerie” de cette femme a laissé des traces de souffrances énormes dans votre corps et heureusement que vous pouvez sentir la rage et la haine pour tout ce qu’elle vous a fait endurer cela vous permettra de ne pas vous abandonner dans des troubles de l’alimentation ou nocturnes.

En vous restant fidèle comme vous le faites déjà, vous ne vous poserez plus de questions sur vos réactions devant leur maladie ou leur mort. Bonne continuation BO